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Au
milieu d'une conversation professionnelle, un homme perd les mots,
et la parole
s'en va de lui. Il renâcle encore à poursuivre, et puis,
plongé dans ce qui lui apparaît désormais comme
sa propre défaite, s'en va, quitte les espaces sociaux qui
lui sont dévolus, la Direction Nationale de la Linguistique
d'un pays méridional, où le désert avance, chargée
de former des personnels politiques et d'écrire les discours,
ce qui revient à leur adjoindre ce qui dans l'espace rhétorique
permet d'emporter la conviction. Il rentre chez lui. En chemin, il
est arrêté par les fleurs bleues d'un jardin qu'il écrase
entre les doigts. Il y reviendra le lendemain. Chez lui, c'est à peine
si l'épouse et les filles remarquent sa présence, du
moins en a-t-il le sentiment. Il part se coucher et s'éteint
dans un lourd sommeil.
Tel est le point de départ d'un court roman, subtil et déconcertant,
envoyé par la poste, dit-on, à l'éditeur José Corti.
Le plus embarrassant, pour le lecteur est que cette clôture de
la parole devient une remarquable mécanique d'écriture.
La perte se gagne d'une écriture ample, aux phrases qui avancent
comme les dunes, parfois comme ce vent chargé de sable jaune
qui survole la ville, et s'y dépose, bouchant les pores de la
peau, recouvrant les pare-brise, ouvrant le texte à la description
d'un visible par petites touches, comme par caresses du regard, revenant
sur son aire, l'excédant momentanément avant de revenir
sur ce qui, semble-t-il, a déjà été écrit,
comme par mouvements en apparence désordonnés qui viennent
seulement se croiser et se recroiser. Les choses sont appréhendées,
abordées par leurs contours, dans une description qui entreprend
de s'attacher à leur retentissement dans une conscience peu à peu
ravie par ce qui vient à sa rencontre. Le personnage marche
dans une rue en pente : "La côte devenait de plus en plus
pénible et, pourtant, je restais agréablement distrait
par tout ce spectacle qu'offraient à profusion les arbres et
les fleurs jaillissant des murets parfois gonflés, parfois fendus
par cette végétation en expansion. Ce chemin semblait
rétrécir sous l'avancée d'une verdure lâchée
au sein de demeures que j'imaginais somptueuses à la vue de
quelques balconnets ornés de faïences bleuâtres et
des quelques toitures finement creusées…" (11). La
description des paysages, des objets, des personnes est ainsi prise
dans un même mouvement, qui semble continu. Pourtant, des interstices
s'entrouvrent, comme des pliures sur cet écran où se
projette le monde, et c'est par ces rayures que tracent les mots sur
le réel que quelque chose se passe : remontée de souvenirs
d'enfance, décrochage du discours lisse de la communication,
dédoublement des êtres proches, à la fois ce qu'ils
paraissent être et une réalité opaque, presque
hystérique parfois. Dans la rue qui monte, le narrateur est
happé par cet étrange jardin, aux fleurs bleues qui lorsqu'elles
sont écrasées entre les doigts, exhalent une humeur qui
colle à la peau, et la teinte d'une couleur étrange.
Ce sont là, ces ravissements qu'appelle le titre. Le récit
va alors décliner les sens possible de ce mot : le rapt, l'enlèvement,
le retrait de la vie, l'élan et l'état mystique, l'absence,
l'aimantation de l'ineffable, chaque fois dans un double sens subjectif
et objectif, dans plusieurs histoires qui circulent comme la navette
dans le texte.
Car telle est la grande force de ce récit, qu'il installe l'indécidabilité au
cœur de sa démarche : ravissements dit tout à la
fois l'injonction et la passivité, comme le pluriel du mot ce
qu'il y a d'inaccompli dans l'accomplissement. Le narrateur me fait
penser à ces êtres souvent silencieux, en apparence, mais
qui entretiennent une conversation ininterrompue avec eux mêmes,
et que notre irruption vient déranger. Le narrateur ici se retire
: "vous êtes encore une fois ailleurs", lui dit le
gardien de l'immeuble où il travaille. C'est que les mots, le
langage lui-même est atteint par cette réflexion ininterrompue,
et que ce constat est au cœur de l'effort même de parvenir
vers soi. C'est même la découverte miraculeuse que fait
ce linguiste spécialiste du discours politique : à l'inverse
des prétentions de la communication à instrumentaliser
la parole de façon à ce qu'elle prenne possession du
monde, fût-ce en le brutalisant, le langage se recueille dans
sa propre fin. Le discours ne saurait se réduire à un
objet neutre, construit de prédicats et de symboles. "Ce
qui s'exprime par le langage, nous ne pouvons l'exprimer par le langage…" (67).
Affirmation énigmatique : nous communiquons par simulacres,
et nous en oublions "l'autre côté", la part
maudite de l'étrangeté à soi, primordiale, et
de notre étrangeté au monde, compensée par la
seule répétition, et par l'habitude du (re)faire. En
déboîtant celles-ci, dans des circonstances qui demeurent
pour lui obscures, le personnage retrouve alors les analogies entre
les choses, entre les histoires, comme des échos inquiétants
et lointains qui retissent la présence au monde. Ainsi, le souvenir
de l'oncle, homme politique rendu muet parce qu'on lui a coupé la
langue, rencontre la présence des étranges habitants
du jardin, dont les serviteurs sont à leur mort enterrés
avec les graines d'un arbre déposés sous la langue ;
ainsi, l'humeur qui suinte des fleurs bleues, se retrouve dans les
deux amants emmurés qui se transforment en eau miraculeuse,
que la foule tente de recueillir, et que l'épouse voit suinter
de son sexe, dans une fantasmagorie du narrateur qui l'imagine hantant
nue de vieilles fumeries d'opium. Les mots tracent des lignes de fuite
que parcourre celui qui les écoute. Il faut, nous écrit
Ryad Girod, savoir prendre le risque de s'engager dans ces directions
en apparence improbables, par lesquelles nous apprenons à ne
plus nous abîmer dans les miroirs les plus convenables, mais
prêter attention, afin d'entendre dans nos propres silences,
la part de l'autre que nous sommes : "Le
langage fuit celui qui se montre en dessous de la signification, il
s'appauvrit, se réduit
et se décharge de toute la force de ses propos… celui
qui se montre en dessous de la signification n'apercevra jamais les
voies que trace la parole aux moments les plus magiques de son existence" (102).
Yves Chemla
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