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         Il 
          n'y a pas assez de malheurs, de hontes, de crimes, pas assez d'absurdes 
          désastres, de vies détruites, de bonheurs piétinés. 
          Pas assez de sang, d'enfants tués, de destruction, de folie sur 
          la terre. Il faut que la chose grandisse, montre enfin au grand jour 
          sa tête hideuse et molle et dévoile sa puanteur. Il ne 
          suffit pas que la chose soit vue, il faut qu'elle soit parlée, 
          plus haut, beaucoup plus haut. Que son terrible langage soit entendu 
          et qu'il déborde, ici et maintenant, puisque le lieu où 
          il devrait être proféré, puisque ce lieu n'existe 
          pas. 
          Henry Bauchau 
           
          Ecrire atténuerait la plainte : Nour 1947 de Jean-Luc 
          Raharimanana est composé de sept nuits, pendant lesquelles une 
          voix en accueille d'autres, se recueille en d'autres, et par l'artifice 
          de la rencontre de ces autres voix dont elle porte en elle la mémoire, 
          dépose dans un livre dont elle organise la composition, ce qui 
          n'était jusque là, semble-t-il, qu'une suite discrète 
          et interrompue de paroles distinctes et qui ne s'entendaient pas, au 
          double sens que prend ce verbe. La plainte serait ainsi articulée 
          et transformée en chant : face à l'évidence du 
          malheur, il semble que l'exigence de la composition rende plus efficace, 
          c'est-à-dire donne mieux à entendre, l'objet de la plainte. 
          Il faut mesurer la véhémence, donner forme à la 
          haine de ceux qui excluent et qui haïssent, capter suffisamment 
          l'attention pour que le livre parvienne à celui qui doit le lire, 
          et qui devra alors décider. Ecrire oblige à l'élégance 
          de la forme, surtout quand la véhémence du ton, l'horreur 
          décrite, la violence de la charge, ont la banalité du 
          mal comme horizon. L'épopée est une des formes de cette 
          élégance, et sans doute ici le narrateur y songe. Nour 
          1947 dit la lumière étrange dans laquelle baigne la 
          contre épopée de la guerre de décolonisation. Le 
          livre évoque aussi sûrement une contre création 
          , puis une contre genèse : la destruction initiale qui s'est 
          répandue sur la grande île et dont elle ne parvient plus 
          à se préserver. Le narrateur - et avec lui l'écrivain 
          - trouvent-ils dans le souci de cet effort une moindre puissance à 
          dire ce qu'une certaine parole a banalisé sous le terme d'innommable 
          ? On peut en douter : si la complainte est une forme repérée 
          et codée, l'écriture vise à transmettre ce qui 
          est en deçà à la fois de l'urgence et de la lamentation 
          dont les cadres ont fini par occulter l'essentiel : en cherchant à 
          susciter le plaisir de la reconnaissance, la complainte finit par laisser 
          l'objet même de la plainte s'absenter. L'écriture de Raharimanana 
          fait rupture avec ces silences parfois un peu fuyants.  
          Ce n'est donc pas écrire qui apaise, mais bien la certitude qu'un 
          effort a été mené pour donner à entendre, 
          et par là, peut-être aussi à s'entendre, ce qui 
          se gênait. Paroles, discours : le roman de Raharimana nous rappelle 
          qu'ils se nourrissent de l'interférence plus que de l'alternative. 
          La dernière exclut, tandis que la première se nourrit 
          de ce qui la mine, l'opposition et la contradiction. Pour que les discours 
          soient entendus, il faut bien que les paroles qui les portent soient 
          identifiées. On ne saurait accepter que le discours ne s'origine 
          point. Il se tiendrait alors dans la pure rumeur, parole de l'autre 
          qui s'empare de moi, un ensemble de mythes à la vocation de terreur. 
           
          Car le mythe terrorise : Madagascar est une île qui fut autrefois 
          si grande qu'elle revêtit la taille d'un monde à soi, un 
          monde dont les limites furent à la fois perçues et occultées, 
          car quand on pense le monde, cette pensée cèle ce qu'il 
          n'est pas et qui est rejeté dans l'au-delà. Il n'y a rien 
          que la mer, et ce continent, si proche du temps et de la forme de son 
          surgissement qu'il semble s'originer de lui-même. L'Autre est 
          dans le dedans. Et c'est dans ce champ en apparence clos, que tout s'est 
          déréglé. Ceux-des-cimes, Ceux-des-savanes, Ceux-de-l'Est, 
          Ceux-des-cendres, pourtant, se savent venus de l'ailleurs. Madagascar 
          est un monde devenu, par conquêtes successives, d'abord du territoire 
          lui-même et rapidement de ceux qui s'y étaient installés. 
          Toute l'entreprise des conquérants est de se fonder en Malgaches, 
          de se fondre dans ce Nouveau Monde, d'en maîtriser l'espace mais 
          aussi de s'en laisser pénétrer. Or, sans doute est-ce 
          ici la première interférence qui prend l'accent de la 
          discordance, comme le relève Raharimanana : « Etrange 
          comme les hommes de ce pays se revendiquent d'ailleurs pour mieux s'enraciner 
          sur leurs terres... ! » (56).  
          L'enracinement. La métaphore est récurrente dans les littératures 
          des îles, comme si dans ces plis de la mer, il fallait de toute 
          nécessité pénétrer au plus profond, recueillir 
          l'eau invisible et la transformer en une sève destinée 
          aux dieux. Contre « pluie et vent. Vent 
          ou pluie. Qui durent depuis la nuit des temps. Rien n'a changé 
          ici. » (73), l'enracinement de l'arbre offre l'image rassurante 
          d'une installation dans le temps et dans l'évidence. Pourtant, 
          c'est bien contre cette métaphore, contre cette image qu'une 
          partie du projet de l'auteur se déploie. Il faut, au contraire, 
          effectuer une sortie de cet espace où la parole des dieux justifie 
          la peine des hommes à se combattre, il faut s'éloigner, 
          demeurer certes à portée de vue de la Grande Terre, mais 
          à distance de ses voix. Ce n'est qu'à ce prix que le personnage 
          pourra réoccuper la sienne. Car tout le texte dit que justement, 
          c'est bien le difficile enracinement qui a toujours prévalu : 
          d'abord, par les guerres. En soumettant l'autre, le vainqueur l'exclut 
          d'emblée de la perspective de toute fondation. Il lui interdit 
          la légitimité de son être là et le contraint 
          à l'errance. Il le remet en prise directement avec l'errance 
          originelle, car si les peuples sont arrivés ici, c'est bien qu'ils 
          sont partis d'ailleurs, dans des conditions dont la mémoire a 
          effacé les traces. Le départ lui-même est occulté. 
          Qui étaient-ils eux-mêmes pour avoir quitté les 
          lieux dont ils viennent ? Ensuite, les esclaves : il y a le mythe, qui 
          prétend que l'esclave fait partie de la famille. A l'esclave, 
          aucune perspective d'histoire n'est offerte. Sa généalogie 
          est limitée, et aucune terre n'est consacrée à 
          ses restes. Son humanité est en fait déniée, et 
          pour lui, l'errance est première. Il est ce huitième homme 
          auquel les mythologies malgaches nous ont habitués : il est voué 
          à la solitude et au travail de la terre, c'est un errant, à 
          lui sont dévolus les grands chemins, et le banditisme. Qu'on 
          ne s'y méprenne pas : banditisme est le terme 
          par lequel les maîtres désignent le combat de ceux qui 
          sont nus. Les derniers maîtres sont les colonisateurs français, 
          qui recouvrent d'une parole mensongère la guerre de libération, 
          la réduisant à une opération de police, une pacification. 
          Mais du même coup, cette posture permet que se lève la 
          question la plus indispensable : « Débarquant 
          jadis de nos boutres, nous nous sommes proclamés d'un autre rivage. 
          Nous avons soumis, assimilé les habitants qui venaient à 
          nos rencontres. Quel est donc ce sentiment qui nous tenaille lorsque 
          d'autres conquérants tentent à leur tour de nous soumettre 
          et de nous assimiler ? Avons nous oublié nos propres exactions 
          ? Les avons nous jamais senties ? A partir de quand nous sommes nous 
          dit que cette terre nous appartenait et que nul ne pouvait ni n'avait 
          le droit de nous en chasser ? » (49). On le relève, 
          ici, de manière latérale, et on tentera d'y revenir : 
          à Madagascar, la poétique de la relation est contrainte 
          par l'acte refondateur de la conquête. L'esclave, quand il promène 
          le regard sur son état, sait immédiatement qu'il a lui 
          aussi été un maître. La condition de l'esclave n'est 
          pas première, et on ne saurait confondre ce questionnement îlien 
          avec celui des littératures des Antilles, par exemple.  
          Pour parvenir à soulever ces questions, le rassembleur-de-paroles 
          (désignons le ainsi provisoirement) s'écarte de la présence 
          à la fois unifiante et séparatrice : par un coup décisif, 
          il part rejoindre une autre île, douloureusement marquée, 
          dont les dieux ont été chassés, et où ils 
          ne sauraient prévaloir : on y a esclavagisé des enfants. 
          La femme morte, Nour -lumière- ne saurait non plus être 
          enterrée dans cette terre, ni la féconder de sa présence 
          ou de son intercession. C'est en ce conteur qu'elle s'achèvera, 
          dans la putrescence qui acquiescera à la vomissure des paroles 
          et au dire de la perte de l'humanité, déniée sans 
          cesse par l'autre, c'est-à-dire par l'exercice de sa maîtrise. 
          C'est par le refus de celle-ci sans doute aussi que tout arrive : le 
          rassembleur-des-paroles commence par se détacher de lui-même 
          et de ce que l'autre dit de lui, et dans cet effort dont il perçoit 
          le caractère inquiétant, il accomplit le geste primordial 
          de se retirer pour se mettre à distance, de s'emparer d'un point 
          de vue. Contre l'emprise des dieux, il se désinstalle dans un 
          lieu dont il ne peuvent se prévaloir ; contre l'emprise des généalogies 
          lointaines, il revendique le temps court, celui des opprimés 
          et des esclaves ; contre la parole vaine du discours idéaliste 
          -ici nationaliste- de la libération, il interroge les contre 
          discours qui participent également de sa propre histoire. Il 
          n'est pas aisé de se séparer de ce que l'on croit être 
          et qui est la plupart du temps ni plus ni moins qu'une assignation. 
          Celle-ci, on le sait, participe toujours de la démentification. 
          Le geste du narrateur est de déposer dans les plis de la mer, 
          au creux des rochers, dans le craquement des cadavres réduit 
          en bouillie, ce qui participe de cet oubli de soi et de cette vêture 
          prétendument rassurante, et bien plutôt angoissante : il 
          lui faut sortir de cette culture qui a apprivoisé la mort, en 
          a fait une compagne de chaque jour et réduit l'humanité 
          à ses manifestations les plus indistinctes. Il lui faut se dégager 
          de l'emprise de l'ordalie, si prégnante dans les discours qu'il 
          a toujours entendus. Le narrateur pose en creux les questions les plus 
          radicales, ainsi celle de la valeur : que valent ces dieux qui ont rendu 
          possible l'esclavage, qui l'ont justifié, et auxquels sont offerts 
          des sacrifices abjects ? Qui sont ces dieux qui n'ont pas inquiétude 
          de la cruauté parmi les hommes ? Quelle est l'essence de ce sacré 
          chrétien, qui semble s'achever dans la peur et dans la mort, 
          à tout le moins dans sa double clôture, rituelle et matérielle 
          ? Est-il possible de bâtir l'histoire d'un tel monde, en vue de 
          lui conférer la vision sereine du déroulement des temps 
          ? Ces hommes là, peuvent-ils encore entendre de telles questions, 
          et donc en tentant d'y apporter des réponses, changer ce qui 
          les détruit, en faire une force justement pacifiante ? On le 
          voit, l'interrogation ouvre à plus de soucis que l'oubli. Elle 
          tisse et entrecroise tant de linéaments, tant de refus qu'il 
          lui faut assumer, qu'elle ne saurait se satisfaire de l'univoque ni 
          du linéaire : l'écriture, ici, avance par sauts, par collages, 
          on l'a relevé déjà, par croisement de séquences, 
          et joue de la contrainte que cette règle, présentée 
          comme une absence de règle, lui impose. C'est bien là 
          la seule exigence venue d'ailleurs dont s'empare le narrateur. Il lui 
          faut se dresser au bord de la falaise, entendre l'attirance du gouffre, 
          sans y sombrer pourtant, déposer la charge des discours stratifiés 
          par le temps et les guerres, entendre le véritable appel de l'horizon, 
          et dans ce mouvement souverain, relever le regard. Mais c'est d'une 
          piètre souveraineté dont il s'agit ici : il importe de 
          ne plus la satisfaire dans la conquête. Mais aussi, derrière 
          lui, la présence de la grande terre ne saurait être oubliée. 
          Il faut rejoindre aussi cette nuit : « Je 
          dérive vers les nuits. Ne suis plus que rêve, que tracées 
          des temps qui s'effile dans les songes. Trébuche mon souffle 
          sur des caillasses obstruant mes poumons - crache ! crache ! -, trébuche 
          mes pas sur la plage lourde d'obscurité. Je rejoins mon passé. 
          » (102).  
          La déprise. La parole se risque ici dans la déprise, par 
          le mouvement même où elle se dit. Elle rejoint le dénuement 
          et la trahison. Dire l'esclavage, c'est dire l'obscénité 
          que les discours postérieurs à la décolonisation 
          ne veulent plus entendre. Situation délicate que celle de cette 
          profération : il faut dire la haine coloniale, mais aussi la 
          haine de ce qui était là auparavant et qui était 
          aussi consternant, qui ne saurait revenir. En s'écartant de la 
          grande île, le rassembleur-de-paroles rejoint aussi la figure 
          de cette féminité qui refuse de se laisser plier par les 
          dieux, Konantitra. Elle a déjà jeté à leur 
          faces confondues ce qui est leur impuissance, leur incapacité 
          à dire un droit qui ne saurait se passer de l'esclavage, un droit 
          qui prend d'abord en charge la figure de la mère. Si les dieux 
          revendiquent que les enfants soient esclaves, alors ils ne méritent 
          pas que l'on s'attache à eux. Si les dieux acceptent que les 
          enfants esclaves se jettent du haut de la falaise pour rejoindre Dziny, 
          la Mère primordiale, alors ces dieux ne sont que de piètres 
          usurpateurs. Si les dieux prennent la place de l'impossible, occupent 
          l'espace de telle sorte qu'aucune reconstruction, qu'aucune ouverture 
          de ce champ des possibles ne soit actualisable, alors il faut s'écarter 
          d'eux et vouer son chant à l'imprécation. C'est encore 
          une figure de l'interférence qui se donne à percevoir 
          ici : il faut à la fois dire cette présence absolue des 
          dieux et l'effondrement de celle-ci. Tant que le culte leur sera rendu, 
          la parole risque la perte et la déliquescence. Mais dans un monde 
          où les dieux sont rendus muets, c'est la mémoire aussi 
          qui disparaît. Konantitra ainsi se réduit à l'humanité 
          la plus fruste, au rejet le plus radical. Mais alors, est-il seulement 
          envisageable de concevoir qu'une société soit de nouveau 
          possible ? Le rassembleur-de-paroles doit aussi se déprendre 
          de cette attirance du gouffre et du silence, du borborygme et de la 
          répétition sans fin de la haine des dieux. On le voit 
          : il n'est pas simple d'habiter l'éclat et de revendiquer sa 
          place dans l'humanité. C'est pourtant là l'évidence 
          : l'humanité. La voici défaite, sans relâche, dans 
          l'évidence la plus transparente.  
          Comme ailleurs, l'île fut rêvée : « Rêves 
          d'Occident ! Et de l'or, et des épices ! Et de la parure et de 
          la senteur ! Les navires accostèrent et ne virent point les hommes. 
          (...) La rencontre des hommes n'eut lieu qu'à travers les affrontements. 
          Entre ceux qui étaient en quête de richesse et de merveille 
          et qui pour cela ont bravé l'horizon, et ceux qui n'avaient jamais 
          imaginé qu'il pouvait exister d'autres terres que celles qu'ils 
          avaient l'habitude de fouiller. » (110). La colonialité 
          porte en elle depuis les origines ce dédain de l'humanité, 
          cet oubli de la présence de l'autre, comme nous le rappelle Odile 
          Gannier dans Les derniers Indiens des Caraïbes1. 
          Et l'affrontement joue toujours en défaveur de ceux qui arrivent, 
          car ils viennent pour conquérir : « Aux 
          mousquets nous n'avons opposé que des sagaies, aux canons que 
          la danse de l'éclair. Sans doute étions nous primitifs, 
          sauvages, que dirais-je encore pour désigner ceux qui n'avaient 
          pas eu la même histoire que les hommes des livres : impies, barbares, 
          féroces, fourbes, tout juste bons à coloniser, à 
          civiliser si possible... » (63). C'est dans ces derniers 
          mots que le déni de l'humanité conduit sa putrescence. 
          Mais le rassembleur-de-paroles le sait lui-même, et à plusieurs 
          titres, puisqu'il a été gardien de camp de transit, et 
          qu'il a vu les Juifs partir vers la mort, qu'il a aidé à 
          ce départ, et qu'il a peu à peu perçu dans sa peur, 
          dans son angoisse irrépressible, que lui aussi était intégré 
          par les autres, ceux qui sont chez lui les « coloniaux 
          », à cette horde de « semblants 
          d'êtres humains mais qui en vérité n'étaient 
          que des animaux » (146). Au creux de toute conquête, 
          on retrouve la logique exterminatrice, comme l'a si bien rappelé 
          Lindqvist.  
          Certes. Mais cela, le lecteur le sait. Le narrateur, lui, le reconstruit, 
          dans l'espace de la narration. Il est alors confronté encore 
          une fois à l'insensé : sur le malheur et l'horreur, fabriquer 
          de la littérature. Son objectif réitéré 
          est simple, pourtant : « Transcrire. Tout 
          transcrire » (198, 225). Mais le personnage du tirailleur 
          sait bien qu'il lui faut réinventer ces histoires qui le parcourent, 
          qu'il a vécues, qu'on lui a rapportées. Il est le témoin 
          de la fin de la rébellion, et à ce titre, lui seul peut 
          transmettre cette vérité qui est sortie cette fois du 
          temps et qui nous revient, longtemps après les faits. Il sait 
          aussi que c'est hors du temps chronologique et linéaire qu'une 
          certaine causalité explicative parvient à faire sens. 
          Il faut sans cesse faire lien avec ce qui dans les histoires malgaches 
          peuvent permettre de saisir et de réinterpréter ce qui 
          est en germe de malheur. Mais aussi, dans ce qui n'est pas de Madagascar 
          et qui y est parvenu. Il y a un point aveugle dans le roman, constitué 
          par la présence du narrateur, qui à la fois rapporte les 
          paroles des autres mais aussi les siennes propres. Il est le passeur, 
          mais aussi un des objets de ce passage. Position inconfortable, sans 
          doute mais celle à partir de laquelle toute parole, y compris 
          la sienne, est celle d'un autre. Ainsi toute parole interfère 
          avec une autre, et c'est dans cette interférence que la lisibilité 
          de ce qui est arrivé s'accomplit. Peu à peu, advient un 
          sens qu'aucune autre forme que la littérature ne parvient à 
          faire se lever : l'imaginaire des habitants de la Grande Île est 
          tourné vers l'abîme. « Notre 
          île n'est qu'un simulacre de terre, émergence des profondeurs, 
          parcelle de l'ombre ! Notre continent est là, sous la mer ! Il 
          nous faut les abîmes... » (208). Car ce qui est prégnant, 
          pour celui qui a voyagé au delà des mers, qui a vu les 
          camps, qui a entendu les discours racistes, qui a entendu les généalogies 
          de Nour, de Benja et de Siva, qui a lu les récits des missionnaires, 
          est bien l'esclavage et son occultation. C'est dans la septième 
          nuit que s'accomplit cette descente dans l'abîme, dont le rassembleur-de-paroles 
          nous donne à entendre quelques « fragments 
          : traces et perdition ». C'est d'abord dans une vision 
          hallucinée et définitive de la répression que tout 
          commence, poursuivie par le non-vouloir-vivre de ceux qui ne veulent 
          pas se soumettre, et qui se livrent aux requins, avant la vision fascinée 
          de la horde de ceux promis à l'esclavage, rampant dans la boue 
          au fond d'un trou béant et se nourrissant de vers. Le paysage 
          est transfiguré : ce n'est qu'une eau morte que cette terre, 
          que la boue des profondeur finit par saturer. Paysage mort : « 
          le marigot pourrit faute de pouvoir rejoindre 
          la mer » (242). Seule l'écriture parvient à 
          lui redonner un sens, à le faire sortir du silence. Et c'est 
          dans cette boue que le narrateur revit sa propre naissance, ainsi que 
          son bannissement immédiat de l'univers maternel. La seule origine 
          qui compte est celle-ci, et c'est parce que cette renaissance a été 
          rendue possible que la description mate de la répression peut 
          avoir lieu, que la transcription s'achève. Mais aussi que la 
          mère Konantitra peut accéder à sa dernière 
          demande, mourir, enfin, ne plus rejeter son existence dans l'opprobre 
          à attendre qu'une voix relaye son imprécation, puisque 
          cette voix est là. Elle est.  
          La solitude du narrateur est ici est recueillement, et non un quelconque 
          retrait de ce monde, un peu hautain, vouant les autres, tous les autres 
          à se blâmer des meurtrissures infligées. Il faut 
          définitivement faire lien entre toutes les paroles prononcées, 
          toutes les paroles impensées, y compris la sienne propre, et 
          poser la littérature comme un défi lancé contre 
          la raison un peu courte des « civilisateurs » comme contre 
          la férocité des porteurs de mythes, contre ces rois cruels 
          et conquérants, contre, mais dans une moindre mesure, la parole 
          inefficace des combattants. Mais c'est par là aussi que s'affirme 
          cette solitude de l'œuvre, son caractère forcément 
          d'exception, qu'aucun discours ne saurait faire taire : une langue, 
          particulière, un ton, à la fois mesuré, capable 
          de dissimuler son effet, et la description directe et crue de l'horreur, 
          une véhémence apaisée, mais qui n'est pas édulcorée 
          pour autant. A ce prix seulement, la littérature reprend sa part 
          et se donne un lieu d'où se donne à entendre ce langage 
          invoqué par Bauchau., qui n'est pas assez parlé. Et ce 
          qui est donné à entendre résonne longtemps à 
          l'intelligence du lecteur : « Malheur aux 
          dieux ! » (134). 
           
          1 Gannier, 
          Odile, Les derniers Indiens des Caraïbes. Image, mythe, réalité., 
          Cayenne, Ibis Rouge éditions, , 2003  
           
          
          
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