|  | Ananda 
          Devi, Indian Tango, Paris, Gallimard, coll. Blanche, 2007
 
 
 Peut-être qu'une des véritables difficultés de l'écrivain 
          est de parvenir à ne pas raconter toujours la même histoire, 
          cette part de l'ombre qu'il tente d'approcher dans chacun de ses livres. 
          Sans doute aussi, lorsqu'il parvient à dépasser les aspérités 
          de ce qu'il a écrit, sait-il que c'est encore comme une sorte 
          de récit têtu qui court tout au long de ses textes, comme 
          ces rivières souterraines que l'œil exercé du géologue 
          sait reconnaître dans les résurgences lointaines. Difficulté 
          intense, car paradoxale : il faut sans cesse relever les traces de ce 
          qui reste inscrit sur un palimpseste intérieur, et suivre des 
          chemins toujours différents pour y retourner. Lorsque revenant 
          sur son texte l'écrivain se retrouve en terrain de connaissance, 
          c'est sans doute par là aussi qu'il se perd, dans la répétition 
          du même, dans le cliché, dans la fabrication. Le grand 
          jeu de l'écriture serait pour celui qui le relèverait 
          annihilé par une tricherie, d'autant plus obsédante qu'elle 
          serait tout à la fois exposée et refusée. L'écriture 
          se réduirait au déchet, pire, à une déjection, 
          et l'écriture se renierait alors même qu'elle se déploierait.
 On sait combien ce constat aura été fréquent dans 
          l'histoire littéraire, et on connaît ces destins : écrivains 
          devenus silencieux, renaissances dans des pseudonymes, dénonciations 
          effrénée de sa propre obscénité, destructions 
          de manuscrits, retour à l'obscurité, revendication incohérentes 
          pour l'impudeur. Il est aussi des écrivains qui ne demeurent 
          que dans un seul livre. Il en est également dont l'exigence est 
          de poursuivre ce combat contre l'ange, comme la visée d'un éveil 
          qui n'aurait de cesse de se renouveler, et de se recueillir âprement 
          dans la merveille, se décalant à chaque livre du sentiment 
          du déjà écrit et du déjà lu, dans 
          un effort inapaisé pour franchir le seuil des évidences. 
          Cela n'a rien à voir avec la recherche de l'originalité, 
          qui est, elle, du ressort de l'effet sur le lecteur, mais bien plutôt 
          avec cette grâce amère que connaissent ceux qui poursuivent 
          cette expérience intérieure de la séparation radicale 
          entre leur parole et celle du monde, faite de stéréotypie, 
          de ravaudages d'événements disparates, et de simplicité 
          négatrice de l'autre comme acquiescement à sa propre altérité.
 Ananda Devi, dans Indian Tango, le roman qu'elle a publié 
          récemment, met en scène un tel personnage d'écrivain, 
          qui disparaît dans Delhi, après avoir décidé 
          de ne plus se "conformer à une image", 
          et qui emporte à la déchetterie ses biens et ses manuscrits 
          : "Écrire dans la demi-mesure est 
          la plus grande des trahisons. Si je me faisais face, je me cracherais 
          à la figure". L'écrivain est alors jeté 
          dans l'incertain, dans une quête sourcilleuse de ses capacités 
          réelles, une quête qui rencontre nécessairement 
          le chemin des autres et celui de leur présence au sein d'un monde 
          ébranlé de crises et dont il sait qu'il n'a pas été 
          en mesure, jusque là, de le faire vivre dans l'épaisseur 
          fragile des mots : "rien n'a changé 
          depuis mon dernier ouvrage sauf la difformité du personnage central, 
          sauf sa faim, sauf son attente de rien. (…) Si je n'offre autre 
          chose que mes sentiers mille fois parcourus, autant me taire". 
          Faire de cet écrivain le narrateur de l'histoire fait alors courir 
          des risques essentiels, dont le moindre serait de faire disparaître 
          l'histoire racontée dans le désastre d'une conscience 
          malheureuse. Il n'est de pire stéréotype que l'écriture 
          de l'impossibilité de l'écriture, qui n'est qu'une forme 
          dégradée du renoncement.
 Mais n'est-ce pas aussi un appel à la prouesse, et dans ce cas 
          un renoncement supérieur, comme une acrobatie dont la littérature, 
          encore elle, sait être le ferment ? La réponse à 
          cette question devient plus complexe, et il faut alors revenir sur les 
          thèmes qui travaillent les nouvelles et les romans d'Ananda Devi. 
          C'est tout d'abord la souffrance d'êtres mis au rebut, décalés 
          par leur présence dans un monde qui ne prend valeur que dans 
          les cloisonnements en apparence rassurants qu'il institue. Les femmes, 
          particulièrement, sont reléguées dans ces marges, 
          de la souffrance et de la réclusion. C'est ensuite la description 
          de stratégies de survie de ces êtres relégués, 
          stratégies dont l'efficacité parfois s'effondre dans l'échec. 
          C'est enfin la présence concrète du monde, dans sa densité 
          et dans son épaisseur, particulièrement l'île, et 
          ses communalismes astreignants, mais aussi ses paysages qualifiés 
          sans le misérable prestige de l'exotisme. C'est dans la tension 
          entre les fractures – l'île, l'Afrique, l'Inde, l'Europe 
          -, dans le frottement des langues, des cultures, des religions, malgré 
          ce qui sépare et ce qui fige, que se dit être une femme, 
          ce qu'elle vit, ce à quoi elle consent sans acquiescer, et ce 
          qu'elle déracine de ce qui l'étreint, comme une mauvaise 
          récolte. Mais il faut immédiatement rectifier cette rapide 
          qualification : ce n'est pas une figure typique du féminin qui 
          est mise à nu dans les romans d'Ananda Devi, mais bien au contraire 
          le retrait intérieur de femmes qui paraissent par leur visage, 
          par leur corps, et c'est sans doute ici que se dénoue le piège 
          tendu par la littérature quand elle devient institution. Certes, 
          l'image assignée à l'auteur est bien celle d'un écrivain 
          engagé dans une cause, adossé à ses études 
          d'anthropologie, et fréquents sont les moments dans les entretiens 
          où son interlocuteur tente de lui faire occuper une place : la 
          cause des femmes, la littérature mauricienne, la littérature 
          francophone, celle des îles, la rencontre des langues et des cultures, 
          voire leur métissage et leur diversité… "Je 
          me considère d’abord comme un écrivain, tout simplement. 
          C’est la vraie constante de ma vie", dit elle à 
          son interlocuteur, mais elle se doit, par élégance, comme 
          pour réguler les termes d'un horizon d'attente, poursuivre, s'engager 
          dans des sentiers dont le lecteur perçoit aussi qu'ils brouillent 
          les siens propres, et dont seuls la lecture de ses romans permettent 
          de suivre les traces. Elles emportent son lecteur au plus près 
          de la parole, fût-elle strictement intérieure comme celle 
          de Mouna, dans Moi l'interdite, de celles et de ceux qui sont 
          à peine l'objet d'un regard. Il ne s'agit pas d'une entomologie 
          de la misère, mais bien de l'ouverture d'un espace à ces 
          paroles qui résonnent en soi, avec insistance. C'est depuis cette 
          part de l'ombre –dans le personnage mais aussi dans le regard 
          comme dans la parole- qui est décisive. Il est certain, alors, 
          que cette assiduité fait fonds en soi, d'abord, et ne relève 
          pas de la prouesse. Paraphrasant Barthes, on peut affirmer que le personnag,e 
          dans les romans d'Ananda Devi, se manifeste par l'écoute nécessaire 
          et incertaine d'un être chaque fois unique.
 
 C'est ce que réapprend à entendre le narrateur d'Indian 
          Tango, dans une démarche constituée d'une lente ondulation 
          qui contrevient à la représentation abstraite du temps, 
          tel qu'il est en général perçu. Il y a ce qui est 
          raconté et décrit depuis le regard des personnages, et 
          de celle qui raconte, et, dans les replis de cette courbe, les événements 
          familiaux, politiques, et tragiques. On côtoie "les 
          gravats laissés par la barbarie humaine", et c'est 
          la vie qui prend le pas sur l'imagination. Le temps est désigné 
          –entre mars et mai 2004-, mais le roman ne simule pas le déroulement 
          de la chronologie. Quand le livre s'ouvre, l'histoire est presque terminée 
          : 19 chapitres scandent le texte, comme un journal tenu par une main, 
          qui recompose le temps intérieur, celui de l'éveil à 
          la propre parole des personnages. Une scansion pour Subha, une pour 
          la narratrice qui se manifeste à la première personne. 
          Ce sont deux crises qui se déplient, lentement, prenant des chemins 
          de traverse, examinant ce qui fait sens à l'existence de ces 
          deux personnages, et ce qui fait sens en eux de celles et ceux qu'elles 
          côtoient. Constat accablant de la mondialisation : la vie des 
          êtres des classes moyennes est aussi terne et aussi morne à 
          Delhi qu'elle peut l'être partout ailleurs. Subha a cinquante-deux 
          ans, un mari qui vit courbé dans l'ombre de sa mère Mataji, 
          une fille mariée, un fils amoureux d'une jeune musulmane emprisonnée 
          pour activisme politique. Dans le champ clos de l'appartement poussiéreux 
          et humide, la répétition des actes quotidiens s'est muée 
          en attente de la mort, celle de la belle-mère, acariâtre 
          et méprisante à l'endroit de sa belle-fille ; celle-ci 
          ne participera pas au pèlerinage des femmes ménopausées, 
          qui apprennent à sentir l'odeur de leur propre bûcher, 
          acceptant "de n'être plus rien qu'un 
          bout de chiffon dans le noir, qui s'embrase dans la dernière 
          luminosité accordée au corps, celle du bûcher" 
          et en respirant "l'odeur des corps brûlés, 
          annonciatrice du bruit que fera le leur lorsqu'ils se retrouvera sur 
          le bûcher, entouré du bref grésillement de leurs 
          chagrins". Les territoires de l'intime sont confondus avec 
          ceux de la conjugalité, cadenassés dans l'habitude et 
          dans la transmission de la violence perpétuée, qui émaille 
          la vie quotidienne de ses abjections, suscitant un voyeurisme qui, dans 
          le roman et pour les personnages du mari et de la mère unis "dans 
          un même abrutissement", qui n'est que la marque du 
          mépris à l'égard des autres, particulièrement 
          les plus pauvres, c'est-à-dire les intouchables. Inlassablement, 
          l'état social résiste au changement, et se maintient dans 
          le pire. Mais dans les marges, les regards se décalent, l'habitude 
          fait place au doute, et d'abord à la honte de soi, qui conduit 
          dangereusement au seuil du suicide, à "cet 
          instant de basculement où la vie se dénude de toutes ses 
          promesses non tenues", ou bien dans la provocation. Les 
          personnages que croisent Subha et la narratrice, comme elles-mêmes, 
          connaissent ces échancrures du regard. La décision de 
          faire le pas de côté nécessaire, qui mène 
          vers cette "sortie hors de soi dont on ne revient pas", devient 
          alors le véritable enjeu de la narration. Depuis le couple, c'est 
          presque biologiquement que cette sortie se trame, mais à partir 
          d'un mouvement qui propulse vers l'intérieur : "plus 
          l'homme se simplifie et se débarrasse de ses épaisseurs, 
          plus la femme se concentre, se referme sur ses nœuds, devient une 
          inconnue pour elle-même". Le corps exprime son identité, 
          dans les manifestations physiques du désir, dans les fluides 
          épongés par les draps, et la distance qui se creuse dans 
          les postures, agenouillements et silences, avec la misère qui 
          oppresse. L'être s'enroule à soi, sur des attentes que 
          trente ans de vie familiale n'auront pas comblées, et découvre 
          dans l'émerveillement la proximité du fils, par exemple, 
          qui contrevient lui aussi, pour un temps, aux réglementations 
          sociales. Le désir devient cette urgence qui transforme l'être 
          naguère transparent en un "trou de 
          silence", révélateur de "l'antre" 
          rouge et noir de l'or en fusion entre les cuisses de Sudhra, qui aimante 
          le regard et les gestes de l'écrivain.
 
 Peu à peu, dans le texte de la narratrice, comme dans celui qui 
          fait de Sudhra un personnage de roman, ce sont les profondes résonances 
          de leur rencontre à toutes les deux, et de leur émerveillement, 
          qui se déplient dans les actes de la vie la plus banale et la 
          plus quotidienne : la cuisine, la toilette, une bière bue à 
          même le goulot, le doigt qui fouille "l'intime 
          pourriture" du siège du rickchaw, la rencontre de 
          deux paumes de mains, le souffle de la brise sur le voile du sari. L'événement 
          a eu lieu, avant que le temps des premières pages du livre n'accueillent 
          le lecteur : Subha entre dans l'immeuble, où flottent encore 
          les relents des odeurs âcres des mendiants qui y passent la nuit, 
          mais définitivement autre, cette fois, l'ombre seulement de celle 
          qui était sortie quelques heures auparavant "et 
          qui n'est jamais revenue, car ce qui est revenu est tout à fait 
          autre chose (un autre animal, une autre espèce, qui n'a pas encore 
          de nom)". Dans ce temps qui ondule autour de la figuration 
          linéaire, c'est un visage, un corps, enveloppé de ce long 
          sari qu'il faut défaire – la chenille aux mouvements saccadés 
          est devenue chrysalide- pour poser les mains et caresser les formes 
          pulpeuses, la peau humide et souple, dont se lève les odeurs 
          et le "goût de courge amère". 
          Chaque scansion, qui défroisse le temps éteint du monde 
          entre en résonance avec celles qui l'encadrent, traçant 
          ainsi peu à peu les contours d'un sens jamais donné dans 
          l'immédiateté de la lecture. Le roman semble se construire 
          dans cette déconstruction des apparences, amenée par les 
          paroles intérieures des deux personnages, pour qui chaque rencontre, 
          et chaque geste établit une contiguïté immédiate 
          cette fois avec d'autres temps, d'autres postures, d'autres attentes, 
          d'autres désir. Ainsi, ce qui concerne la musique, l'attente 
          devant l'échoppe du vendeur de sitar, la fausse note jouée 
          par Sudhra, qui établit directement un lien entre la constriction 
          à laquelle elle a été soumise, et le manque à 
          écrire de la narratrice. C'est même à chaque ligne 
          du texte que la mise en question des postures de l'écrivain, 
          notamment de sa quête d'une figure de l'écriture – 
          écriture de l'abjection, du désir, de la figuration de 
          la musique, de l'acte amoureux, de la cuisine – est réitérée, 
          saturant le texte de cette question, lancinante : que peut écrire 
          un écrivain et de quelle place qu'il n'occupe pas peut il formuler 
          cette question ? Parcouru de la remémoration de La Maison 
          et le monde, le film de Satyajit Ray, lui même adapté 
          du roman de Rabindratah Tagore, Indian Tango laisse également 
          entendre une autre musique, celle de Marguerite Duras, et résonne 
          de ces parentés qui ont porté la présence du désir 
          féminin.
 
 
 C'est aussi à partir d'une ombre qui se prend pour un emblème 
          solaire que la réponse prend forme, et peut-être aussi 
          sa force, dans les multiples allusions à ce à quoi ressemble 
          l'imaginaire des hommes et de leur fantasmes. D'abord de Jungdish, le 
          mari, perçu essentiellement de dos, "confortablement 
          usé par les années, pas trop lié par le travail 
          ni recourbé par les incertitudes de la vie. Un dos engoncé 
          dans la tiédeur et la mollesse de ce qui doit lui sembler une 
          vie exemplaire, une vie à porter comme un manteau et non comme 
          un fardeau, une vie de semi-privilégié dans ce pays qui 
          compte tant de broyés". Mais cette évocation 
          se réalise aussi à travers quantité d'événements 
          – brutalité exercée sur une enfant, désir 
          d'acheter une femme, viols, effondrements – et d'allusions, comme 
          celle du peu de désir du mari ou celle du "jet 
          mou" de la douche. Dès lors que la décision 
          est prise de franchir la passe, c'est bien l'inversion généralisée 
          qui devient possible, dans le théâtre grandiose de Qutb 
          Minar, lieu presque éponyme de la rigidification des pouvoirs, 
          et de leur stratification, mémorisée par l'érection 
          phallique de la tour. C'est là que se trouve la porte qui mène 
          à l'autre Sudhra, celle qui ne reviendra plus, et qui pénètre 
          dans la nuit de la danse, célébrant le Krishna védique, 
          le plus ancien, Krishna-berger, joueur de flûte et séducteur, 
          qui fait frissonner de désir les vachères, jeunes filles 
          ou femmes mariées. C'est de ce monde là, depuis cet enracinement 
          intérieur, dans le plus profond du mythe, que Sudhra, et à 
          travers elle, l'écrivain, parviennent à refonder en elles 
          ce qui est arasé par la force des conformismes, et surtout les 
          paroles assignées et soufflées. Mais aussi, la part de 
          la danse dans cette figure est celle qui sort de l'écriture, 
          et qui déploie dans toute sa précieuse volupté 
          l'identité reconnue à soi des corps métamorphosés, 
          vivifiés de leurs humeurs. Toutes les méprises imprimées 
          par le sens de l'éveil ascétique bouddhique, comme de 
          la rigidité des paroles abrahamiques – le règne 
          du fondamentaliste Aurangzeb est évoqué à plusieurs 
          reprises - sont alors rejetées, d'un geste désormais assuré, 
          qui déplace les postures imposées au corps féminin 
          vers la revendication assumée de son altérité.
 
 Mais celle-ci ne saurait être amoindrie en objet de connaissance, 
          comme le souligne l'interpellation rageuse du lecteur, qui met à 
          mal l'illusion littéraire, pour atteindre sa part intime : "quant 
          à toi, lecteur masculin, tu ne sais rien du tout. Oublie tes 
          illusions. (…) Toute ta vie, tu auras vécu à côté 
          d'une étrangère, espèce exogène, à 
          peine touchée lorsque tu t'accouples, toute initiative de mainmise 
          vite esquivée. Oui, même les plus soumises, mêmes 
          les plus pliées à tes envies, à tes exigences, 
          esquissent intérieurement une autre danse, plus indécente 
          et plus désespérée".
 C'est peu de reconnaître qu'Ananda Devi confère à 
          cette danse une présence plus dense et plus vivante que ces sculptures 
          érotiques qu'un moine emmuré, dans une ascèse encore 
          supérieure à celle qui lui était imposée, 
          réalise dans sa grotte. Elle nous offre la certitude, exceptionnelle, 
          que la littérature ne se dépare pas de la valeur. Mais 
          aussi que l'écrivain est farouchement en retrait du monde, à 
          l'écoute de sa propre parole.
 
 
 Yves Chemla
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