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Comment
dire littérairement l'inhumain sans tomber soi-même dans
les pièges que nous tendent les pouvoirs de l'horreur ? Emmanuel
Dongala nous l'écrit : il faut lever le regard vers la nuit étoilée,
tandis que les pieds bien posés sur la terre, on marche guidé
par l'ordre de son destin, tout en reconnaissant la part d'héritage
qui nous a été transmise. L'oubli d'un seul de ces gestes
entraîne toutes les catastrophes, et immédiatement la première
d'entre elles, qui est l'effondrement de l'humanité. Rarement
sans doute, la réponse n'aura été donnée
aussi radicalement que dans Johnny Chien Méchant, ce roman
si beau et si douloureux, qui met en texte les paroles de deux personnages
âgés de seize ans : un garçon, milicien de son état,
indifférent à sa propre férocité, et une
fille, Laokolé, qui tente de sauver ce(ux) qu'elle peut. Dans
la succession des textes de chacun de ces deux personnages, deux visions
antithétiques de la guerre sont confrontées. De cette
cacophonie bruyante et ténébreuse, de cette plongée
à la fois si proche et si opposée dans l'horreur, émerge
peu à peu le souffle puissant d'un roman de formation pour les
temps incertains. Il faut relever, enfin, qu'Emmanuel Dongala a su saisir
avec une acuité salutaire combien les guerres actuelles en Afrique
dépassent les cadres locaux et combien l'occident y est impliqué,
autant par son action que par l'obscénité de son regard.
Tout oppose ces deux personnages. Lui est un assassin sans père
ni mère et un violeur, dont la fonction est d'obéir aux
ordres, ceux qui obligent à détruire le peu qui est là.
Elle, une jeune femme obstinée dans sa reconnaissance de l'autre,
et dans sa volonté de construire en maîtrisant son destin,
et de protéger, autant qu'elle le peut, sa famille. Elle voudrait
devenir ingénieur, tant elle se sent habitée par «
la beauté abstraite de l'angle droit
» ou bien par « une équation
abstraite [quand] elle se transforme en réalité concrète
» (p.170). Le monde est pour elle ouvert comme champ des possibles
: en pleine forêt, recueillie dans un village de bûcherons,
elle lit un article sur l'astronaute africaine américaine Mae
Jemison. Lui se définit comme un « intellectuel
» car il a atteint le niveau scolaire du CM1, contrairement aux
autres supplétifs du commando. Mais son langage est embourbé
dans la fange, et dans l'appropriation d'une pseudo-réflexion
sur le tribalisme : les phrases se suivent et se contredisent, les valeurs
se dégradent. La veulerie devient une forme de courage, l'humiliation
une marque de fierté, le viol une apparence de respect. Le personnage
est intégralement un « sapeur », pour reprendre le
mot qui avait cours avant la guerre, au Congo. Et quand il parle, il
déverse tout à la suite, comme « une éructation
de la misère ; une bile de mots.(...) L'Enfer, ça doit
être ça, le lieu où tout ce qui se dit, tout ce
qui s'exprime est vomi à égalité comme dans un
dégueuli d'ivrogne » nous rappelait naguères Robert
Antelme dans L'Espèce humaine. Dans cet enfer, la culture est
assimilée à une parure, à égalité
avec les fétiches dont le personnage s'affuble pour provoquer
l'effroi. Ainsi, il rêve de posséder une bibliothèque,
et vole des livres lors des pillages. Mais c'est par une Bible lancée
contre son visage que commencera sa mise à mort. Enfin, et peut-être
au point de départ de ce désastre, il y a l'absence de
nom. Si Laokolé a reçu son prénom et donne le sien
à l'enfant qu'elle adopte, lui en revanche s'accorde des noms
successifs qui valent pour titres. Mais précisément, notre
prénom est cette part du langage par quoi nous sommes appelés,
par quoi nous sommes autres et par quoi nous différons de ce
que nous croyons ou voulons être. Certes, les passages du roman
dans lesquels le personnage raconte ces prises de nom et les argumentaires
développés pour justifier ces appellations confinent au
burlesque. Mais il faut savoir entendre que c'est aussi par là
que commence la naturalisation du viol, et la négation de la
culture. On s'attribue des désignatifs, mais on prend ceux des
autres, car de soi, on ne sait que faire : les milices sont des «
Tchétchènes », les
chefs s'appellent « Giap »,
« Rambo », « Chuck
Norris ». En se proclamant Johnny Chien Méchant,
le personnage manifeste sa propre déchéance de l'humanité.
Mais Dongala montre en même temps que cet avilissement est généralisé
: quand Chien Méchant viole l'épouse du contrôleur
des douanes et prévaricateur Ibarra, c'est d'abord pour humilier
« l'un de ces grands qui passaient dans
leurs véhicules luxueux en nous méprisant, en ignorant
la misère autour d'eux » (p. 269). Cette scène
particulièrement insoutenable révèle aussi combien
pour Dongala les racines du mal s'enfoncent dans le terreau des désastres
sociaux, et combien ces miliciens ne sont plus animés que par
cette passion négative qui dispense d'attenter aux désordres
du monde, le ressentiment.
Au contraire de Chien Méchant, Laokolé reconstruit l'ordre
du monde. Poussée à la fuite, elle s'enfonce dans la nuit
forestière, au cœur des ténèbres de l'origine.
Elle renaît à la source dans une eau lustrale qui lui révèle
sa féminité et la rend disponible à la rencontre.
Désorientée par la violence des hommes et celle des éléments,
elle va jusqu'au bout de la nature qui est en elle, jusqu'au bout de
ce chemin qui mènera à une terre promise, combattant enfin
la bête de la forêt, une « espèce
de connasse de nana de phacochère » (p. 314). Reconstruisant
une cosmogonie essentielle qui fait le lien de la boue profonde au ciel
étoilé, elle parvient à la plus fine pointe de
l'humanité, celle par où l'être revendique d'une
façon quasi biologique son appartenance à l'espèce
humaine, même si celle-ci est déniée par les Blancs
qui viennent sauver les gorilles, mais pas les hommes, et se contentent
de lui jeter un paquet de biscuits. C'est à partir de ce moment
que Laokolé relève la culture de l'enfer, et qu'elle assure
elle-même le lien avec l'héritage parental, en ouvrant
une école dans un camp de réfugiés. Car c'est seulement
par l'école, désormais, que se (re)fondent les sociétés.
En confrontant ces deux paroles qui parfois se répondent sans
le savoir, parfois reprennent les mêmes phrases, dans une troublante
stéréophonie, Dongala montre qu'une vision monophonique
de l'histoire est insuffisante, parce que sans doute trop abstraite.
Seule la pluralité des voix peut matérialiser le désastre.
Il choisit dans Johnny Chien Méchant de faire entendre
à la fois et successivement et l'une et l'autre. L'horreur s'y
dit et s'y déconstruit à la fois par un contrepoint incessant.
Il nous en revient une rare émotion.
Yves Chemla
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