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La Question de l'autre dans le roman haïtien contemporain

 

Analyser la représentation de la société dans le roman haïtien

 

Le double registre du regard

 
       

Il apparaît ainsi que le regard porté sur la culture haïtienne et sur les fondations de cette culture s'appuie sans cesse sur un double registre qui offre le spectacle de la confusion et sinon de la déformation. Les regards haïtiens et étrangers sur la culture haïtienne élaborent des mythes qui s'alimentent les uns les autres. Parmi les exemples les plus frappants, on peut citer un des récits fondateurs de la nation haïtienne, la cérémonie du Bois-Caïman dont l'enjeu est sans doute capital, mais dont les modalités du déroulement, du point de vue de la réalité historique, apparaissent contestables, du moins dans les termes où elle est décrite, puisque ce récit est fondé entre autres sur des affabulations d'un partisan des colons, le médecin Dalmas ; la critique du " bovarysme " par Price-Mars est aussi paradoxale, puisqu'elle s'articule à partir d'une pensée tout entière tournée vers les élites haïtiennes et marquée par un discours tout aussi ethnocentriste. Ce que donnent à lire ces regards, c'est surtout la fracture irréductible qui traverse la société haïtienne dans son ensemble et dans tous ses discours : l'histoire, l'économie, le rapport au sacré, sont tranchés par une coupure qui fait de cette société un ensemble démentifié dont le zombi est sans aucun doute l'emblême, un emblême exhibé ad nauseam par le regard étranger qui, en fait, ne parvient presque jamais à se départir d'un rejet d'Haïti du côté de l'abjection.
Fracturée, la société haïtienne l'est aussi et encore par la question posée sans cesse et sans renouvellement par l'idéologie coloriste : les analyses de Micheline Labelle (11) et de Jean-Luc Bonniol (12) sur la façon dont la culture haïtienne se comprend comme un terrain de rejets et d'affrontements fondés sur la reconnaissance systématique de phénotypes plus ou moins clairement définis montrent à l'évidence comment cette société ne parvient jamais à assumer l'existence de toutes ses composantes, et ce, depuis sa fondation. Malgré leur hétérogénéité initiale, les lignées des anciens Affranchis vont porter une grande attention au type physique et à la transmission des caractères. La différenciation sociale va être sinon accentuée, du moins appuyée par la diversité évidente des phénotypes. Cette diversité, considérée comme le fondement de l'idée de race, entrainera avec elle tout le discours de la différence essentielle hérité du système plantationnaire et de ses taxinomies. Dès lors, l'apparition de nouveaux métissages sera considérée comme une " nouvelle donne " mettant en péril l'édifice social et qu'il sera nécessaire d'occulter ; ce qui va être exhibé, c'est, au contraire, la surface et la perception de l'Autre ou de soi-même. Des stratégies visant à rendre immuables (13) ces apparences vont dès lors se déclarer. Plus que la mémoire des origines, c'est la permanence de la perception qui sera garante de la transmission sociale et, donc, de l'idée de race : Ce que les hommes pensent comme réel peut se révéler réel dans ses conséquences...(14)
Cette idéologie s'est ainsi incarnée dans l'ordre biologique. Disposant d'un répertoire de désignations et partant d'identifications, la société haïtienne s'est constamment interprétée elle-même entre assignations de l'Autre et revendications internes de classes et de phénotypes, ouverte donc à la fracture. La marque la plus flagrante de ce morcellement social est la violence, signe de la désintégration du sujet soumis sans cesse au regard aliénant de l'Autre.

La question de la production du sens est au coeur de cette recherche. La position du lecteur est en effet toute de malaise : la lecture attentive de textes haïtiens ou traitant d'Haïti révèle rapidement un décalage, ou une série de déplacements. Le sens n'en est pas toujours là où il paraît être, et c'est dans ce jeu, qu'il s'agit de mettre en évidence en fonction de nos propres connaissances, mais aussi de nos propres schémas culturels, que semble résider l'enjeu essentiel du roman haïtien. Si la littérature haïtienne est bien une littérature d'ailleurs, c'est comme telle qu'il faut l'appréhender, entre le Même et l'Autre. Une telle approche s'avère bien plus délicate que les termes employés ne le laissent entrevoir : elle s'inscrit dans le cadre ouvert d'une communication culturelle qui court sans cesse le risque d'agir sur la relation sociale, pour servir un projet de société qui n'est pas conscient, loin s'en faut. Se mettre à l'écoute de l'expérience collective et individuelle telle qu'elle se manifeste dans une autre culture, revient à poser le regard sur des manifestations indécidables ou apparemment aberrantes, vouées au changement. C'est qu'il n'est pas aisé, dans le cadre imposé par une formation classique, de ne pas définir à la place des autres ce qui doit être signifiant, sans décider que la signification de l'existence est identique partout et toujours, dans ce que Michel de Certeau nomme les " formes multiples que prend le risque d'être homme ". C'est pourquoi, loin d'engager la recherche immédiatement, il paraît nécessaire de parvenir à déterminer d'où nous parlons, et ce que nous pouvons dire, ce qui revient à baliser certaines clôtures de la pensée de l'Autre, telles qu'elles peuvent parvenir à être appréhendées, dans notre univers de références, ce que nous nommons des évidences. Ainsi notre obsession de la vérité, fondée sur la démarche argumentative et le raisonnement logique qui s'inscrivent dans un mode pensée dont Lévinas décrit les frontières à la fois précieuses et dangereuses : Pour la tradition philosophique de l'Occident, toute relation entre le Même et l'Autre quand elle n'est plus l'affirmation de la suprématie du Même, se ramène à une relation impersonnelle dans un ordre universel. La philosophie elle-Même s'identifie avec la substitution d'idées aux personnes, du thème à l'interlocution,, de l'intériorité du rapport logique à l'extériorité de l'interpellation (15). Il ne s'agit pas ici de parvenir à dépasser cette clôture logocentrique décrite par le philosophe -projet qui contient en lui-même sa propre négation- mais de le confronter, ce projet, à des pensées et à des systèmes qui en présentent des formes décalées. Projet important et nécessaire dès lors que l'on ne conçoit pas la littérature haïtienne comme un surgeon de la littérature française. Une telle approche est alors redevable d'une théorie de la communication et d'une théorie de la culture qui lui permettent d'aborder le champ des communications interculturelles. C'est pourquoi, on l'espère, on ne s'étonnera pas que ce travail de recherche touche les sciences humaines et les lettres, et qu'il commence par une approche méthodologique qui tente de décrire les lieux d'où s'articule le discours de l'analyse. Cette description ne saurait être qu'incomplète : le souci d'exhaustivité entrainerait à reconstituer l'entière bibliothèque du savoir des époques moderne et contemporaine, ce qui serait bien prétentieux et renverrait à une totalité sûre d'elle même, mais qui s'évacuerait d'autant du savoir absolu qu'elle prétendrait révéler. On préfèrera ici rendre compte d'une logique de traces, la visite d'un labyrinthe, appuyée sur des textes et des savoirs qui ont permis au chercheur d'élaborer sa réflexion.

La détermination du corpus est relativement délicate, et accentue également le caractère excentré du travail de recherche : les romans choisis couvrent une période qui va de 1935/37 aux années 1970 et ont tous été écrits entre 1942 et 1975. Leur choix a été de plus motivé par le fait qu'ils présentent un large spectre des clivages repérés dans des études précédentes : clivages sociaux et coloristes, clivages entre les sexes, les âges, clivages entre les lieux d'habitation et d'origines, clivages entre la ville et la campagne, clivages enfin entre publications à l'intérieur d'Haïti et à l'extérieur. Cependant, dans certains cas, et pour appuyer l'argumentaire exposé, il sera fait référence à des textes extérieur au corpus défini. D'autre part, un certain nombre de textes d'origine française sont mis en relation avec les textes du corpus. C'est reconnaître ici une approche particulière de l'expérience littéraire, une approche qui serait en quelque sorte sémasiologique.
Il convient ici tout de suite de prendre quelques précautions. Il est d'usage de critiquer sévèrement une approche sociologique du roman francophone. Certes, considérer le roman essentiellement comme le lieu d'une représentation qui se voudrait " réaliste " de la réalité, paraît pour le moins réducteur : c'est bien entendu par la réinterprétation récurrente des codes littéraires et sociaux qui fondent le réalisme par les écrivains et les lecteurs, que se comprend, se décode et s'interprète le rapport aux réalités décrites. En décider autrement revient à reproduire ce qui est (d)écrit dans le corpus romanesque et à le fonder en vérité, ce qui confine le travail de recherche à un rapport tautologique, par rapport aux données fournies par l'histoire d'Haïti, les données sociologiques les plus courantes et ce qu'on en recueille dans les romans. C'est ce que mène par exemple l'ouvrage de Marie-Denise Shelton, Image de la société dans le roman haïtien (16) : si le projet permet de mettre en valeur la représentation de la réalité socio-politique et culturelle (p.31), il le fait au détriment d'un jugement sur l'esthétique et le style des auteurs. On peut objecter la remarque suivante : en distinguant ainsi les aspects de l'oeuvre même de façon temporaire et pour des raisons opératoires, le chercheur se prive d'une part importante de ce réel que constitue le texte. Immanquablement, il aboutit à une essentialisation des personnages, des catégories sociales représentées. C'est bien ce que montrent d'ailleurs les titres des chapitres centraux de l'ouvrage :
III La bourgeoisie ;
IV Les Blancs ;
V La femme.
En figeant ainsi les catégories et les groupes sociaux dans une description statique, l'auteur ne parvient pas à montrer ce qu'a de complexe cette construction sociale, toujours en mouvement. L'auteur ne parvient pas non plus à prendre en compte son propre regard dans ses analyses, ce qui finit par donner à cette enquête l'allure d'une nomenclature qui place sous le regard du chercheur les membres de la société haïtienne comme des objets irrémédiablement séparés et distinct du chercheur.

Il a paru en revanche plus efficace de se détourner de cette optique totalisante et de s'interroger d'abord sur toutes les parties en présence, soit dans l'acte même de re-présenter, soit dans la représentation littéraire et codifiée. Par quelque face que la question est abordée, il apparaît comme fondateur de toutes les catégories que l'on examine, que la question de l'altérité est au centre de l'étude du roman et de la société : ainsi de la langue, comme nous le décrivons plus haut. Mais également de l'Histoire et de la narration, comme le rappelle Laroche : ..Il ne faut pas négliger deux aspects primordiaux de toute narration. D'abord d'être une organisation de la matière romanesque et par là même d'être aussi une explication. Ensuite de raconter, donc de représenter. Et toute représentation, parce que présentation une deuxième fois (re-présentation), est présentation revue, corrigée et augmentée par une explication. Une narration est d'emblée une interprétation, si l'on préfère. Or l'histoire d'Haïti, pour les Haïtiens, est une contre-Histoire, une Histoire qui se fait, en même temps, parallèlement et contre une autre histoire : celle de la France colonisatrice, de l'Europe esclavagiste et de l'Occident impérialiste. L'Histoire d'Haïti ne peut être saisie que comme réinterprétation d'une histoire préalable, celle de l'Occident et doit être lue comme volonté de ressurgissement d'une histoire bloquée, niée ou ignorée : celle de l'Afrique, de l'Amérique, du Tiers-monde (17). Tous les clivages qui taillent dans le vif la réalité haïtienne et qui sont sans cesse l'objet des représentations romanesques participent de ces mêmes interrogations. C'est la raison pour laquelle, il nous est apparu nécessaire d'interroger cette figure de l'altérité, telle qu'elle se manifeste dès l'aube de la pensée occidentale. Il en ressort une approche de la figure du décentrement qui ouvre la voie à un dialogue interculturel, conscient de ses enjeux et de ses limites. Il ne saurait en effet être question ici de " ramener l'Autre au Même ", selon une terminologie éprouvée. Au contraire : la littérature haïtienne est perçue dans son surgissement initial. Et ce qui est tenté ici, n'est pas une juxtaposition de comparaisons, mais, on l'espère, réellement un dialogue au sens que Todorov donne à ce mot : Le dialogue n'est pas dogmatique - à moins qu'il ne soit un monologue camouflé, comme le sont certains dialogues platoniciens. C'est dans [la conversation], en effet, qu'on se contente d'écouter les opinions des interlocuteurs, en attendant de pouvoir énoncer les siennes propres, sans se soucier de rapprocher les points de vue : on entend des affirmations successives, et aucune conclusion n'est possible ; rien n'est nié, rien affirmé, tout est présenté : les positions sont comme citées, sans que l'on ait besoin d'adhérer à l'une d'entre elles et d'argumenter cette adhésion. Le dialogue en revanche, est animé par l'idée d'une progression possible dans le débat, il n'est pas fait de la juxtaposition de plusieurs voix mais de leur interaction (18). Ce dialogue entre le lecteur et les textes et aussi et surtout un dialogue entre les textes, comme nous allons pouvoir maintenant l'établir.

Notes
11 Micheline Labelle, Idéologie de couleur et classes sociales en Haïti, Montréal, P.U. Montréal, 1978
12 Jean-Luc Bonniol, La Couleur comme maléfice. Une illustration créole de la généalogie des Blancs et des Noirs, Paris, Albin Michel, collection Bibliothèque de synthèse, 1992
13 Bonniol, op. cit., p.13.
14 Id., p.14.
15 Emmanuel Lévinas, Totalité et Infini (essai sur l'extériorité), Paris, Livre de Poche, coll. Essais, s.d. [1992], (1ére éd. Martinus Nijhoff, 1971), p.87.
16Paris, L'Harmattan, 1993.
17Maximilien Laroche, Le Patriarche, le Marron et la Dossa, GRELCA, Université de Laval, 1988. p.39.
18Tzvetan Todorov, Nous et les autres. La réflexion française sur la diversité humaine., Paris, Seuil, 1989, p.85.

 

Bibliographie

 

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