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La
volonté d'apprendre comme le désir de savoir ouvrent à
l'innovation sociale. Mais cette disposition et cette prise de conscience
en modifiant le rapport de chacun au réel, à sa représentation
et à sa construction, se heurtent la plupart du temps, on le
sait, à des résistances dont les enjeux ne sont pas, loin
s'en faut, directement perceptibles. Le récit d'Aimée
Gnali interroge avec une grande attention la crise radicale qu'entraîne
ce conflit. Conflit politique, certes, mais aussi peut être plus
fondamentalement encore conflit existentiel, tant il est vrai que notre
rapport au monde est d'abord un rapport qui se tisse entre les autres
et nous.
C'est pourquoi, d'emblée, ce récit s'offre comme un remarquable
témoignage du décrochage historique de l'articulation
entre la tradition et la modernité qui aura suivi les soleils
des indépendances dans la République Démocratique
du Congo. Dans une langue précise, qui se maintient toujours
sur le fil de l'émotion, elle raconte sa relation difficile et
traversée de silences, mais exceptionnelle, avec quelqu'un qui
aurait pu être un acteur de poids dans la construction du pays
: Lazare Matsocota, Mat comme l'appelaient ses proches, dont il a assuré
la formation intellectuelle, contre l'emprise de l'ignorance. A l'instar
de Kourouma, mais dans un registre non épique, Aimée Gnali
rappelle combien " le sous-développement,
la corruption, l'impudence avec laquelle sont employés les mots
authenticité, socialisme, lutte et développement, cet
ensemble de mensonges et de ressentiments, qui révoltent, ont
des causes profondes et nombreuses". Deux d'entre elles
retiennent particulièrement son attention : le tribalisme et
son corrélât, la négation des savoirs et des apprentissages.
Au point de départ du récit, il y a la rencontre avec
Mat, et une promenade dans le parc de Sceaux, près de la résidence
universitaire d'Antony, dans une solitude partagée. Nous sommes
en 1960, en hiver. Dans quelques mois, le Congo déclarera son
Indépendance. Une charge importante pèse sur les protagonistes,
sans doute à leur insu : tous les deux appartiennent à
une des premières générations d'étudiants
congolais, futurs cadres de la nation. Mat et Haïdara, le compagnon
d'Aimée, discutent sans cesse de politique, s'appuyant sur les
maîtres à penser de l'époque : Marx et Lénine
notamment. Mais au centre de ces échanges, il y a comme une sorte
de vide : Mat s'est séparée de ses maîtresses, Aimée
ne parvient à s'affirmer qu'à la marge : " Mon
inculture politique me disqualifiait d'office. En dépit de la
considération que me valait mon exploit de première bachelière
de l'Afrique Équatoriale Française (A.E.F.), je n'étais
donc que la petite amie d'Haïdara ". Alors qu'une nation
va naître dont ils sont partie prenante, les protagonistes vivent
déjà la déchirure et l'isolement. La contradiction
est trop marquée. Et il faut à Aimée se retirer
en maison de repos pour parvenir à reprendre pied dans ce monde,
où, comme elle a pu le constater depuis son entrée au
Lycée Savorgnan-de-Brazza, les femmes se voient accorder une
place réduite.
La majeure partie du récit, ponctué par ce mouvement de
rencontre et de retrait, va se déployer alors entre le retour
d'Aimée, son intégration dans la Fédération
des Étudiants d'Afrique Noire en France et février 1965,
date de l'assassinat de Mat. Ce dernier sera pendant ces années
le mentor de la narratrice. D'abord un guide : il lui permet d'accéder
à des fonctions importantes au sein de la fédération.
Il sera ensuite son formateur : chaque réunion est préparée,
puis analysée point par point. Pour disposer d'outils intellectuels
permettant d'affronter le dogmatisme de tel dirigeant, il lui lira à
haute voix les textes fondamentaux de l'action politique, textes qu'ils
commenteront ensemble. Le personnage de Mat en prend un relief particulier,
et le beau parleur, séduisant et séducteur, un peu cabotin,
se révèle autre, mais dans la discrétion de l'intelligence
: " comme beaucoup de Congolais, et sans
doute aussi de non-Congolais, j'avais toujours vu en Mat un dilettante.
(...) Je découvrais un mentor exigeant. A mon endroit. Mais aussi
pour lui-même. Il lisait tout. Bien que ses préoccupations
fussent essentiellement politiques, il s'intéressait au roman
comme aux journaux ou à la poésie ". C'est
par la parole, que retranscrit l'auteur avec autant de précision
et de proximité qu'il est possible de le faire dans l'écriture
et avec une césure de 50 années, que cet enseignement
s'accomplit. Henri Lopes, lui aussi, fut à cette époque
un proche de Mat, et c'est par son intermédiaire qu'Aimée
Gnali rappelle la force de cette parole. L'éloge est marquant
: " Je ne crois pas que le Congo ait produit
depuis un seul orateur de cette étoffe ", affirme
Lopes.
Mat sera aussi l'amant d'Aimée : un amant à la fois si
proche, par la complicité et l'accord, mais brusquement si éloigné
par les considérations familiales et traditionnelles. Les jeux
complexes du " tribalisme conjugal " interdisent leur mariage,
pourtant souhaité par Mat. La dialectique de l'ouverture et de
la fermeture est irrémédiablement close sur le constat
: " Tu es dans la tribu ou tu ne l'es pas.
Beto na beto. C'est entre nous. Nous sommes entre nous. Nous vivons
entre nous. Même après la mort. Nous restons entre nous.
" Remettre en question ne fût-ce que sur le plan de la vie
individuelle un tel principe revient à dénier aux modes
traditionnels de la circulation de la parole leur caractère définitif.
Cela revient surtout, sur le plan politique, à critiquer sévèrement
le mode de transmission du pouvoir.
Mat fut enfin le repère intellectuel à partir duquel la
narratrice décrit la dévalorisation du projet politique
qui se mit en place après l'élection de Youlou et de ses
successeurs, notamment le déplacement du projet éducatif
vers un embrigadement généralisé des forces vives
de la nation : " Négligeant les collèges
populaires destinés à leur rattrapage en dehors des classes
officielles, [les jeunes désœuvrés] s'investirent
en masse dans la milice, plus gratifiante pour eux ". La
terreur put ainsi être imposée par ceux qui en furent les
victimes : " Les Congolais avaient capitulé
avant même de combattre ". La nouvelle situation fut
alors propice à l'exécution de ceux dont la parole libre
- c'est-à-dire irrécupérable par le slogan - devenait
une menace pour le pouvoir. La mécanique sanglante de la tragédie
fut alors enclenchée.
On le voit, le livre d'Aimé Gnali interroge au plus près
l'articulation à la fois essentielle mais combien fragile entre
l'existentiel et le politique. La finesse des analyses - notamment sur
les complexes relations de parenté, comme sur la fonction du
mythe fondateur de Matsoua -, l'émotion discrète, qui
transparaît à chaque arrivée de Mat dans la narration
et surtout le dialogue, ce " tremblement
du cœur qui sous-tend le texte", selon la belle expression
d'Henri Lopes dans sa préface, font de ce récit plus qu'un
témoignage historique. Il s'agit bien plutôt de l'invitation
faite au lecteur à partager l'intimité d'une conscience.
Yves Chemla
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