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Paysages de mer, de neige et de mangroves | Inédit | ||||||
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Tout de même, on se sent un peu balourd quand on écrit à la lecture d’un roman de Jean-Luc Marty, tant l’écriture y est proche de l’idée qu’on se fait de la grâce. On n’entend pas par là on ne sait trop quelle béatitude : les histoires racontées par cet écrivain souvent s’approchent au plus près des failles vertigineuses de l’esprit, sans céder pour autant au chant des sirènes qui trop souvent fait basculer le roman dans une dramatisation quelque peu tonitruante, sûre de ses effets. L’art
de Jean-Luc Marty est avant tout celui d’un moment rare,
souvent désiré, pourtant peu atteignable : la déprise. Ce
n’est pas l’indifférence suscitée par un pessimisme teinté de
nihilisme, mais une qualité, celle de qui n’en a cure, en
fait. La déprise, c’est un événement qui va se prolongeant à
l’insu de qui sans la désirer, sans la nommer, ni surtout la
rechercher, la sait indispensable à la tenue de ses propres
émotions. C’est une façon d’atteindre à la littérature, sans
que celle-ci ne se dénonce comme telle. Voilà pourquoi on se
sent malhabile dès que l’on écrit avec le texte d’un tel
écrivain : on vient troubler ce miroir de l’intime. Ces
événements sont autant d’états de la conscience du narrateur,
qui vit à la fois la rencontre amoureuse avec Karmel, la
manifestation de l’affection et de la tendresse pour sa mère,
qu’il n’a pas revue depuis une dizaine d’années, le souvenir
insistant de la disparition paternelle, et le vécu récent
d’une tragédie au Brésil. Éléments narratifs hétérogènes ? Pas
autant qu’on pourrait le croire, et Jean-Luc Marty ne se livre
pas ici à un exercice de style, mais bien à une analyse de ces
situations qui de juxtapositions de récits et d’histoires
extérieures deviennent constitutives de l’intériorité du
narrateur, et d’abord de son existence. Sans doute même le
vocable d’analyse est de trop ici : ça raconte, et c’est
depuis les bribes de récits que l’articulation se fait, que la
signification de ces événements va faire sens, peu à peu,
avant que l’intelligibilité ne se manifeste au narrateur et au
lecteur dans les dernières pages. Tout un pan du roman s’inscrit dans un texte latent pour un lecteur qui serait aussi un peu pêcheur. Il faut peut-être avoir connu la technique de l’épervier pour parvenir à apprécier les descriptions des gestes du lancer. Peu d’écrivains, en vérité, nomment avec précision ces choses de la mer et de la pêche. Le poète tunisien Moncef Ghachem a naguère consacré un recueil à ce filet, L’Épervier, des nouvelles de Mahdia, en 2009. Sa délicatesse, sa légèreté quand on le porte autour de la poitrine, ne laissent pas de surprendre quand on ramène à soi les gerbes de poissons qui frétillent, en fait qui se débattent dans les affres de la mort. Pour parvenir à ramener la pêche, il faut savoir attendre, et observer, se dégager de toutes les emprises qui empêchent et détournent, voire divertissent. Et puis, on le comprend assez vite, cette technique se sépare radicalement de celles de la pêche industrielle. L’épervier est un instrument de gens de peu. Ils sont de la même essence que celles et ceux qui ramassent les bois de mer, de ceux qui passent leur existence à attendre, dans les bars, au bord des fleuves et de l’océan. Au Brésil, quand ils ne pêchent pas, ils maçonnent pour de riches étrangers des villas somptueuses qui finissent par empêcher les pêcheurs d’accéder à l’eau. Ailleurs, en Bretagne, ils passent les soirées à chercher à se rencontrer dans des bars, à tenter de se parler. Mais au Brésil, la violence ambiante, qui déclenche les feux qui dévorent la forêt, réduisent bêtes et hommes en poussière, accomplit son travail de sape : on blesse, on tue. Les rencontres s’achèvent dans la discorde, la séparation, le silence. De l’autre côté de l’océan, ce sont les usines qui ferment, et des sociétés qui poursuivent une hygiénisation qui vire au cauchemar. Les êtres n’y sont pas seulement malmenés par l’absence, mais par la façon dont ils sont évacués, comme la mère du narrateur, quand elle est placée à l’hôpital. Dans la maison de repos, à peine aura-t-elle été un pli dans le service. Elle est pour ainsi dire annulée. Contre
cette absence, cette oblitération du réel, certains
parviennent à cultiver l’imprésence : à la fois là et
pas là, un creux dans le réel, à peine un pli, presque
annulés. Il n’y a que les fous, les artistes et les amants,
celles et ceux qui revêtent une de ces qualités, pour défaire
cette façon de disparition, et pour attacher leur propre
présence à la survenue de ces existences : « Au Brésil, sur le
balcon de la pousada, il y avait un chat qui me rendait
visite, toujours avant la nuit. Un chat mélangé d’autres
chats, roux, noirs, blancs, tigrés. Un animal de mangrove,
abîmé, museau court, queue levée, frémissant au moindre bruit,
geste ». Le monde est d’abord opaque, et c’est de cette
opacité que se tissent les récits de nos vies, analogues aux
objets polis après un naufrage. Dans la chambre-atelier de
Karmel, le narrateur observe ce qui est en train d’arriver, ce
qui se cherche un chemin vers les autres : « Je ne sais si je
me trouve devant une sculpture en cours, un ex-voto à taille
humaine, une sorte de totem sculpté de débris marins qui
trouvera usage face à l’océan. Ça
se fraie un chemin à tâtons, on dirait. Et c’est depuis cette
imprésence que le narrateur met des mots : « À la question de
Zé, de savoir ce que j’étais venu chercher au Brésil, j’aurais
pu répondre : Un endroit où mes diversités trouveraient place,
mes nombreux corps, ma vie de gars inapte à la race. Un coin
où deux paysages auraient le droit d’en faire mille, en un
seul être ». C’est bien cette diversité – on reprend ici
volontiers le terme proposé par les auteurs de l’Éloge de
la créolité (Bernabé, Chamoiseau et Confiant, en 1988)
de diversalité, entendu comme la critique radicale de
l’universalisme, mais surtout selon le mot de Bernabé comme la
compétence reconnue à chaque être à considérer l’altérité,
quelles qu’en soient les manifestations. L’imprésence reconnue
est une façon on l’aura compris d’inconfort. C’est depuis la prolongation de cet inconfort matériel que le phénomène de la déprise parvient à la conscience. Une douleur blanche : celle du fils qui accompagne sa mère vers le bord ultime de l’existence, qui lui permet de vivre l’ultime, le fils qui accomplit les gestes lent d’un passeur qui n’est plus ce personnage sinistre des contes et des légendes, et qui conduit la barque de la nuit. Mais qui aime et qui donne, qui écoute et qui parle. Accompagner jusqu’à partager non le terme mais le chemin, accompagner oui. Parce que la déprise, c’est tout le contraire du nihilisme.
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Mise à jour le : 8 novembre 2020 | |||||||
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