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C'est
la marque d'une très grande conscience des inconséquences de
la littérature que de faire effort pour la retenir dans la
proximité : entre le vouloir raconter et le récit,
demeure un espace, qui, comme ces fissures parfois indétectables
dans les murs d'une maison, signifie que le temps s'allonge, que
ce qui devrait être passé, ne passe pas justement, comme
le rappelle un de ces clichés que l'usage transforme en poncif,
en évitant d'interroger l'essentiel : le vertige d'exister.
Louis-Philippe Dalembert se tient sans cesse au plus près
de cette ligne d'ombre, où l'opaque voisine dangereusement
avec le visible.
Ces Histoires d'amour impossibles… ou presque sont pour la plupart
des nouvelles relativement anciennes, à l'expérience
notable de la dernière, datée de 2006. Pour qui ne connaît
pas son œuvre, ces dix histoires constituent autant d'entrées
dans son œuvre : elles ont souvent pour arrière-plan d'autres
textes, romans ou nouvelles, réitérant une figure littéraire,
qui explore méticuleusement une formule qui appartient en propre à l'auteur,
celle du pays-temps. Ce n'est pas d'un retour stéréotypé à l'enfance
dont il s'agit, mais de la tentation, souvent désespérée – et
ce désespoir est précisément là où la
littérature fait sens- de parcourir à nouveau dans l'imagination,
des perceptions dont le sens échappait alors à l'enfant,
ou bien alors, dans un moment de grande solitude, de retrouver presque
idéalement l'état de celui qui ressent pour la première
fois ce vertige sur lequel il ne peut presque rien affirmer. Une femme,
un homme, à peu près adulte, sans qu'il ou elle se considère
nécessairement comme tel, lors d'un moment de désaffection,
scrute en elle, en lui, la part du manque, et revient sur une perte,
celle d'une personne désirée, séduite, aimée,
perdue, à cause d'une faute, d'une tromperie, d'un départ,
des désastres commis au nom de l'Histoire en marche. Pour ceux
qui sont familiers de l'œuvre de Louis-Philippe Dalembert, ces
dix nouvelles prolongent la lecture, impriment de subtils déplacements
dans les lectures précédentes : Jonas, par exemple, qui
se consumait dans L'Autre face de la mer, dans le désir de la
jeune Marie-Claire, nous le retrouvons, déniaisé sommairement
dans l'envers du décor port-au-princien ; ou bien le personnage-narrateur
de L'île du bout des rêves, rencontrant une figure héroïque
de l'écrivain, à la Tortue, dont toute l'œuvre est
comme la trace inacceptée d'un amour sans retour. On y retrouve
surtout la posture essentielle du héros dalembertien : un être
quelque peu décalé, qui ne s'achève pas dans la
parole, et dont la posture héroïque vise essentiellement à relever
les impostures de cette posture.
Et c'est justement dans cet écart sans excès que se manifeste
ce qui ne saurait se dire pleinement : l'identité, à la
fois ancrée et flottante, l'inappartenance et l'ancrage, la
vie à pleine bouche, et la restriction, jusqu'au manque. La
ligne d'ombre se rapproche de la déception et de l'amertume
sans jamais se perdre dans la surenchère, ni dans l'éclat,
ni dans l'obscur. Légèreté et gravité,
sans s'équilibrer, échangent leurs signes, déstabilisant
le lecteur. Parfois au point de l'émouvoir, comme dans la nouvelle
qui est un hommage d'une grande pudeur rendu à la mémoire
de Tony Bloncourt, et qui jette un regard sans complaisance sur certaines
franges de la société française ; parfois au point
de le faire sourire comme dans "Retour à Tunis", où le "héros" découvre
malgré lui que l'on ne saurait annuler le temps ; parfois dans
l'irritation à prendre en charge une parole qui se dévide
dans la culpabilité intranquille, comme dans "Le jour où j'ai
pleuré". Le récit, chez Louis-Philippe Dalembert
sait toujours s'arrêter au seuil de la complétude.
Pourtant, il faut reconnaître cette magie : chaque nouvelle dessine
un monde, à Port-au-Prince, à Carrefour, à Paris, à La
Tortue, Tunis, Rome, Nancy.... Le souci du détail, l'art sûr
de lui dans l'écriture de la nouvelle, font de chacun des textes
un médaillon, qui participe de la description du monde, un
pays-temps, et ses difficultés de relations
entre les êtres, un temps dépassé, enjambant
les clivages conformistes de la religion, de la nationalité,
du clan, voire de la couleur de la peau, difficultés ensuite
retrouvées, et qui sont présentes comme les chiens de
garde du conformisme. Et nous nous regardons dans ces histoires, qui
surviennent un temps, à ces moments de mélancolie qui
nous étreignent, quand nous sentons venir le soir, et que le
monde se couvre de silence alors que nous désirerions entendre
encore les notes que joue la pluie sur les feuillages, le crissement
des pas dans la neige, l'appel de l'alouette au sommet de l'arbre,
la voix de l'être aimé, qui n'est pas encore rentré.
Alors, brièvement, elles ouvrent le rideau de notre théâtre
intérieur, pour nous faire écouter les rires des enfants
qui jouent sur les terrasses, et la voix du maître lisant la
Torah chaque matin, nous faisant cligner les yeux à la
réverbération du soleil, et les refermer dans ces siestes
miraculeuses, les après-midi d'été, au cœur
du souk des tapis.
Yves Chemla
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