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Études haïtiennes

   

Titre de l'article

 

date et lieu de parution

 
  Louis-Philippe Dalembert, une voix à grandes foulées

Cultures Sud / Notre Librairie, N°166

 

 
 

Louis-Philippe Dalembert est né en 1962. Il a mené une partie de ses études en France. Il a vécu à Jérusalem, a traversé le Moyen-orient. Il a été pensionnaire à la villa Médicis, à Rome, avant de travailler à l’Institut Italo-latino-américain, dans la même ville. C’est un voyageur polyglotte, qui parcourt de nombreux pays, même s’il habite à Paris, depuis quelques années, et qu'un roman, Rue du Faubourg Saint-Denis, paru en 2005, témoigne de cette inscription. Son œuvre témoigne d’un appel au voyage, voire même à un certain vagabondage, physique et matériel, mais aussi et surtout culturel et intellectuel, qui serait garant d’une sortie du conformisme et de la lâcheté imprimée aux êtres par la répétition du quotidien. Mais cette échappée belle n’est pas dénuée de risques : souvent les héros, parvenant au bord de l’accomplissement, "à quelques secondes de croquer à pleines dents dans la chair juteuse ", pressentent, voient ou, pire, ressentent dans leur chair, que l’objet de la quête s’estompe, disparaît dans l’abîme, et eux-mêmes avec lui. Dans la nouvelle « Le Songe d’une photo d’enfance », datée de 1990, le narrateur, revenant du déchoukaj de la statue de Colomb par la foule, après la fuite du « successeur de l’Honorable » se souvient « qu’il s’était promis de raconter son histoire un jour où l’espoir refleurirait sur Salbonda ». Au moment où il commence à taper les premiers mots sur sa machine à écrire, l’angoisse l’étreint : « et si le moment n’était pas encore venu de tenir ma promesse ? Et si l’histoire de cette île caraïbe devait continuer à être un long récit de cauchemars ? » . Question primordiale, dont toute l'œuvre parue à ce jour tente probablement d'interroger les différents termes, en se tenant au bord de la réponse, dans une posture de retenue, sans doute aussi de pudeur.

L’œuvre de Louis-Philippe Dalembert explore plusieurs genres et plusieurs formes : poésie, articles, nouvelles, romans, des textes qui font retour sur l’enfance, sur le pays quitté, sur la constance dans le passage et dans un voyage qui n’est pas une errance, mais bien la trace d'une volonté d’improviser une appartenance au monde, considéré dans sa dynamique, en opposition à tout ce qui retient, et plonge l’être dans la fange et dans la souille de Salbonda. Car au centre de l'écriture, il y a cette présence, têtue et comme un hommage rendu à ce qui aurait dû ne pas s'enliser dans les ténèbres, Haïti. "Les deuils ne se ferment pas comme les blessures", écrivait-il dans Et le soleil se souvient .
C'est dans le jour naissant que le navire de L'île du bout des rêves appareille pour une aventure hors du commun, et qui voit un narrateur assumer les conséquences entraînées par son souci de maintenir l'échappée belle comme un règle existentielle. "Silence de la ville", clair-obscur qui nimbe la face des choses, "flots cristallins dans le petit matin" cèdent vite place à la furia du cyclone . Ce sont aussi les navires en partance qui constituent le spectacle par excellence pour Grannie, qui a "longtemps (…) rêvé de traverser l'océan, comme on enjamberait une flaque d'eau, pour aller voir le point de jonction du ciel et de la terre" . Première différence des regards, qui est aussi le signe d'une proximité : dans le roman initial, c'est la terre qui devient un grain de sable qui disparaît du regard. Dans le second, c'est le navire qui finit par se "confondre avec le grain de sable de l'horizon". La jonction entre ciel et terre est improbable, c'est une projection de l'être, voire sa suspension, une frontière ultime qui lève toutes les lignes de démarcation. Ainsi, le départ de Maïté, le premier amour de jeunesse du narrateur, dans L'Autre Face de la mer, oblitère le sentiment du réel : malgré le rayonnement de l'après-midi, et la réverbération de la lumière sur les arbres en fleur, "tout me paraissait suspendu dans un non-lieu et un non-temps. Mon corps flottait hors de moi" . C'est aussi une figuration sensible de la Caraïbe, particulièrement de l'Haïti chérie presque perdue de Maman Brigitte, et méconnue de Ti-Jean, qui la nomme Desdunes, dans Rue du Faubourg Saint-Denis. Cette circulation des regards et des représentations structure un imaginaire propre à l'auteur, déterminant une composition cinématographique des œuvres, très clairement affichée dans ce dernier roman. Mais aussi, il ne faut pas se laisser captiver par la mise en scène, ni par l'ordonnancement des personnages, c'est-à-dire seulement par la trace du visible : la "jam-session macabre sous le soleil des tropiques" de L'Autre face de la mer, qui voit la description d'un lynchage ordonné comme une cérémonie sordide, n'a de sens qu'au regard de ce qui échappe au visible. Le dispositif narratif, chez Dalembert est sans cesse travaillé par le hors champ, comme son ombre siamoise.
C'est principalement dans la construction analeptique que le hors champ prend toute sa part : le narrateur dalembertien recueille délicatement les espaces, les temps, les personnages et leur postures, qui ont participé à sa propre construction. Le souvenir, y compris quand il faut le faire glisser dans la fiction, par l'intercession du rêve, mais surtout des femmes aimées, constitue la particularité de cette œuvre. Toujours engagé dans un mouvement et dans un projet, le narrateur retrouve en lui les personnages de sa mythologie personnelle, comme le Faustin du Crayon du bon Dieu n'a pas de gomme, et tout le paysage physique et humain dans lequel il se manifeste à la mémoire. Et c'est le présent de la narration qui devient le point de jonction, une suspension attentive qui rend possible l'écoute intime des voix de celles et ceux qui ne sont plus, mais que le personnage écoute parler en lui. Les croyances, les religions, mais aussi les différentes parlures, il les reprend à son compte, notamment dans Les dieux voyagent la nuit, bravant les conformismes littéraires en mêlant les registres, du trivial au sublime, collant au plus près de cette réalité seule qui compte, ce que les autres racontent. Et c'est peut-être ce nœud central qu'exprimait l'image insolite présente dans la première nouvelle du Songe d'une photo d'enfance, "Frontières interdites" : "Même en plein jour, ses pas se confondaient avec la nuit".

Yves Chemla

 

 

 

  Mise à jour le : 24/01/09