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Le
monde de la plantation occupe dans l’imaginaire une place à
peu près établie : d’un côté, la société
des maîtres, décrite par la brillance, la certitude de
la supériorité et l’exercice de la puissance. Ce
monde monopolise l’espace de la représentation. De l’autre,
le hors-champ des esclaves, caractérisé par un degré
de présence qui le renvoie aux confins de l’humanité,
de l’animalité et de l’outil. « L’esclave
est un meuble » est la phrase du Code noir qui fige cette représentation.
Quant aux marrons, si peu étudiés, car écartés
de la possibilité d’une inscription, et dont les traces
se perdent dans les méandres de la mémoire, ils remettent
en cause le fonctionnement réel de ce monde, avec plus ou moins
de réussite, jusqu’à la révolution française.
Il faut cependant le reconnaître : cette représentation,
présente désormais aux consciences, peut être aussi
l’objet d’interrogations. Et pourtant, demeure toujours
une faille dans ce renouvellement narratif, difficile à nommer,
comme délicate à désigner, car toujours suspectée.
Sans doute, le réel fut-il un peu différent : entre les
hommes maîtres et les femmes esclaves ou affranchies, il y a eu
des enfants, et dont tous ne furent pas maltraités. Un certain
général Dumas, un certain chevalier de Saint-Georges,
rappellent que si la terreur plantationnaire fut générale,
des espaces de vie et de liberté furent parfois gagnés,
du moins dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Cet
entre deux est propice à la fiction : paradoxes et contradictions,
émergence de la conscience se dégageant d’une raison
manifestée comme déraisonnable, constituent sans doute,
sur de nombreux plans – histoire, société, mais
aussi émotions, sentiments, aspirations à concevoir ici
même un ailleurs apaisé – la matière même
du romanesque.
Les Terres noyées, publié il y a peu par Eunice Richards-Pillot
chez Ibis Rouge, participe de ce questionnement. Dans une forme ample
– le roman fait plus de 500 pages -, ce sont bien toutes les contradictions
et l’expression du malaise du regard que nous, modernes, éprouvons
à l’égard de cette matrice des sociétés
de la Caraïbe. L’histoire qu’elle raconte est située
en Guyane, et commence en 1785, dans un temps qui fut justement celui
d’un paroxysme de l’exploitation mais aussi celui de la
transformation des consciences. Deux frères, Charles et Alexandre
de Bessner, tentent de redorer leur blason, en colonisant des terres
habituellement humides, en vue de se tailler une plantation dans la
forêt, sur une rive de l’Approuague. Ils sont aidés
par leur cousin, gouverneur de la colonie, qui s’appuie sur les
règlements royaux. Ils ont de la forêt à défricher,
une centaine d’esclaves, un appui technique, représenté
par une plantation voisine, dirigée par Samuel Guisan, un citoyen
suisse, chargé d’aider la mise en œuvre des projets
de plantation. Ce dernier personnage a existé, et il est l’auteur
de traités importants sur la mise en valeur des terres marécageuses
de Guyane, en vue de la production de sucre. Eunice Richards-Pillot
s’est appuyée sur ses textes, pour installer la fiction
dans une référence précise.
Mais le point de départ de l’histoire, et sans doute, aussi,
le point de vue de la narration, ne part pas de ce lieu. Certes, il
y a le monde des maîtres. Mais le roman s’ouvre par une
séquence étrange, qui place le lecteur de plein pied avec
l’imaginaire. Scène étonnante, programmatique :
un enfant mort et enterré, appelle sa mère depuis la tombe.
Il l’appelle. Il frappe contre les planches de bois. Elle entend.
Et dans la nuit de la forêt, malgré les interdits et le
Commandeur, voici sa mère, Nayanka, née en Afrique, dé-nommée
puis renommée en « Marcelle », qui creuse la terre
molle, brise la caisse, et le serre dans ses bras. Il s’appelle
Théo, et même s’il n’est pas un des dieux,
il les a approchés, et ils lui ont confié une mission,
protéger sa mère. L’histoire commence à faire
du bruit depuis une tombe. Il n’est plus temps de mourir : il
faut vivre, s’accrocher au sol de cette Amérique de l’exploitation,
et des maladies La désaliénation commence d’abord
par soi, et par cette retenue intérieure de la parcelle de vie.
Les points de vue alors passent d’un personnage à l’autre
: Nayanka, Man Emilia, Charles, Alexandre, les propriétaires
de plantations, Théo, le Commandeur de Guisan, l’épouse
d’Alexandre. Les points de vue divergent, nécessairement.
Certains sont imperturbablement monolithiques, comme Charles, aristocrate
et incapable de décentrer son regard, installant en pleine forêt
le portrait d’un ancêtre, portrait qui va peu à peu
se décomposer sous l’humidité. Il y a celui beaucoup
plus nuancé de son frère, Alexandre, plus amateur de livres
inspirés par les Lumières : il découvre à
la fois la réalité de l’esclavage, le travail de
la conquête sur la nature, qui est d’abord une conquête
sur soi et de soi. Le voici partagé, entre son aspiration à
l’égalité, et la distance exigée par son
frère. Une grande partie du roman raconte comment peu à
peu Alexandre s’approche de ceux qu’ils tient de moins en
moins pour ses esclaves, et par quelles touches successives, par quels
événements passe sa conscience pour que lentement il se
déprenne de la déraison, et revendique lui aussi son humanité.
La présence de l’autre ne saurait se réduire à
un vague discours humaniste bon teint, comme celui de sa femme. Tous
doivent aussi accepter le retentissement de l’Histoire sur leur
être au monde, et justement, que la présence de l’autre,
reconnu comme autre, oblige cet être à se modifier. Vision
idéale, sans doute, mais la constitution des nations repose aussi
sur cette revendication, qui seule peut permettre de résoudre
les paradoxes et la négation. On attend aussi d’un roman
qu’il décrive le monde certes comme il est, mais aussi
comme il devrait être, en reculant les limites du possible, et
offre à des êtres d’exception de participer à
cette négation de la négation. Ce n’est qu’à
ce prix que les morts peuvent enfin retourner d’où ils
viennent. L’esclavage est une réalité, sordide,
s’il en est, mais le fait est là : autant que la libération
des chaînes importe celle de l’aliénation, et de
la réclusion intérieure. Il a fallu habiter la terre,
relayer la mémoire d’une Afrique en l’inscrivant
dans la culture. Mais aussi, et pour y parvenir, devenir américain.
Ce sont bien quelques unes des questions que soulève Eunice Richards-Pillot,
en inscrivant toute la narration dans un décor particulièrement
élaboré : la description des lieux, l’évocation
de la forêt, des cours d’eau, majestueux, de la dissymétrie
entre l’existence qui s’ouvre dans la forêt, et si
difficile au début, mais propice à la découverte
de soi pour qui le décide, et les espaces étriqués
de Cayenne, particulièrement dans les consciences, mais aussi
dans le dessin d’une urbanité visant à la seule
administration aveugle, sont particulièrement soignés.
Mais c’est sans doute dans l’attachement à la description
des corps que l’auteure brille singulièrement : engoncés
dans des vêtements inappropriés au climat, ou bien flottant
dans des cotonnades légères, libres dans l’effort,
ou contraints par la malnutrition ou la maladie, ces corps sont évoqués
avec une acuité qui les rend présents à notre évocation,
en très grande cohérence avec les exigences de la narration.
La scène pendant laquelle Guisan fait visiter la propriété
et l’usine à sucre dont il a la charge aux autorités
de la colonie qui sont ses détracteurs est particulièrement
intense de ce point de vue de la perception sociale de la posture physique.
Mais en même temps, un homme vieilli par le travail, se déplaçant
avec peine, et douleur, décrit une usine infernale, un lieu d’exploitation
maximale, avec la tranquillité d’un industriel dont la
logique est seulement celle de la recherche de l’efficacité.
La très grande justesse de la narration est justement, de notre
point de vue, de ne pas offrir au lecteur un « prêt à
penser », mais de le laisser lui-même tenter de comprendre.
Il faut en remercier Eunice Richards-Pillot.
Yves Chemla
Pour compléter les connaissances sur la Guyane, et particulièrement
dans cette période, on lira avec profit les ouvrages suivants,
publiés par Ibis rouge :
Marie Polderman, La Guyane française, 1676-1763. Mise en place
et évolution de la société coloniale. Tension et
métis, Matoury, Ibis Rouge, 2004
Yves Bénot, La Guyane sous la Révolution ou
l’impasse de la Révolution pacifique,
Matoury, Ibis Rouge, 1997
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