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S’il
est un thème de prédilection pour le romanesque haïtien,
c’est bien celui de la nuit. Plus qu’un thème, c’est
une situation, transformée dans le texte littéraire en
contexte, propice au flux d’une parole qui se libère de
la convention imposée par la pleine lumière. Dans la nuit,
la clarté décrit des zones vives, celles de la compréhension
de soi et du monde. La nuit haïtienne est vivante, elle «
respire » nous le répète le narrateur de Compère
général soleil, dans un préambule fameux qui
fait lien entre la plupart des thèmes de cette littérature
– il faut régulièrement relire ce roman si troublant.
Et c’est bien ce trouble que met en mots Louis-Philippe Dalembert
dans Les Dieux voyagent la nuit, paru récemment. Le
vagabond des lettres haïtienne fait descendre Haïti depuis
la nuit new-yorkaise, nuit terne, et de si peu d’aspérité.
Et c’est depuis cette nuit, que le dépli des souvenirs
se déclenche. Un homme songe. Il a commis un impair lors d’une
cérémonie vaudoue à laquelle il a demandé
d’assister, sans se rendre compte qu’il devenait voyeur
de sa propre culture. Mais est-ce bien vraiment sa culture ? A côté
de lui, une femme dort, il aurait aimé qu’il en fût
autrement, mais son attitude l’a blessée, elle surtout,
qui est l’intercesseur avec ce qu’il a manqué de
ce qu’il transformait en pur spectacle, de par sa seule présence.
Mais comment dire cette culture, sans la réduire à un
objet de connaissance, lui faisant perdre ce qui en elle est la vie
même. Alors, il pense, il dérive, cette dérive l’amarrant
cependant au temps d’enfance. Cette culture, qu’il a tenté
d’approcher, le vaudou, il a tourné autour, durant son
enfance, il en a deviné certaines ornières, il ne peut
désormais que la connaître, même si ses chants sont
devenus aussi les siens. A côté de lui, la femme continue
de dormir, non offerte, habillée, et pourtant si présente.
On songe à ce que l’auteur dit à Paola Ghinelli
de sa relation à son morceau d’île, parole reprise
dans Archipels littéraires (Mémoire d’encrier,
Montréal, 2005) : « Nous formons un couple qui continue
de se fréquenter dans la joie en dépit de l’incapacité
à vivre sous le même toit ». Il aura fallu laisser
passer le temps de l’échappée belle, et s’éloigner
des miasmes du Salbonda. Et d’une certaine façon, il n’est
pas inutile d’y insister, le narrateur demeure proche d’Hilarion,
la misère en moins, bien entendu : « Pour Hilarion, la
nuit était une amie, une vieille amie de toujours, dont la fraîcheur
et la fraternité l’avaient consolé des jours tristes
et sans joie qui avaient peuplé jusqu’alors sa vie. Il
adorait la nuit. L’incomparable ivresse de rêver dans une
belle nuit noire et profonde. » Émile Ollivier, lui aussi,
était « Haïtien la nuit ».
Mais il y a chez Louis-Philippe Dalembert ce constant souci qui est
comme un trouble transmis au lecteur : on est toujours à la fois
ici et là-bas, maintenant et autrefois, moi et un autre. C’est
un temps dédoublé qui prévaut : celui de la pleine
conscience qui se rejoue la montée de celle-ci : le lecteur est
en présence d’un récit, produit dans le vagabondage
intérieur d’un être qui se revoit face aux choses
dont il croit qu’elles lui échappent, parce qu’elles
lui échappaient autrefois. Mais dès lors qu’il les
évoque, il s’en tient alors au plus près. La composition
même du roman témoigne de ce paradoxe lié à
l’intime. Deux mouvements de sept temps de souvenirs, encadrés
par une Ouverture et un Passage, se donne à lire comme une cérémonie
transfigurée dans la littérature. Il y a d’abord
le temps d’enfance qui est celui de l’acceptation, puis
la mise en mouvement de la transgression, comme un passage off limits
géographiques, comme la montée dans la danse. Cette dynamique
de la composition est tout entière opposée à la
description de la cérémonie initiale, perçue presque
comme une banalité, dans l’ouverture. Et c’est tout
le déploiement de ce bouquet de fleurs du flamboyant culturel,
qui frémit dans le souvenir, qui métamorphose le texte
à prétention ethnologique en découverte de soi
et par là même des autres, dans un même mouvement.
C’est que le monde de l’enfance est particulièrement
lié à l’étonnement littéraire, car
c’est dans l’enfance justement que les grands abstracteurs
– la religion, Dieu, Satan, la famille, la disparition, l’amitié,
l’absence- prennent corps avec le plus d’intensité
et d’amplitude, recouvrant le monde d’une demi sphère
bornant l’horizon. La vie, ensuite, s’attache à complexifier,
nuancer, recadrer, techniciser. A déposséder, certainement.
Pour le personnage, cette dépossession se donne à lire
à l’empreinte que laisse cette Haïti désirée,
et se refusant, tournée vers le désir de la présence
de l’autre et rejetée par ceux qui ont largué les
amarres. Dans les romans les plus récents, ceux de Marie-Célie
Agnan, Kettly Mars, Roland Paret, Gary Victor (il faut lire, de toute
urgence, Les Cloches de la Brésilienne, paru chez Vents
d’ailleurs), une même déprise semble à l’œuvre.
Dalembert situe son œuvre au centre de celle-ci, tenant fermement
les maillons de la chaîne, évoquant l’haïtianité
du contexte, révoquant le langage convenu de cette évocation,
inventant sa propre façon de dire le vrai. Le roman est alors
un véritable biface : il rend perceptible cette obscure clarté,
tant il est vrai, selon le mot de Vialatte « qu'une nuit plus
belle que toutes les autres, l'homme finit toujours tôt ou tard
par être mangé par sa chimère ».
Yves Chemla
P.s.1. On consultera, pour le plaisir, le site d’un témoin
d’une rencontre récente entre Louis-Philippe Dalembert
et Yves Chemla : http://imagierpms.blogspot.com/
P.s. 2. La revue Francofonia a publié un très beau numéro
consacré aux « lectures et écritures haïtiennes
». On y trouve des contributions importantes. Elle est en vente
sur le site : http://www.olschki.it/riviste/francof.htm
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