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Côté Sud

   

Titre de l'article

 

date et lieu de parution

 
  De l'improbable sentiment de dépossession de soi-même : note de lecture sur Ryad Girod, Ravissements, Paris, José Corti, collection Les Massicotés, 2007, 115 p., 14,50 €

Des Goûts et des Couleurs, 01.02.2008

 

 
 

Au milieu d'une conversation professionnelle, un homme perd les mots, et la parole s'en va de lui. Il renâcle encore à poursuivre, et puis, plongé dans ce qui lui apparaît désormais comme sa propre défaite, s'en va, quitte les espaces sociaux qui lui sont dévolus, la Direction Nationale de la Linguistique d'un pays méridional, où le désert avance, chargée de former des personnels politiques et d'écrire les discours, ce qui revient à leur adjoindre ce qui dans l'espace rhétorique permet d'emporter la conviction. Il rentre chez lui. En chemin, il est arrêté par les fleurs bleues d'un jardin qu'il écrase entre les doigts. Il y reviendra le lendemain. Chez lui, c'est à peine si l'épouse et les filles remarquent sa présence, du moins en a-t-il le sentiment. Il part se coucher et s'éteint dans un lourd sommeil.


Tel est le point de départ d'un court roman, subtil et déconcertant, envoyé par la poste, dit-on, à l'éditeur José Corti. Le plus embarrassant, pour le lecteur est que cette clôture de la parole devient une remarquable mécanique d'écriture. La perte se gagne d'une écriture ample, aux phrases qui avancent comme les dunes, parfois comme ce vent chargé de sable jaune qui survole la ville, et s'y dépose, bouchant les pores de la peau, recouvrant les pare-brise, ouvrant le texte à la description d'un visible par petites touches, comme par caresses du regard, revenant sur son aire, l'excédant momentanément avant de revenir sur ce qui, semble-t-il, a déjà été écrit, comme par mouvements en apparence désordonnés qui viennent seulement se croiser et se recroiser. Les choses sont appréhendées, abordées par leurs contours, dans une description qui entreprend de s'attacher à leur retentissement dans une conscience peu à peu ravie par ce qui vient à sa rencontre. Le personnage marche dans une rue en pente : "La côte devenait de plus en plus pénible et, pourtant, je restais agréablement distrait par tout ce spectacle qu'offraient à profusion les arbres et les fleurs jaillissant des murets parfois gonflés, parfois fendus par cette végétation en expansion. Ce chemin semblait rétrécir sous l'avancée d'une verdure lâchée au sein de demeures que j'imaginais somptueuses à la vue de quelques balconnets ornés de faïences bleuâtres et des quelques toitures finement creusées…" (11). La description des paysages, des objets, des personnes est ainsi prise dans un même mouvement, qui semble continu. Pourtant, des interstices s'entrouvrent, comme des pliures sur cet écran où se projette le monde, et c'est par ces rayures que tracent les mots sur le réel que quelque chose se passe : remontée de souvenirs d'enfance, décrochage du discours lisse de la communication, dédoublement des êtres proches, à la fois ce qu'ils paraissent être et une réalité opaque, presque hystérique parfois. Dans la rue qui monte, le narrateur est happé par cet étrange jardin, aux fleurs bleues qui lorsqu'elles sont écrasées entre les doigts, exhalent une humeur qui colle à la peau, et la teinte d'une couleur étrange. Ce sont là, ces ravissements qu'appelle le titre. Le récit va alors décliner les sens possible de ce mot : le rapt, l'enlèvement, le retrait de la vie, l'élan et l'état mystique, l'absence, l'aimantation de l'ineffable, chaque fois dans un double sens subjectif et objectif, dans plusieurs histoires qui circulent comme la navette dans le texte.
Car telle est la grande force de ce récit, qu'il installe l'indécidabilité au cœur de sa démarche : ravissements dit tout à la fois l'injonction et la passivité, comme le pluriel du mot ce qu'il y a d'inaccompli dans l'accomplissement. Le narrateur me fait penser à ces êtres souvent silencieux, en apparence, mais qui entretiennent une conversation ininterrompue avec eux mêmes, et que notre irruption vient déranger. Le narrateur ici se retire : "vous êtes encore une fois ailleurs", lui dit le gardien de l'immeuble où il travaille. C'est que les mots, le langage lui-même est atteint par cette réflexion ininterrompue, et que ce constat est au cœur de l'effort même de parvenir vers soi. C'est même la découverte miraculeuse que fait ce linguiste spécialiste du discours politique : à l'inverse des prétentions de la communication à instrumentaliser la parole de façon à ce qu'elle prenne possession du monde, fût-ce en le brutalisant, le langage se recueille dans sa propre fin. Le discours ne saurait se réduire à un objet neutre, construit de prédicats et de symboles. "Ce qui s'exprime par le langage, nous ne pouvons l'exprimer par le langage…" (67). Affirmation énigmatique : nous communiquons par simulacres, et nous en oublions "l'autre côté", la part maudite de l'étrangeté à soi, primordiale, et de notre étrangeté au monde, compensée par la seule répétition, et par l'habitude du (re)faire. En déboîtant celles-ci, dans des circonstances qui demeurent pour lui obscures, le personnage retrouve alors les analogies entre les choses, entre les histoires, comme des échos inquiétants et lointains qui retissent la présence au monde. Ainsi, le souvenir de l'oncle, homme politique rendu muet parce qu'on lui a coupé la langue, rencontre la présence des étranges habitants du jardin, dont les serviteurs sont à leur mort enterrés avec les graines d'un arbre déposés sous la langue ; ainsi, l'humeur qui suinte des fleurs bleues, se retrouve dans les deux amants emmurés qui se transforment en eau miraculeuse, que la foule tente de recueillir, et que l'épouse voit suinter de son sexe, dans une fantasmagorie du narrateur qui l'imagine hantant nue de vieilles fumeries d'opium. Les mots tracent des lignes de fuite que parcourre celui qui les écoute. Il faut, nous écrit Ryad Girod, savoir prendre le risque de s'engager dans ces directions en apparence improbables, par lesquelles nous apprenons à ne plus nous abîmer dans les miroirs les plus convenables, mais prêter attention, afin d'entendre dans nos propres silences, la part de l'autre que nous sommes : "Le langage fuit celui qui se montre en dessous de la signification, il s'appauvrit, se réduit et se décharge de toute la force de ses propos… celui qui se montre en dessous de la signification n'apercevra jamais les voies que trace la parole aux moments les plus magiques de son existence" (102).
Yves Chemla

 

 

 

  Mise à jour le : 24/01/09