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Pour Anne et Frédéric Naef
Sur La Part du mort, de Yasmina Khadra, Paris, Julliard, 2004
Algérie : une entité à part, une poussière
d’êtres. Des grains de sable, que balaie le vent. Le souci
de la distinction permet à une minorité de croire qu’elle
offre des reflets rutilants, dans le soleil ou bien dans la nuit. Brahim
Llob , en revanche, sait d’expérience certaine, mais si
vaine au regard de ceux qui brillent, que la véritable lumière
est intérieure. Il sait avancer avec retenue, et s’arrêter
au seuil de l’avidité. C’est un homme pétri,
lui aussi, de désirs. Mais le propre du désir est bien
de le demeurer, et de se constituer comme horizon. Pourtant, que les
femmes sont belles ! Son regard nous les désigne, et nous sommes,
lecteurs, dans l’attente de son accomplissement. L’accomplissement
entraînerait aussi l’homme hors de lui-même. Brahim
Llob, qui est pour nous déjà mort, aurait eu une vie seconde,
il aurait connu une autre femme que Mina. Soria est pourtant devant
lui. Elle le répare : il a été assommé.
Ses doigts « s’éparpillent » sur le corps meurtri.
« Elle se penche, et son sein le plus proche déborde, le
téton telle une cerise sur le gâteau ». Le sein se
libère soudain. « Ballet feutré » des souffles.
« Lèvres », « force », « tremblements
» : l’émoi s’empare de l’homme. Il pourrait
maintenant céder. Croire que cette force permettrait de faire
front contre l’injustice et l’horreur.
Car en Algérie, on souffre d’ « un déficit
affectif patent » (145). Alors, on tente de franchir le seuil,
par tous les moyens possibles. La secrétaire, Baya, ou l’inspecteur
Lino, franchissent la ligne. Ils tentent d’accomplir leurs désirs,
dans l’appariement forcené. Baya multiplie les «
aventures », Lino fait la rencontre de sa vie. Vivre et aimer
se confondent. Brillance, beauté, raffinement, élégance
: rien n’est trop beau avec Nedjma. Lino engage son salaire, les
salaires des autres. Il doit tant d’argent à tous. L’inquiétude
monte. Et puis, Nedjma disparaît dans la nuit. Lino est nu. Lino
se noie, dans le whisky, dans ses vomissures, dans ses déjections.
Il pourrait, crédit étant mort, se perdre dans le «
zombretto », la drogue des plus pauvres. Mais l’histoire
le rejoint, l’emporte. Elle l’a avalé, le concasse,
puis le recrache. « En Algérie, quand la trappe s’ouvre
sous votre empire, les abysses ne suffisent pas à votre nuit
» (178). Lino est transformé en «vulgaire serpillière
», la dignité confisquée (204).
Nedjma, celle-ci, en tous cas, ce n’était pas l’Algérie.
A peine un éclat de verre. Brahim Llob, lui, depuis son retrait
intérieur, sait par expérience qu’on ne marche sur
le sable qu’avec précaution, « en faisant attention
à ne pas me couper la plante des pieds sur un tesson »
(177). Algérie, terre non promise. La plage est jonchée
de cadavres. Le désir fuit de toute part. La peur recouvre le
champ des possibles : ce qui est arrivé à Lino, chacun
peut le subir. Et quand la déchéance ne suffit plus, alors,
on tue. « On » ? Quelle est cette autorité ? D’ou
vient-elle ? Quelle est son origine ? Pour pouvoir nommer, il faut avancer
à rebours du temps : il faut retrouver l’origine de la
panne, par où s’est enfuie l’exigence de vérité.
L’enquête de Brahim Llob est singulière : à
son insu, il est conduit vers le charnier. Tout le monde est au courant,
sauf lui. Pourtant, plus d’une notation signale que le maquisard
Llob, devenu policier, a eu sa part dans cette histoire : « Le
pays accédait à l’Indépendance et Alger se
shootait au baroud. On riait, on caracolait, on se soûlait ferme
entre deux lynchages » (58). Les traces de cet innommable remontent
à la surface, comme l’abjection, dont il est impossible
de se défaire. C’est la première des manipulations
: tous ont ce qui s’est passé en partage, la plupart croient
qu’il est possible de l’oublier, de confondre ces meurtres
dans le souvenir de la Fête. Plus qu’une enquête,
c’est le démontage de ce refoulement initial, sa transformation
en récit : ici, dans le roman, il y a des noms, des circonstances
et des hurlements dans la nuit de l’Histoire dont il faut bien
apprendre à entendre l’écho. L’enjeu est de
parvenir à s’en défaire. Une puissance mystérieuse
le conduit à comprendre et à se défaire d’une
illusion d’optique et d’un trou noir. Une voix, au téléphone,
le conduit au lieu de la révélation, qui ne se confond
pas avec le charnier. Il voit l’alliance contre nature entre l’archéologie
si rigoureuse et le mensonge incarné : celle qui fut un moment
l’objet du désir et qui dirige de fait l’enquête
est l’amante d’un des rouages de l’organisation politique
et sociale au pouvoir. Ultime retournement : il faudrait récrire
cette histoire qui vient d’être racontée. La manipulation
était initiale, l’intimidation première. A quoi
sert, alors, d’écrire ? Il est déjà trop
tard.
Il sera toujours trop tard. Voilà bien la leçon à
tirer de tout roman qui raconte une enquête : il est inutile,
car il ne peut prévenir l’action du mal. La littérature
raconte les luttes vaines, les désespoirs intérieurs qui
rongent l’être, la misère installée, et la
pauvreté. Qui veut mettre en œuvre la probité doit
accepter de souffrir le manque d’eau, les odeurs repoussantes
et d’abord la sienne propre. Brahim Llob est toujours décalé,
dans ses postures, dans ses attitudes, dans ses mots. La brillance des
possédants est contrebalancée en lui par l’éloge
soutenu de la médiocrité, par l’attention au faits
et gestes de la trivialité du quotidien, sa soupe aux oignons,
par exemple. Accepter d’être considéré comme
un être de médiocre envergure n’est pas l’apanage
de tous, dans un monde qui vise à la distinction. On ne saurait,
dans l’Algérie des années de plomb, être et
avoir. Il y a une disjonction entre les deux. Et le commissaire ne peut
même pas se prendre pour un Hercule nettoyant les écuries
d’Augias. A peine cherche-t-il à rendre son subordonné
présentable et à lui redonner une possible dignité
: « j’enlève mon veston, retrousse les manches de
mon chandail et entreprends de changer les couches de mon officier avant
l’arrivée des brancardiers » (150). Ce n’est
jamais facile. Ceux qui n’acceptent pas de se laver les mains
quand tout est rongé par l’opprobre autour de soi prennent
le risque de disparaître, comme cet ancien fonctionnaire de Sidi
Ba, Tarek Zoubir. Car les gardiens de la révolution en sont d’abord
et avant toute chose, les accapareurs. Pourtant, quand l’exigence
de vérité l’emporte sur la peur de la mort, c’est
aussi l’échec. Il ne saurait y avoir d’héroïsme
positif. La mort réunit le justicier et le boucher, Rachid Debbah.
« La poussière et les fleurs » se confondent, oui,
dans l’alibi du temps (151). Si les hommes se battent les uns
contre les autres, et pour des raisons d’un autre temps, leur
empoignade ne sera jamais à la mesure de leurs blessures ni de
leurs mutilations. Ils sont solitaires, enfermés à l’intérieur
d’un cercle de craie. En se rejoignant, ils tracent un autre cercle
qui les englobe. Il est plus large, et la ligne qu’ils perçoivent
leur paraît un peu moins courbe. Si jamais le cercle était
plus grand, beaucoup plus grand, alors la limite s’imposerait
à eux comme un horizon et non comme une prison. La réussite
du pouvoir est de parvenir à convaincre chacun qu’il n’est
qu’un îlot bordé de récifs. Pas d’intersubjectivité,
juste le mépris. Mina, aussi, dit le désastre initial
: « Le colon parti, on s’est perdus de vue. A force de chercher
coûte que coûte à croquer la lune, nous avons renoncé
à l’essentiel. (…) Parce que nous avons choisi de
manœuvrer en solo, nous nous décomposons. Nous nous égosillerions
jusqu’à l’extinction des voix que personne ne viendrait
à notre rescousse, puisque chacun n’écoute que son
propre chant des sirènes » (102). Il faudrait réapprendre
à faire front. En attendant, demeurer en retrait, et penser l’archipel
alors qu’on se tient campé sur son rocher. D’où
la très grande trivialité des propos, et la constante
agressivité des personnages. Dans le roman, cela donne des dialogues
« vivants », « efficaces », une langue si proche
de l’oralité et donc de la vérité. On peut
en sourire. Rarement autant que dans ce roman, Yasmina Khadra parvient
à faire dériver les mots et à leur faire toucher
la part de sensibilité qui justement n’a plus rien à
voir avec le souci de la déférence aux codes littéraires.
Il fait glisser les prescriptions littéraires, comme on glisse
sur le remugle et la saleté accumulées depuis l’Indépendance.
La langue décroche, et, parfois, ce qui devait être un
strict compte rendu devient le récit presque grandiloquent de
l’apparition d’un deus ex machina, dans la bouche d’un
majordome. C’est précisément là que gît
la déférence qui n’est qu’une façon
de s’immobiliser sous le regard de Méduse. L’apparition
d’un dieu contraint le regard : « Haj Thobane a écarté
ses bras qui, dans la perplexité générale, paraissaient
plus larges que l’horizon » (144). Le majordome se fait
grand prêtre du culte des puissants, la vision du monde se brouille
dans cette vive clarté visible un instant, car tout autour, c’est
la nuit. Dans ce sanctuaire d’un rituel réservé
aux riches, à ceux qui ne doivent pas se mêler à
la tourbe, et dont le nom est déjà l’annonce d’une
dérive, Le Sultanat, l’apparition de Lino, puis de Llob
s’apparente à l’iconoclastie. Est-ce qu’il
suffit de briser les images pour que la vérité sorte de
son trou dans le sable ? Ici aussi, la manipulation est à son
comble : le rituel était joué d’avance, et sans
le savoir, Lino comme Llob n’étaient que les objets du
sacrifice. On le sait : le roman d’enquête a toujours quelque
chose à voir avec la tragédie grecque, et elle même
se souvient qu’elle était une part du rituel. Et le roman
signale fortement les trois actes de cette tragédie. Emballement,
machine infernale : la folie gagne le terrain, et rien ne parviendra
à la retenir. Les dénonciateurs se révèleront
tout aussi altérés.
Yasmina Khadra dans La Part du mort explore une dimension particulière,
celle des aliénés. Il faut se souvenir que la Révolution
algérienne eut la première sans doute le souci de l’aliénation
et de la maladie mentale, et que la figure tutélaire de Frantz
Fanon fut déterminante pour son image dans le monde. Il y aura
eu ce choix, décisif, de considérer j’intelligence
comme fer de lance de l’insurrection. Que s’est-il passé
alors pour que celle-ci reflue, et que le contrôle social devienne
l’apanage d’illettrés, ne sachant ni lire ni écrire
? Pourquoi le stylo est-il cassé ? Patiente anamnèse de
Yasmina Khadra. « Je dois comprendre », semble murmurer
une voix intérieure en Llob. L’impératif moral est
premier. Comprendre : prendre acte que ce qui est dit appartient d’abord
au désordre de l’opinion, et à ce titre, mérite
d’être remis en jeu. On ne s’en prend pas impunément
aux Grands Récits, aux signifiants spectaculaires, sans jeter
sur les autres, mais aussi sur soi, le regard désapprobateur.
La même bassesse emporte tous les acteurs : « Ils se sont
sucrés sur le dos du contribuable pendant que nous chantions
Qassaman en paradant parmi les scouts » (157). Il faut refonder
la morale, puisque celle-là même qui a été
transmise aux enfants et aux orphelins et qui est revendiquée,
justifie l’indignité et ronge l’État de droit.
Même la négation de cette situation participe de la ruine.
On pourrait écrire que cette nécessité s’inscrit
à plusieurs niveaux du texte : regardons de près, la plupart
des figures qui composent le récit sont redoublées, et
c’est dans l’écart entre les attitudes que se donne
à lire la nécessité de cette fondation. La narration
elle-même se duplique. La même histoire est sans cesse racontée,
apportant dans chaque cas un élément nouveau, une aspérité
cachée qui soudain se révèle et fait bifurquer
le sens. Un démon travaille ce texte : il y a au départ
une page blanche, Sans Nom Patronymique, et c’est la recherche
de ce nom, comme l’écriture de l’histoire de ce nom
qui est racontée. Mais hélas : les pièges sont
multiples : « L’Histoire, par endroit, est la pire ennemie
de l’avenir » (116). La page blanche est le début
et la fin de l’histoire : les discours de l’Homme renvoient
chacun à un fatalisme simplificateur, qui rend impossible un
autre parti que celui de la destruction. Dans un monde où les
pères et les mères ont été assassinés,
les orphelins n’ont d’autre choix que celui de survivre
par la prédation : le colon parti, on se dévore entre
soi, dans l’anonymat de ceux qui n’ont plus rien, qui ne
sont rien, à peine des instruments. SNP est abattu. Fin de l’histoire.
En fait, ce n’était pas la bonne. Il y aurait quand même
une possibilité, une ouverture, un angle mort, que personne n’aura
perçu. On oublie trop souvent que l’enquêteur manipulé,
et manipulateur, lui aussi, à ses heures, est aussi un romancier.
Désormais disparu, il est mis à découvert. On apprenait
dans L’Automne des chimères qu’il signait
ses livres du pseudonyme de Yasmina Khadra. L’Automne des chimères,
roman posthume, est ici revendiqué par Brahim Llob, en personne.
Mais Brahim Llob y était mort. La Part du mort est bien
cette œuvre pré-posthume qui vient défier l’imagination.
Ou bien est-elle écrite par un revenant, dans l’après-coup
de sa disparition. Paradoxe de l’histoire : les romans de Yasmina
Khadra sont saturés par les portraits en creux de Brahim Llob
et celle qui raconte n’existe pas, autrement que comme une fine
pellicule transparente. C’est bien elle la véritable page
blanche. Elle qui voit mais qui demeure invisible. Elle est ici inscrite
dans le roman : tous les protagonistes recherchent un garçon,
miraculeusement réchappé du massacre de sa famille. Et
c’est bien une femme qui a mené l’enquête,
pour se venger des vomissures de l’histoire. Elle sait tout, depuis
le début, et il n’est pas étonnant que dans les
premiers mots, Brahim Llob trace les contours d’une immobilité
pourrissante : « J’ai le sentiment de me décomposer
au fil des minutes, que chaque instant qui s’en va emporte avec
lui un pan de mon être » (10). Pour être, il doit
être agi. A partir de ce moment, le commissaire redevient ce tuteur
qui rend possible, par sa force, et sa présence en retrait, le
dépassement des verrouillages traditionnels de la société
algérienne. L’orpheline, elle, a la maîtrise des
savoirs et de l’Histoire. Il devrait être possible de commencer
à régler des comptes.
Mais le diagnostic final est bien terrible : on n’établit
pas le droit sur le meurtre. Et il ne saurait être question de
confondre celui-ci avec la justice, toujours aveugle. Dans un dernier
retournement, Llob répond : « Je m’interdis de faire
allégeance aux prophéties qui légitiment le meurtre
» (411). Voilà ce que devient, sous les yeux du lecteur,
par cette anamnèse de l’horreur, l’Algérie
: plus une patrie, pas même une matrie, mais un archipel d’êtres
sans aveu, le terrain propice, enfin, à « l’une des
plus effroyables guerres civiles que le bassin méditerranéen
ait connues… » (414). Seuls des spectres, très légèrement
décalés de ce théâtre d’ombre que suscite
la littérature, peuvent encore parvenir à le faire entendre.
Et cette littérature est bien le dernier espace qui rende possible
l’élaboration patiente, malgré l’urgence,
d’une morale effective.
Yves Chemla
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