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Moustafa
Khalifé, La Coquille. Prisonnier politique en Syrie, récit
traduit de l'arabe (Syrie) par Stéphanie Pujols, Actes Sud, coll.
Sindbad, Arles, 2007
La littérature, particulièrement celle du XXème
siècle, nous a rapproché de ces tragédies par lesquelles
l'humanité est réduite en lambeaux. On doit à la
fois le déplorer et le célébrer, dans un trouble
consentement au recul incessant de ce qui se rend possible à
l'écriture, comme de ce qui la rend insupportable : elle est
à la fois ce qui confère à la connaissance une
part de vérité, et pourtant, elle n'est que l'apparence
de cette vérité. Par delà les figures de la jouissance
sadienne, par delà les récits de témoignages, l'inacceptable
est un motif récurrent de la littérature, tout à
la fois exercice périlleux et ouverture à la connaissance
plus radicale de ce qui est, d'abord de soi. La littérature devient
alors ce qui nous condamne, par le malaise qu'elle entraîne. Les
tortures, les horreurs, les camps, les souffrances jusqu'à la
destruction de l'homme, la veulerie des tortionnaire, tout cela nous
le savons, et nous ne détournons pas le regard. La véritable
question est de savoir ce que nous faisons de ce savoir, justement,
de cette confrontation qui nous est imposée, comme la question
la plus aiguë, à la douleur des autres.
Le livre de Moustafa Khalifé, La Coquille, participe de
ce déplacement qui voit la littérature s'approcher dangereusement
de ce qui la nie. Mais son objet est précisément de rendre
compte de cette expérience intérieure qui est résistance
à l'anéantissement. Bien que sous-titré Prisonnier
politique en Syrie, il ne s'agit pas d'un témoignage. L'exigence
de la littérature vient ici comme un écran protecteur,
pour dire le mal, dans son accomplissement féroce, tout en protégeant
celles et ceux qui pourraient encore y être soumis. L'histoire
racontée n'est pas vraie, mais pourtant, c'est bien de la vérité
de la souffrance et de la déchéance dont il s'agit, de
la première à la dernière ligne. Emprisonné
pendant près de treize ans, Moustafa Khalifé a vécu
les épisodes qu'il raconte, ou bien il les a entendus de la bouche
même de détenus. Certains noms évoquent des personnes
que l'on peut identifier. Le lieu de la détention, bien que jamais
nommé, est même visible sur des photographies aériennes.
Des rapports
de sociétés pour la défense des prisonniers politiques,
déjà anciens, témoignent, eux, directement, de
l'existence de ce qui s'est passé, là-bas, près
des ruines de l'antique Palmyre.
Mais La Coquille dit d'abord la stupeur de celui qui est projeté
hors de soi. Déjà, Jean Améry nous avait prévenu
de ce que la torture installe ceux qui y sont soumis dans l'incertitude
d'avoir été : "avec le premier
coup de poing du policier contre lequel il n’y a pas moyen de
se défendre et que ne viendra parer aucune main secourable, c’est
une partie de notre vie qui s’éteint pour ne plus jamais
se rallumer". La souffrance du narrateur de La Coquille
est même redoublée : le temps de l'histoire correspond
à celui des grandes répressions contre les confréries
des Frères musulmans, en Syrie. Or le narrateur s'affirme chrétien,
et même athée. La violence à son égard est
augmentée par les tortionnaires – il est deux fois traître,
puisque chrétien, il aurait aidé les Frères musulmans
– et il est l'objet de la réprobation, de la haine de la
part des autres détenus. C'est un être impur. On ne doit
le toucher ni même lui parler. "Avec
le temps, une carapace a commencé à se former autour de
moi. Une carapace à deux parois : l'une forgée par la
haine qu'ils me vouaient (je nageais dans une mer d'aversion, d'exécration
et de répugnance, et je luttais pour ne pas m'y noyer) ; une
autre par la peur que j'avais d'eux !" Cette carapace est
un supplément du corps : on ne peut pas non plus ne pas penser
sa matérialité, corps entaillé par le fouet, l'os
parfois à vif, labouré par les séances de rasage,
comme la terre par un soc de charrue. La peau durcit, devient presque
pierre. Ce qui est infligé au corps modifie profondément
la pensée. Mais aussi pierre fragile : la carapace que décrit
le prisonnier est en fait une coquille. Comprenons bien le mouvement
qui se déroule sous les yeux : la stupeur initiale est devenue
un état permanent, le regard retourné au dedans de soi,
tant il est de l'ordre de l'interdit même, de lever les yeux sur
celui qui frappe, et de faire face à l'anéantissement
décidé au dehors. Qui le fait, qui se redresse, déjà
par le regard, est irrémédiablement détruit. Les
épisodes qui témoignent de ces sursauts de l'être
ponctuent le livre. C'est aussi par là, à l'intérieur
de cette coquille, que se révèle l'entrée dans
un temps sans mesure, un temps de perpétuité. L'être
ainsi atteint est irrémédiablement altéré,
il devient un être sans horizon, ni appartenance.
Car l'enfermement est sans motif discernable. Identifié dès
son retour au pays – juste avant, même, puisque les choses
commencent à la douane -, pour être arrêté
et emprisonné, l'homme est jeté dans l'anonymat. Il ne
reconnaîtra son nom qu'avec difficulté, dans l'étonnement
d'être nommé, une nuit, pour être retiré de
ce purgatoire. Surtout, l'enfermement est sans objet : pas d'activité
possible. Il faut rester immobile, assis, couché ou debout, des
heures durant. Les coups, la nourriture, la maladie, viennent comme
rythmer ce temps, lui-même sans objet. Les semaines, les années
passent, ponctuées par un illusoire calendrier ; l'écriture
devient présence du présent, ordonné par une date,
le jour, le mois, dans une intemporalité qui s'apparente à
la perpétuité, par l'évocation du lieu : la cellule,
les communications ; des rituels : la séance de rasage, la douche,
les repas, la prière, la promenade ; des autres : les fedayin,
les tortionnaires, les exécutés. Rien de tout cela n'a
de sens et ce pourrait être la fin de l'histoire : "Je
me demande quelquefois : Qu'est-ce que je suis ? Un homme ? Un animal
? Une chose ?" L'homme est tombé en dehors de soi
et sa présence est celle de ce rien, attente du rien, sinon du
cliquetis que font les clefs dans la serrure, qui pourrait signifier
sa mort. En surplomb, les tortionnaires, les gardes, qui ont droit de
vie ou de mort sur cette chose-là, réduite à un
déchet, objet d'invectives, adossées à une sexualité
dégradée et dégradante, toujours en recherche d'innovations
pour humilier, et fracasser l'humanité contre le sol de béton.
Les corps morts sont eux mêmes avilis, de la manière la
plus abjecte, alors même qu'aucun spectateur n'est censément
présent. Êtres sans entraves, les tortionnaires sont eux
mêmes réduits à des machines à anéantir,
dans le déchaînement d'une passion haineuse dirigée
contre les anciens possédants et les intellectuels. Superposée
à la machine dictatoriale, et instrumentalisée par celle-ci,
la haine de classe s'alimente de sa propre violence qui inverse les
marques de respect, et refoule toute dignité hors du champ de
l'espèce humaine. Être privé de soi, contraint à
mesurer sa propre altérité, dans un dédoublement
vertigineux, le prisonnier se maintient alors au bord de cet autre et
de ce soi qui le décrivent, dans le silence et le mutisme qui
ne veut, dans un sursaut décisif, s'achever dans la mutité
: "Ma bouche est hermétiquement fermée.
Elle ne s'ouvre que lorsqu'on fait entrer les repas. J'ai la sensation
que ma bouche commence à rouiller. Peut-on perdre l'usage de
la parole si l'on reste trop longtemps sans parler ? Il faut que je
parle, au moins avec moi-même. Ils n'auront qu'à dire que
je suis fou !"
C'est depuis cette exigence que se lève la plus grande victoire,
qui est de conférer à la survie un objet : mémoriser
pour pouvoir, un jour peut-être, raconter. Replié dans
sa coquille, l'être regarde le monde par un orifice qui laisse
entrer les choses dans un champ limité. Mais aussi il faut mettre
en mémoire, fabriquer un texte, quotidiennement mémorisé,
réitéré, fixer l'attention à ce bruissement
inéluctable, qui semble sans cesse vouloir forcer l'être
à dépasser les limites, malgré l'enfermement dans
les ténèbres et dans l'abandon. Document de nature parfois
anthropologique, La Coquille décrit les techniques de
mémorisation, qui ont permis de retenir les noms des disparus,
par le fait de la torture ou exécutés. La récitation
du Coran, lui aussi intégralement mémorisé
par le narrateur, participe de cet exercice, qui consiste à intégrer
des parcelles du monde dans une mémoire qui pourrait elle aussi
être sans objet, si le prisonnier disparaissait. En réduisant
le champ de perception du monde au diamètre d'un oeil –
le narrateur était cinéaste -, ce qui en est conservé
est d'autant plus distinct. Point de surenchère : les choses
arrivent dans les mots au fur et à mesure de ce temps hors du
temps, dans la retenue, mais aussi sans retenue sur ce qui a trait au
corps, et à ses exigences qui deviennent ce qui est le plus important,
le seul rythme auquel l'être accède, la volonté
se déclinant à partir de lui. Ce qui s'appelle dans le
livre "l'année de la faim"
ancre encore plus profondément cette exigence de l'organisme
: "Le froid nous fige. La faim nous consume".
Les prisonniers deviennent diaphanes, cireux, presque des cadavres.
Mais l'écriture sur le parchemin de la mémoire continue,
dans un pathétique sans pathos, faisant entendre toujours la
voix primaire, qui dit ce qu'il y a sous le regard, le commentant dans
une distance conférée à l'écriture par des
notations en italiques qui sont comme des suspens de la respiration,
un retrait mesuré. Tout le texte est tramé de cette façon,
dans la pondération de l'expression : un 1er janvier, les prisonniers
sont immobilisés dans la cour, aspergés d'eau, battus
dès lors qu'ils s'évanouissent. "J'avais
subi et vu subir toutes sortes de douleurs physiques. Mais se faire
fouetter dans le froid, sur peau humide, est une chose qui ne se décrit
pas". Si le champ de la perception est étroit, celui
du hors champ est d'autant plus amplifié, pour le lecteur. Mais
aussi, ce qui est visible finit par lasser : "Les
années passaient, et je demeurais tapi sous ma coquille à
épier dedans et dehors, à l'intérieur et à
l'extérieur de la cellule. Néanmoins, au fil des jours,
je perdis de l'intérêt pour beaucoup de choses, parce que
je les connaissais de bout en bout".
C'est sans doute à partir de cette limite que le texte montre
un retournement, et révèle sa construction : la reconnaissance
de soi comme autre redevient possible, la parole s'entrouvre, l'amitié
renaît, et avec elle l'échange. Lentement, la longue marche
du retour vers le monde des femmes et des hommes du dehors est alors
amorcée. Il y a d'abord une prise de parole publique, devant
les autres détenus – 300 dans la cellule -, par laquelle
le prisonnier affirme l'évidence, que ce n'est pas valoir beaucoup
plus que le geôlier que de reproduire dans l'enfermement ce que
le policier inflige à tous. Il aura fallu attendre dix ans dans
le silence pour que cette parole devienne possible, ce qui la rend décisive.
Le texte devient aussi plus sensible à l'émotion, moins
à l'effroi. Le monde, peu à peu, retrouve son épaisseur
dans la présence des autres, celle d'un père, par exemple,
dont les trois fils lui sont arrachés et qui sont exécutés.
Mais il est toujours à l'intérieur de cette coquille,
dans cet abri. La relation, c'est dans cet intérieur qu'il la
fait entrer, ce qui n'est pas sans conséquence pour la suite.
Brusquement, par une sorte de déraison encore plus brutale que
celle qui affecte les prisonniers eux-mêmes, le narrateur est
expulsé du camp, et entre dans un chemin qui le conduit à
la libération. Celle-ci se fait au prix d'un chantage : il faut
remercier le dictateur, par un texte qui sera rendu public. Et celui
qui aura trop parlé au début de sa détention, alors
qu'il suffirait d'un griffonnage sur une feuille de papier, il se l'interdit,
décevant chacun qui, dans sa famille, a œuvré si
longtemps pour qu'il revienne parmi les humains. Pour les geôliers,
il semble aussi que l'on cherche à le faire sortir. Mais il résiste,
il ne consent pas. Il n'entre pas, il n'entre plus, dans l'acceptation.
Ce serait reculer, comme entrer à nouveau dans l'exécration
de soi, dans un autre anéantissement, une autre stupeur. La torture,
à nouveau infligée, dans une longue séance qui
est comme une initiation à la sortie, le trouve cette fois rivé
à cette coquille que nul ne parvient plus à briser. La
carapace s'est diffusée dans le corps, il y a un passé
sur lequel s'est construit l'autre en soi : "Je n'étais
plus comme j'étais il y a douze ans. L'expérience m'avait
endurci. J'ai entrepris de me convaincre que j'étais un homme…
et un homme courageux. Un homme courageux capable de supporter."
On signera pour lui.
La dernière partie du livre dit alors le nouvel enfermement dans
l'incompréhension : les autres ne peuvent entendre cette histoire,
le narrateur ne parvient pas à la raconter. Irrémédiablement,
le monde a changé de forme et de couleur : une fine poussière
semble s'être déposé sur lui, comme la banalité
des paroles projetées dans un dialogue sans écoute. Le
prisonnier est revenu d'entre les morts, et paradoxe définitif,
il semble que ce soit lui le vivant, et ses proches, sa famille, ses
voisins, qui se sont amenuisés comme des corps sans esprit. "Laissez
moi en paix, je ne veux rien…" : parole simple au
point d'être la marque de l'indifférence coupable. Cette
exigence du non vouloir, prenons garde à ne pas la minimiser
en la considérant comme la demande de la tranquillité
et du repos. Il s'agit assurément de ceci qui nous est rappelé
: que, descendu au plus profond des abysses, celui qui en revient ne
peut plus pour longtemps – parfois définitivement –
dire que ce qui en lui est définitivement oblitéré,
une part de l'humanité. Notre seule attitude alors est de prendre
par devers nous cette altérité radicale, de la reconnaître,
de respecter en elle la dignité ultime qui lui appartient, le
retrait en soi.
Yves Chemla
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