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Côté Sud

   

Titre de l'article

 

date et lieu de parution

 
  Écrire la stupeur

{Des goûts et des couleurs, 28 septembre 2007

 

 
 

Moustafa Khalifé, La Coquille. Prisonnier politique en Syrie, récit traduit de l'arabe (Syrie) par Stéphanie Pujols, Actes Sud, coll. Sindbad, Arles, 2007



La littérature, particulièrement celle du XXème siècle, nous a rapproché de ces tragédies par lesquelles l'humanité est réduite en lambeaux. On doit à la fois le déplorer et le célébrer, dans un trouble consentement au recul incessant de ce qui se rend possible à l'écriture, comme de ce qui la rend insupportable : elle est à la fois ce qui confère à la connaissance une part de vérité, et pourtant, elle n'est que l'apparence de cette vérité. Par delà les figures de la jouissance sadienne, par delà les récits de témoignages, l'inacceptable est un motif récurrent de la littérature, tout à la fois exercice périlleux et ouverture à la connaissance plus radicale de ce qui est, d'abord de soi. La littérature devient alors ce qui nous condamne, par le malaise qu'elle entraîne. Les tortures, les horreurs, les camps, les souffrances jusqu'à la destruction de l'homme, la veulerie des tortionnaire, tout cela nous le savons, et nous ne détournons pas le regard. La véritable question est de savoir ce que nous faisons de ce savoir, justement, de cette confrontation qui nous est imposée, comme la question la plus aiguë, à la douleur des autres.

Le livre de Moustafa Khalifé, La Coquille, participe de ce déplacement qui voit la littérature s'approcher dangereusement de ce qui la nie. Mais son objet est précisément de rendre compte de cette expérience intérieure qui est résistance à l'anéantissement. Bien que sous-titré Prisonnier politique en Syrie, il ne s'agit pas d'un témoignage. L'exigence de la littérature vient ici comme un écran protecteur, pour dire le mal, dans son accomplissement féroce, tout en protégeant celles et ceux qui pourraient encore y être soumis. L'histoire racontée n'est pas vraie, mais pourtant, c'est bien de la vérité de la souffrance et de la déchéance dont il s'agit, de la première à la dernière ligne. Emprisonné pendant près de treize ans, Moustafa Khalifé a vécu les épisodes qu'il raconte, ou bien il les a entendus de la bouche même de détenus. Certains noms évoquent des personnes que l'on peut identifier. Le lieu de la détention, bien que jamais nommé, est même visible sur des photographies aériennes. Des rapports de sociétés pour la défense des prisonniers politiques, déjà anciens, témoignent, eux, directement, de l'existence de ce qui s'est passé, là-bas, près des ruines de l'antique Palmyre. Mais La Coquille dit d'abord la stupeur de celui qui est projeté hors de soi. Déjà, Jean Améry nous avait prévenu de ce que la torture installe ceux qui y sont soumis dans l'incertitude d'avoir été : "avec le premier coup de poing du policier contre lequel il n’y a pas moyen de se défendre et que ne viendra parer aucune main secourable, c’est une partie de notre vie qui s’éteint pour ne plus jamais se rallumer". La souffrance du narrateur de La Coquille est même redoublée : le temps de l'histoire correspond à celui des grandes répressions contre les confréries des Frères musulmans, en Syrie. Or le narrateur s'affirme chrétien, et même athée. La violence à son égard est augmentée par les tortionnaires – il est deux fois traître, puisque chrétien, il aurait aidé les Frères musulmans – et il est l'objet de la réprobation, de la haine de la part des autres détenus. C'est un être impur. On ne doit le toucher ni même lui parler. "Avec le temps, une carapace a commencé à se former autour de moi. Une carapace à deux parois : l'une forgée par la haine qu'ils me vouaient (je nageais dans une mer d'aversion, d'exécration et de répugnance, et je luttais pour ne pas m'y noyer) ; une autre par la peur que j'avais d'eux !" Cette carapace est un supplément du corps : on ne peut pas non plus ne pas penser sa matérialité, corps entaillé par le fouet, l'os parfois à vif, labouré par les séances de rasage, comme la terre par un soc de charrue. La peau durcit, devient presque pierre. Ce qui est infligé au corps modifie profondément la pensée. Mais aussi pierre fragile : la carapace que décrit le prisonnier est en fait une coquille. Comprenons bien le mouvement qui se déroule sous les yeux : la stupeur initiale est devenue un état permanent, le regard retourné au dedans de soi, tant il est de l'ordre de l'interdit même, de lever les yeux sur celui qui frappe, et de faire face à l'anéantissement décidé au dehors. Qui le fait, qui se redresse, déjà par le regard, est irrémédiablement détruit. Les épisodes qui témoignent de ces sursauts de l'être ponctuent le livre. C'est aussi par là, à l'intérieur de cette coquille, que se révèle l'entrée dans un temps sans mesure, un temps de perpétuité. L'être ainsi atteint est irrémédiablement altéré, il devient un être sans horizon, ni appartenance.

Car l'enfermement est sans motif discernable. Identifié dès son retour au pays – juste avant, même, puisque les choses commencent à la douane -, pour être arrêté et emprisonné, l'homme est jeté dans l'anonymat. Il ne reconnaîtra son nom qu'avec difficulté, dans l'étonnement d'être nommé, une nuit, pour être retiré de ce purgatoire. Surtout, l'enfermement est sans objet : pas d'activité possible. Il faut rester immobile, assis, couché ou debout, des heures durant. Les coups, la nourriture, la maladie, viennent comme rythmer ce temps, lui-même sans objet. Les semaines, les années passent, ponctuées par un illusoire calendrier ; l'écriture devient présence du présent, ordonné par une date, le jour, le mois, dans une intemporalité qui s'apparente à la perpétuité, par l'évocation du lieu : la cellule, les communications ; des rituels : la séance de rasage, la douche, les repas, la prière, la promenade ; des autres : les fedayin, les tortionnaires, les exécutés. Rien de tout cela n'a de sens et ce pourrait être la fin de l'histoire : "Je me demande quelquefois : Qu'est-ce que je suis ? Un homme ? Un animal ? Une chose ?" L'homme est tombé en dehors de soi et sa présence est celle de ce rien, attente du rien, sinon du cliquetis que font les clefs dans la serrure, qui pourrait signifier sa mort. En surplomb, les tortionnaires, les gardes, qui ont droit de vie ou de mort sur cette chose-là, réduite à un déchet, objet d'invectives, adossées à une sexualité dégradée et dégradante, toujours en recherche d'innovations pour humilier, et fracasser l'humanité contre le sol de béton. Les corps morts sont eux mêmes avilis, de la manière la plus abjecte, alors même qu'aucun spectateur n'est censément présent. Êtres sans entraves, les tortionnaires sont eux mêmes réduits à des machines à anéantir, dans le déchaînement d'une passion haineuse dirigée contre les anciens possédants et les intellectuels. Superposée à la machine dictatoriale, et instrumentalisée par celle-ci, la haine de classe s'alimente de sa propre violence qui inverse les marques de respect, et refoule toute dignité hors du champ de l'espèce humaine. Être privé de soi, contraint à mesurer sa propre altérité, dans un dédoublement vertigineux, le prisonnier se maintient alors au bord de cet autre et de ce soi qui le décrivent, dans le silence et le mutisme qui ne veut, dans un sursaut décisif, s'achever dans la mutité : "Ma bouche est hermétiquement fermée. Elle ne s'ouvre que lorsqu'on fait entrer les repas. J'ai la sensation que ma bouche commence à rouiller. Peut-on perdre l'usage de la parole si l'on reste trop longtemps sans parler ? Il faut que je parle, au moins avec moi-même. Ils n'auront qu'à dire que je suis fou !"

C'est depuis cette exigence que se lève la plus grande victoire, qui est de conférer à la survie un objet : mémoriser pour pouvoir, un jour peut-être, raconter. Replié dans sa coquille, l'être regarde le monde par un orifice qui laisse entrer les choses dans un champ limité. Mais aussi il faut mettre en mémoire, fabriquer un texte, quotidiennement mémorisé, réitéré, fixer l'attention à ce bruissement inéluctable, qui semble sans cesse vouloir forcer l'être à dépasser les limites, malgré l'enfermement dans les ténèbres et dans l'abandon. Document de nature parfois anthropologique, La Coquille décrit les techniques de mémorisation, qui ont permis de retenir les noms des disparus, par le fait de la torture ou exécutés. La récitation du Coran, lui aussi intégralement mémorisé par le narrateur, participe de cet exercice, qui consiste à intégrer des parcelles du monde dans une mémoire qui pourrait elle aussi être sans objet, si le prisonnier disparaissait. En réduisant le champ de perception du monde au diamètre d'un oeil – le narrateur était cinéaste -, ce qui en est conservé est d'autant plus distinct. Point de surenchère : les choses arrivent dans les mots au fur et à mesure de ce temps hors du temps, dans la retenue, mais aussi sans retenue sur ce qui a trait au corps, et à ses exigences qui deviennent ce qui est le plus important, le seul rythme auquel l'être accède, la volonté se déclinant à partir de lui. Ce qui s'appelle dans le livre "l'année de la faim" ancre encore plus profondément cette exigence de l'organisme : "Le froid nous fige. La faim nous consume". Les prisonniers deviennent diaphanes, cireux, presque des cadavres. Mais l'écriture sur le parchemin de la mémoire continue, dans un pathétique sans pathos, faisant entendre toujours la voix primaire, qui dit ce qu'il y a sous le regard, le commentant dans une distance conférée à l'écriture par des notations en italiques qui sont comme des suspens de la respiration, un retrait mesuré. Tout le texte est tramé de cette façon, dans la pondération de l'expression : un 1er janvier, les prisonniers sont immobilisés dans la cour, aspergés d'eau, battus dès lors qu'ils s'évanouissent. "J'avais subi et vu subir toutes sortes de douleurs physiques. Mais se faire fouetter dans le froid, sur peau humide, est une chose qui ne se décrit pas". Si le champ de la perception est étroit, celui du hors champ est d'autant plus amplifié, pour le lecteur. Mais aussi, ce qui est visible finit par lasser : "Les années passaient, et je demeurais tapi sous ma coquille à épier dedans et dehors, à l'intérieur et à l'extérieur de la cellule. Néanmoins, au fil des jours, je perdis de l'intérêt pour beaucoup de choses, parce que je les connaissais de bout en bout".


C'est sans doute à partir de cette limite que le texte montre un retournement, et révèle sa construction : la reconnaissance de soi comme autre redevient possible, la parole s'entrouvre, l'amitié renaît, et avec elle l'échange. Lentement, la longue marche du retour vers le monde des femmes et des hommes du dehors est alors amorcée. Il y a d'abord une prise de parole publique, devant les autres détenus – 300 dans la cellule -, par laquelle le prisonnier affirme l'évidence, que ce n'est pas valoir beaucoup plus que le geôlier que de reproduire dans l'enfermement ce que le policier inflige à tous. Il aura fallu attendre dix ans dans le silence pour que cette parole devienne possible, ce qui la rend décisive. Le texte devient aussi plus sensible à l'émotion, moins à l'effroi. Le monde, peu à peu, retrouve son épaisseur dans la présence des autres, celle d'un père, par exemple, dont les trois fils lui sont arrachés et qui sont exécutés. Mais il est toujours à l'intérieur de cette coquille, dans cet abri. La relation, c'est dans cet intérieur qu'il la fait entrer, ce qui n'est pas sans conséquence pour la suite. Brusquement, par une sorte de déraison encore plus brutale que celle qui affecte les prisonniers eux-mêmes, le narrateur est expulsé du camp, et entre dans un chemin qui le conduit à la libération. Celle-ci se fait au prix d'un chantage : il faut remercier le dictateur, par un texte qui sera rendu public. Et celui qui aura trop parlé au début de sa détention, alors qu'il suffirait d'un griffonnage sur une feuille de papier, il se l'interdit, décevant chacun qui, dans sa famille, a œuvré si longtemps pour qu'il revienne parmi les humains. Pour les geôliers, il semble aussi que l'on cherche à le faire sortir. Mais il résiste, il ne consent pas. Il n'entre pas, il n'entre plus, dans l'acceptation. Ce serait reculer, comme entrer à nouveau dans l'exécration de soi, dans un autre anéantissement, une autre stupeur. La torture, à nouveau infligée, dans une longue séance qui est comme une initiation à la sortie, le trouve cette fois rivé à cette coquille que nul ne parvient plus à briser. La carapace s'est diffusée dans le corps, il y a un passé sur lequel s'est construit l'autre en soi : "Je n'étais plus comme j'étais il y a douze ans. L'expérience m'avait endurci. J'ai entrepris de me convaincre que j'étais un homme… et un homme courageux. Un homme courageux capable de supporter." On signera pour lui.

La dernière partie du livre dit alors le nouvel enfermement dans l'incompréhension : les autres ne peuvent entendre cette histoire, le narrateur ne parvient pas à la raconter. Irrémédiablement, le monde a changé de forme et de couleur : une fine poussière semble s'être déposé sur lui, comme la banalité des paroles projetées dans un dialogue sans écoute. Le prisonnier est revenu d'entre les morts, et paradoxe définitif, il semble que ce soit lui le vivant, et ses proches, sa famille, ses voisins, qui se sont amenuisés comme des corps sans esprit. "Laissez moi en paix, je ne veux rien…" : parole simple au point d'être la marque de l'indifférence coupable. Cette exigence du non vouloir, prenons garde à ne pas la minimiser en la considérant comme la demande de la tranquillité et du repos. Il s'agit assurément de ceci qui nous est rappelé : que, descendu au plus profond des abysses, celui qui en revient ne peut plus pour longtemps – parfois définitivement – dire que ce qui en lui est définitivement oblitéré, une part de l'humanité. Notre seule attitude alors est de prendre par devers nous cette altérité radicale, de la reconnaître, de respecter en elle la dignité ultime qui lui appartient, le retrait en soi.


Yves Chemla

 

 

 

  Mise à jour le : 24/01/09