|
L'écrivain
haïtien entretient un rapport à l'histoire et au témoignage
qui prend sa source dans l'intime : ce qui s'est passé là-bas
- la Traite, l'économie plantationnaire, les guerres de libération
et d'indépendance, les désastres sociaux et économiques
depuis, l'impossible vivre ensemble et désormais, l'exil -, ne
parvient jamais à prendre la forme du témoignage littéraire
apaisé, tant le marquage des corps et des consciences a été
imprimé au plus profond des êtres. Comment dire ce désastre
continu avec des mots, et à partir d'idéologies qui portent
en leur sein le signe ininterrompu du préjugé1
? Comment la dimension testimoniale accède-t-elle à la
posture littéraire, et parvient-elle à remettre en jeu
les codes de la fiction, en se dégageant de l'emprise politique
et intellectuelle de l'autre ? Telle est bien la question qui est toujours
posée par l'écrivain haïtien, d'Emeric Bergeaud (1818-1858),
aux écrivains actuels (Ollivier, Laferrière, Trouillot,
Franketienne, Lahens, Dalembert, pour ne citer que ces noms). A un degré
ou à un autre, les écrivains haïtiens, essayistes,
poètes, romanciers, auteurs de théâtre, semblent
avoir placé au centre de leur projet d'écriture l'affirmation
toujours renouvelée d'une vérité d'Haïti.
Comme si le fait haïtien était plus que les autres redevable
d'une transparence. L'écriture haïtienne a longtemps été
une écriture dépliée résolument vers l'autre,
réitérant sans relâche une mémoire des origines
: le serment de Bois-Caïman, la révolte, l'abolition, l'Indépendance,
et de nouveau, depuis quelques temps, la Dette. Lyonel Trouillot affirmait
récemment encore qu'il y a sans doute un trop plein de mémoire
en Haïti, une mémoire qui saturerait les discours au point
que la parole des exclus ne serait pas vraiment entendue, et qu'elle
demeurerait occultée. Dans le pire des cas, elle est délégitimée.
En 1884, déjà, Louis-Joseph Janvier faisait dire à
un personnage de paysan, vaincu lors d'une des innombrables guerres
civiles : dans les livres qu'ils sont seuls à
écrire ou qu'ils ont fait écrire, les fils des fusilleurs
nous traitent de misérables, d'infâmes, de pillards et
d'insolents !2
Cette question se manifeste avec encore plus de radicalité désormais
pour ceux qui n'ont pu faire autrement que quitter le pays. Emile Ollivier,
par exemple, qui se déclarait « québécois
le jour, haïtien la nuit » travaille cette mémoire,
suggérant ses traces dans les postures corporelles, dans les
attitudes mentales et les (in)aptitudes à se mouvoir au sein
d'une géographie de la modernité qui ne cesse de signaler
en creux qu'elle est la résultante de cette exploitation des
corps par la Traite. Dans Passages (Paris, 1994, Le Serpent à
plumes), il questionne la difficulté de nommer directement ce
rapport à la fois à l'histoire et à l'intime, à
travers la figure de personnages voués à l'errance, à
la migrance, dans un monde qui ne parvient pas à comprendre autrement
que par la figure du décalage, ce difficile rapport aux autres
et au dire.
La stratégie narrative déployée dans le roman met
en cause le regard du lecteur sur cette histoire et sur le témoignage,
et explicite comment ce lecteur est partie prenante de ce qui est raconté,
malgré la distance culturelle et géographique, en particulier
dans la représentation littéraire de ceux que l'on appelle
les « boat-people ». Ce n'est que par des déplacements
successifs, que par une écriture du détour, que cette
mémoire inscrite au cœur de l'intime parvient à se
manifester.
La communication présentée s'appuie sur les résultats
provisoires d'une recherche en cours autour de la question des rapports
entre la représentation de l'intime et la dimension testimoniale
chez plusieurs écrivains francophones, pas seulement haïtiens.
Les rencontres fréquentes désormais lors de salons littéraires,
les lectures croisées d'œuvres littéraires, la circulation
internationale de ces écrivains et la relative familiarité
entretenue avec nombre d'entre eux ouvrent à mon sens des perspectives
nouvelles, notamment en termes de parentés littéraires,
et de soucis communs.
J'articulerai cette communication en deux moments : d'abord, une série
de considérations sur la question de l'intime, comme ce qui par
définition n'accède que de façon détournée,
ou latérale, au champ littéraire. J'en viendrai dans un
second temps à la mise en forme que propose le roman d'Emile
Ollivier, Passages.
1 L'intime ne se donne ni ne se déclare directement
L'intime, tout d'abord, est un ordre qui remet en cause le discours
: est intime, on l'a souvent répété, ce qui est
le plus intérieur, le plus secret. Voici ce qu'en écrit
Michela Marzano dans l'article consacré à « L'intimité
à l'épreuve de la transparence dans le récit de
Catherine Millet », paru dans le numéro 12 de Sigila3
:
L'intimité permet à tout être
humain de s'abriter, de se cacher, d'escamoter : c'est une partie d'être
qui s'oppose au paraître ; une partie de vérité
qui s'oppose au mensonge ; une partie de dedans qui s'oppose à
l'extérieur ; une partie de silence qui refuse l'énonciation.
Pourtant, dans l'ordre de la fiction - pas seulement, il y a aussi la
biographie -, le dire de l'intime est au fondement même de la
plupart des projets. La scène romanesque est consacrée
au dépli de ce qui ne se dit pas dans la réalité,
et fonde dans le même temps la légitimité de la
fiction : dans la littérature se dit ce qui ne se dit pas ailleurs,
ou bien si peu.
Venons en à quelques effets haïtiens de cette problématique.
Avant de traiter plus particulièrement de Passages, j'évoquerai
un moment par lequel cet intime-là se montre dans son scintillement.
Dans L'Espace d'un cillement, de l'écrivain haïtien
Jacques Stephen Alexis, c'est ce qui se donne à entendre dans
le cri que lance La Niña Estrellita, lors de la mise à
feu d'un mannequin, « censé représenter
les grands prêtres juifs du Sanhedrin qui condamna Jésus
». « A bas le 'Juif' ! »
Cette voix n'avait rien de commun avec ce qui
se passait dans la rue. Sous couleur d'exaltation collective, c'était
un cri intime, un cri qui saisissait l'occasion de jaillir, profitait
d'une circonstance où il était licite de crier. Que de
choses, que de choses tues pendant longtemps, que de choses peut-être
ignorées d'elle-même, que de choses oubliées avait
exprimées cette voix. Une bête prise, un tigre abattu,
un arbre foudroyé, un chien écrabouillé, seuls
hurlent ainsi !... (...)
La Niña s'est révélée
par ce cri. Ces sons relâchés, sans squelette, gluants,
étaient immondes. Par là elle racontait au monde sa pestilence,
ses vices, les envies de vices qui la travaillent et qu'elle n'arrive
pas cependant à admettre au fond d'elle-même ; elle disait
son ennui aussi. Elle étalait sa charogne, ses déjections
putrides, ses vers grouillants, ses gaz fétides. Cette désarticulation
même des syllabes était odieuse.4
La voix de l'intime, pour La Niña, est encore cette béance
que peu à peu elle va combler avec El Caucho, et dans le chemin
qu'il retraceront ensemble, vers ce paradis perdu des soucis de l'enfance.
Jusque là, Eglantina est une morte, mais elle ne le conçoit
pas, encore. Il lui faut pourtant renaître. Les Haïtiens
associent étroitement cet intime-là - celui de la naissance,
de l'amour et de la mort - aux loas guédés, cette famille
si essentielle des rituels du sacré vaudou. Les guédés
sont chargés de traiter ce qui concerne la part élémentaire
de l'humanité, la naissance, les relations sexuelles, la mort,
comme le rappelle Karen Mc Carthy Brown
5.
Au centre du dispositif, papa Guédé est chargé
de veiller au règlement des relations entre les êtres humains.
Car le vaudou est avant tout une pratique sociale qui a pour fonction
de régler les conflits levés au sujet des relations entre
les êtres, notamment de les révéler, lorsqu'ils
sont tus et que le non dit participe du délitement social. Et
c'est évidemment par un guédé que La Niña
sera possédée, lors d'une cérémonie improvisée,
elle qui a tant à voir dans les replis de son intimité,
avec la vie utérine, la naissance, l'amour et la mort. Cet intime
là se révèle dans l'intermittence : l'autre en
soi ne se laisse pas dépouiller sans résistance. C'est
l'autre en soi qui est soi, dans le détour.
L'intime est un travail, incalculable car infinitésimal, mais
toujours actif : la contre-posture qui ruinera idéalement les
postures sociales et publiques. Toute la littérature haïtienne
est traversée par cette faille, fendue par cette fissure. En
tout personnage haïtien, ce sont au moins deux mondes qui se déchirent,
comme ne cesse de le rappeler Dany Laferrière dans L'Autobiographie
américaine, par exemple dans l'ordre de la culture. Il s'agit
ici de la mère de Vieux Os, le narrateur :
Chez elle s'affrontent quotidiennement deux mondes.
" Le joli paquet " dont elle parlait, c'est-à-dire
le vaudou, la dictature et l'Afrique face à l'Eglise catholique,
l'Europe et la démocratie. Elle vit profondément dans
son intériorité la plus intime, ce conflit. Le plus vieux
conflit culturel haïtien. Rien n'est plus terrible que de faire
partie d'une culture qu'on méprise.6
Un tel affrontement n'est pas sans conséquence, surtout quand
la transmission est essentiellement assurée par les mères.
Haïti revêt bien souvent l'informe vêture d'une matrie
repliée sur le conflit et l'incertain.
Dans l'ordre du politique, cette insinuation dans l'intime est, au contraire,
d'abord violence. C'est l'endoctrinement rendu possible, l'assignation
: l'être ravalé à une manière d'être,
exigence de l'ingénierie sociale chez les plus riches, ou de
la férocité la plus exacerbée, comme dans l'Haïti
des Faustin Soulouque, et de la litanie des présidents dictateurs.
Les Haïtiens le ressentent au plus profond de leur histoire intime,
car à Saint-Domingue, la mise à nu a été
radicale, annulant l'embryon du droit naturel. Lors de la vente de l'esclave,
par exemple. L'intime a toujours à voir avec les scènes
initiales de la Traite, de la Cale et de la Vente. Cette histoire, patiemment
se défait en même temps qu'elle commence à s'écrire,
depuis ses fondations7.
Dany Laferrière le rappelle laconiquement :
Le
Nègre, c'est celui qui garde encore dans son être intime
les stigmates de l'esclavage (...).8
L'intime est sans doute du côté de la familiarité
inquiète : l'intime, unheimlich.
C'est le là et le pas là, confrontés dans une relation
étroite, un nœud qui attache par ce qu'il y a de plus encaissé
et de moins disposé à se laisser signifier, fût-ce
dans la conversation intime, qui est souvent confidence. Dans l'écriture
haïtienne, ce qui est généralement décrit
comme intervention de l'auteur(e) est cette manifestation confidentielle,
qui revêt l'apparence du cri de la Niña. Emile Ollivier
nous fait souvent ces confidences amères, et le mouvement est
fréquent chez d'autres auteurs :
Nous venons d'un pays qui n'en finit pas de se
faire, de se défaire, de se refaire. Coureurs de fond, nous avons
franchi cinq siècles d'histoire, opiniâtres et inaltérables
galériens. Nous avons subsisté, persévéré
sur les flots du temps, dans cette barque putride et imputrescible à
la fois, dégradable et pérenne. Notre histoire est celle
d'une perpétuelle menace d'effacement, effacement d'un paysage,
effacement d'un peuplement : le génocide des Indiens caraïbes,
la grande transhumance, l'esclavage et, depuis la mort de l'Empereur,
une interminable histoire de brigandage. Notre substance est tissée
de défaites et de décompositions. Et pourtant nous franchissons
la durée, nous traversons le temps, même si le sol semble
se dérober sous nos pas. Malgré vents et marées,
malgré ce présent en feu, ce temps de tourments, cette
éternité dans le purgatoire, nous continuons à
survivre en nous livrant à d'impossibles gymnastiques.9
L'intimité, pourtant, ne se confond pas avec la subjectivité.
L'intimité trace les contours d'une poétique de l'insignifiant.
Elle décrit un espace paradoxal où le dedans et le dehors
se rencontrent. La parole de l'intime se distingue aussi de celle de
la sincérité, autorité retorse, aveuglée
d'un regard intérieur qui se détourne du monde. Emile
Ollivier lui préfère l'image de l'île :
Espace du dedans, l'île est lieu pour rentrer
en soi-même ; espace du dehors, l'île est un lieu propice
à la dérive, une rampe de lancement... 10
A la construction métaphorique de la profondeur opposée
à la surface, Emile Ollivier substitue ce repli de la mer que
constitue l'île.
2 Passages
Je voudrais ici étendre ces réflexions sur l'intime à
la lecture de Passages, le roman d'Emile Ollivier. Passages,
passer : les mots ont de nombreux effets de sens. Passage des passants
qui passent et repassent par les mêmes lieux, ou bien qui n'y
passent qu'une fois. Passage d'un visage au même visage, mais
dans des lieux et des temps différents. Passage vers la mort,
passage vers la vie : initiations multiples et découvertes incessantes
de soi. En découvrant des géographies nouvelles, le personnage
passe d'un état à un autre, mais ce qu'il a dans son espace
du dedans, ses cauchemars, ne passe pas. Passage de l'Haïti des
Duvalier, pourriture et cérémonies sanglantes, à
l'Haïti de la foule carnavalesque, qui danse sa joie. Passage du
témoin, d'un personnage à l'autre. Passage par la passe
du vent des navigateurs, qui passent dans le naufrage : ils ont passé,
alors qu'ils se rendaient vers la terre non promise. Passage de l'intérieur
à l'extérieur, par le retournement de la surface : continuité
dans une apparente ligne droite, et le passage est dans le continu,
impossible à situer. Et puis, enfin, passer comme faner : les
couleurs passent, la palette se rapproche de l'indistinct, ce qui rend
possible l'oubli. Il ne demeure que du rien, que seul le vent canadien,
cousin nordique du Vieux Vent Caraïbe, se charge d'emporter.
Passages est sans doute le roman préféré
des lecteurs d'Emile Ollivier. Lui-même estimait pourtant que
Les Urnes scellées était le meilleur. C'est sans
doute aussi celui où cette esthétique baroque qu'il revendiquait
est marquée le plus par la retenue, et se révèle
essentiellement dans l'économie narrative. Peut-être aussi
Passages était-il un texte dont il ne parvenait pas à
se défaire de la proximité, et qui était la mise
en scène de sa propre disparition.
Normand me dit d'une voix caverneuse : «
Amparo, je vais m'envoler »
Pour ceux qui ont connu Emile Ollivier, cette phrase, assurément,
résonne comme le dernier écho, indéfiniment prolongé,
de sa propre voix.
La construction narrative de Passages est
d'une complexité éprouvée. D'emblée, l'équilibre
narratif est donné comme précaire. Un narrateur ultime,
Régis, qui vit à Montréal, transmet une succession
de voix, dont certaines sont le fait d'enchâssements : il relaie
ainsi la voix de Leyda, l'épouse de Normand, qui relaie celle
d'Amparo, avec qui Normand a eu une liaison à Miami, qui relaie
celle de Normand, qui relaie celle de Brigitte Kadmon Hosange, survivante
du naufrage de La Caminante, un trois mats construit par les paysans
de Port-à-l'Ecu, qui ont décidé de quitter Haïti,
devenue terre de l'impossible, pour se rendre en Amérique ; elle-même,
Brigitte, relayant les voix de ces paysans et particulièrement
celle d'Amédée, son mari. Le temps de la narration tient
dans un après-midi, pendant lequel Amparo et Leyda conversent
chez cette dernière, un an après la disparition de Normand,
et tentent de constituer la compréhension de qui était
Normand, vraiment. Cette herméneutique du Normand intime et secret
est menée à partir de bribes de paroles prononcées,
de gestes, de fragments de pensées, d'attitude, de portraits
successifs, de papiers froissés. Peu à peu, à partir
de notations discrètes qui néanmoins saturent le texte
par leur fréquence, se fait jour la tragédie haïtienne,
mais aussi ses espoirs : la vie et la parole des paysans ne se déploient
pas frontalement, selon l'ordre d'une mimesis à la fois éprouvée
mais trompeuse, parce que fatalement éloignée de la réalité
même des conditions de vie infra humaine de ces populations. Ainsi
la représentation de l'autre ne peut pas se tenir en dehors d'un
recours accepté à la position de celui qui la mène,
et qui prend aussi en charge les cultures multiples dont il est devenu
lui-même porteur. Comme c'est souvent le cas chez les auteurs
haïtiens, Ollivier pose comme essentiel le rapport à la
fiction, et à une relative opacité, pour tenter de nommer
cette tragédie. C'est au lecteur de tenter de saisir quelques
unes de ces bribes et d'entendre en lui ce qui fait sens, peut-être.
Il faut avant tout relever une limite à cette communication :
les montages de ces bribes sont très nombreux dans le roman,
et je tenterai de limiter cette quête du sens à quelques
éléments qui touchent plus particulièrement les
paysans qui partent de Port-à-l'Ecu.
Normand se rend à Miami, un matin d'hiver. Il laisse derrière
lui le froid montréalais. Il se rapproche des tropiques. Il est
né en Haïti, il a quitté le pays dans les années
soixante, quand tout a été bouché par la férocité
duvaliériste. Il est épuisé. On vient de lui greffer
un rein, espoir de toutes les personnes soumises à la dialyse.
A Port-à-l'Ecu, les paysans, sous la conduite d'Amédée,
ont pris la mer, quelque semaines auparavant, sur un bateau baptisé
« La Caminante ». Ils se rencontrent dans le chapitre médian
du roman, le huitième, sur un total de quinze. Dans le trajet
de la lecture, le lecteur est bien sur le « mezzo del camino »,
et, alors que Normand semble connaître une « vita nova »
par sa seconde rencontre avec Amparo - celle dont le nom signifie je
protège -, c'est bien une vomissure de l'enfer qui surgit dans
les eaux : les corps des naufragés. On sait la proximité
d'Emile Ollivier avec l'œuvre de Dante.
Tout le chapitre évoque en filigrane ces moments fondamentaux
de l'existence que traitent les guédés haïtiens :
la mort, « cette vieille catin sans pitié », aperçue
lovée dans le regard des retraités québécois
au début ; mais aussi l'amour dans la montée du désir
de Normand pour Amparo. La naissance, enfin, à la fois dans les
généalogies farfelues du camarade de Normand, Youyou,
mais aussi dans l'évocation de la Fontaine de Jouvence (p.156).
C'est en effet celle-ci que recherchait Ponce de Léon quand il
aborde les rives de cette terre en 1513, le Jour des Rameaux (Pascua
florida). La Floride de Normand est marquée de ce double sceau
du mythe de la jeunesse renouvelée ainsi que de l'anamnèse
de la Passion.
La continuité des espaces détermine en fait une opposition,
dans le roman, entre l'espace îlien et l'espace ex-îlien.
Le premier chapitre du roman rappelle cette continuité.
Il y a la mer, il y a l'île. Du côté
de l'île, la mémoire n'est pas neuve ; elle n'est même
plus très jeune. La moindre parcelle de terre peut être
considérée comme un tertre magique où se sont réfugiés
mânes des ancêtres, figures des héros de l'Indépendance,
mystères, loas et dieux de sang. Montagnes et mornes, rivières
ou estuaires, sources et lacs, routes ou sentiers, cases et crânes
sont habités par la mémoire. Sans elle, pas de connaissance
en profondeur. (13)
Il y a la mer, il y a l'île : elles sont posées comme impersonnelles,
séparées. Mais cet impersonnel, c'est avant tout le séparé
de la séparation que trace le langage. La perception du paysage
est marquée en fait par la répétition indifférenciée,
comme une boucle qui ne se laisse pas appréhender autrement que
comme un espace qui s'enroule et se déroule sur lui-même,
qui ne laisse pas appréhender le discontinu de la mer d'un côté,
de l'île de l'autre et qui pourtant ne parvient à la saisie
langagière que dans ce discontinu. Les espaces ne parviennent
pas à la séparation, même si c'est en posant cette
séparation dans les mots que cette tentative est énoncée
: « terres boueuses, sulfurées, territoire
de l'incertain où l'on ne sait si c'est la mer qui envahit le
sol ou le sol qui s'annexe à la mer » (14). La mer
et l'île : dans ce pli l'un de l'autre, la topographie traquée
par les mots est l'hypertopie même. Chaque parcelle de ce paysage
est habité et reconnu comme tel par ses habitants :
De sa vie, Amédée n'avait cessé
de se frotter aux esprits de la plaine, aux dieux délurés,
aux prêtresses endiablées. Homme d'humus et de racines,
Amédée connaissait les humidités enfouies. Le spasme
des corps exaltés, la jungle des désirs tapageurs constituaient
son univers familier. Le tambour et son tam-tam, l'odeur des bois et
la montée de leur sève avaient habité l'espace
de ses jours. Ses dix carreaux de terre représentaient un lieu
polyvalent : chambre d'écho pour la voix des ancêtres,
sanctuaire, territoire de labours, de chasses rituelles, zone sacrée.
Amédée possédait une connaissance et une intelligence
des êtres, une expérience intime et atavique des choses
(19)
Le cloisonnement est en revanche caractéristique de la ville,
et dans cette distinction bétonnée, ce qui se manifeste
est « la grouillance de vermines
», la « puanteur des égouts,
des fruits et légumes abandonnés » (25).
La fragmentation atteint la campagne avec la sécheresse, et sa
transformation programmée en décharge. La terre, alors,
sera « démantelée »
(27), livrée elle aussi à la vermine, aux blattes.
A Montréal, en revanche, tous les éléments qui
composent le paysage sont d'emblée distincts. Dès le second
chapitre, la traversée du quartier de la rue Oxford par Leyda
est saturé de noms de lieux : rue Sherbrooke, Old Orchard Ice
Cream, la Catherine et ses boîtes, Sainte-Augustine, Notre-Dame-de-Grâce,
Collins Funeral, ferme Esposito. Il y a des miettes de conversation,
des signaux de couleurs qui captent le regard, et dirigent les personnes
: feu rouge, feu vert ; rouge des érables, jaune des peupliers,
vert des conifères. Les frontières culturelles et sociales
sont déterminantes : noirs et juifs s'affrontent sur la ligne
de partage urbain. Seul le temps du carnaval parvient à désassembler
cette compartimentation, au grand dam des populations locales. La segmentation
est la première caractéristique de ces espaces réputés
modernes. L'espace ne saurait être immédiatement ouvert
à l'intime. Il est technicisé, instrumentalisé.
Ainsi, à Miami, l'appartement de Ramon, dans lequel s'installent
Normand et Amparo : « Le studio n'avait
pas cet air chaleureux et accueillant des demeures coloniales
» (123). C'est même une « odeur
de renfermé » qui accueille les voyageurs, derrière
la porte blindée. Toute la ville de Miami est atteinte de ce
cloisonnement : c'est un lieu d'exil, un lieu d'imposture, de violence,
de séparations, de quasi claustration. C'est un lieu de rancunes
et de souffrances, sans racine : « Miami,
aujourd'hui, n'est qu'un lieu de passage, une terre de l'errance et
de la déshérence, fragmentée en dix villes où
des solitudes se fraient » (66).
Brigitte, la tragédie accomplie, affirmera l'impossible enfermement
dans ce monde mis en boîte et terrifiant :
Ici, sous les reflets blafards des néons,
à l'ombre des gratte-ciel de béton, d'acier et de verre,
les gens ont quelque chose de triste qui laisse l'impression qu'ils
sont au terme de leur vie. Là-bas, face à la mer, à
marcher contre le vent, contre les brisants, on ressent un élan
de vie, un désir de lutter. Rien. Vraiment rien. (229)
C'est une singulière vision de l'extrême occident que nous
renvoient les personnages.
Dès que le paysage est quadrillé, ce sont les relations
entre les personnages qui sont atteintes
Amédée et Brigitte, comme Normand et Leyda, voient leur
passion se dégrader de la même façon dès
que l'espace est gagné par la nécessité du quadrillage,
dès qu'il se circonscrit. Si dans un premier temps, Amédée
et Brigitte connaissent la relation par laquelle l'extérieur
et l'intérieur se répondent l'un à l'autre, dans
une transparence du sens ; s'ils parviennent à retrouver cette
transparence et cette complicité phosphorescente au début
du voyage, la destruction du paysage les a installé précédemment
dans une fermeture où la parole elle-même n'est plus garante
de la vérité. Il faut retrouver, même momentanément,
cet espace ouvert par lequel l'intime fait lien avec l'exigence de vérité.
C'est bien le cas, lors de la cérémonie donnée
pour Agoué, le seigneur de la mer, sur le bateau : la danse d'Amédée
et de Noelzina révèle aussi la relation qui les unit.
Certes, le cadre cosmique de la cérémonie participe de
cette ouverture indistincte de l'intime sur le dehors, mais ce cadre
est aussi celui de la communauté perdue au milieu de la mer,
enfermée dans une figure d'arche de Noé, définitivement
trompeuse : il s'agit moins de préserver ce qui existe que d'aller
vers l'ailleurs. L'exubérance des sens permet en fait à
la communauté, et à Brigitte en particulier, de réinterpréter
la place et le rôle sociaux d'Amédée, chevauché
par un esprit guédé. Peu à peu, Brigitte réinterprète
la danse fortement érotique du couple des possédés,
comme la marque de la relation qui unit Amédée et Noelzina.
La disparition de cette dernière pendant la tempête accentue
la disjonction et la rupture du lien communautaire. Elle s'envole pour
être plongée dans la mer. Elle y est plongée trois
fois, comme si, depuis le plus lointain des mythes, cette répétition
ternaire signalait le début de la Passion qui désormais
marquera le parcourt de cette communauté, dont la majorité
des membres va disparaître. A son envol, fera écho la fin
de Normand : « Amparo, je m'envole
». La Caminante n'est plus l'arche de cette alliance entre la
nature et la communauté, telle qu'elle était décrite
au début du roman, mais la barque funèbre qui avance vers
cette terre éclairée que Brigitte percevra comme un lieu
hanté par des êtres qui ne sont plus réellement
en vie.
C'est une terre d' exil qui peu à peu surgit dans le regard.
Lors de l'enterrement d'Amédée, le cantique entonné
par l'assistance, inconnu d'Amparo, est au croisement de plusieurs psaumes
(au moins le 137 et le 126) : chant de l'exilé, chant de protection,
chant de déréliction. La nécessité du départ
se mue en exigence de retour. Mais désormais, le monde entier
n'est plus que contraintes, multiples, paradoxales : si les habitants
de Port-à-l'Ecu ont quitté la terre d'Haïti, c'est
bien aussi qu'elle est elle-même (re)devenue terre étrangère.
Le départ est réinterprété par la voix narratrice,
ici, comme le refus d'un retour au temps précédents l'Indépendance
: « ils refusaient, eux, les plus rudes,
les honorables, les plus orgueilleux, de redevenir esclaves »
(32). La décision du départ est précisément
cette échappée à un devenir insidieux qui est absence
de devenir. On ne devient pas esclave. La servitude est violence infligée,
elle n'est pas un choix constitué en destin. Ce n'est pas davantage
une figure de la raison sociale et existentielle. Mais tout contraint,
en Haïti, tout est devenu séparation, expulsion, découpage,
comme en témoigne, par exemple, la scène où les
miliciens torturent les paysans sous les yeux de leurs familles : «
Satan avait procuré aux miliciens des pierres
meulières pour aiguiser leurs machettes » (56).
En ouvrant les corps, en arrachant le cœur, le milicien figure
une représentation dégradée et sommaire de la négation
de l'intime, dont peu à peu se dessine la fonction première,
qui est le retour à une servitude imposée, c'est-à-dire
à la déshumanisation : "Je
veux quitter ce pays d'immondices, d'égouts à ciel ouvert,
de crottes ; je veux quitter ce pays où les sentes boueuses empestent
l'urine rancie ; je veux m'en aller loin des aisselles et des vagins
qui n'ont plus mémoire d'eau claire. (...) Quatre siècles
de mauvais air, de mauvaises races, de mauvaises nations..."
(57). La répétition en boucle de ce discours proférée
par une paysanne, transmis à Normand par Brigitte et rapportée
au lecteur par Régis est celle que porte en creux la société
haïtienne, qui dit aussi par là qu'elle n'est jamais parvenue
à se constituer en société, mais qu'elle a toujours
fait mine d'avancer sur la frange indistincte par où le risque
de la déshumanisation est toujours entier. Dans cette distribution
narrative, chaque relais devient à la fois porteur et témoin
de ce risque. Au bout de cette série, Régis rappelle opportunément
que les Haïtiens exilés occupent ailleurs des emplois peu
rémunérés, et que d'une certaine façon,
ils continuent à assurer en partie le bien être du monde
occidental, comme leurs ancêtres esclaves.
Il est possible encore de poursuivre ces séquences, montées
en spirales, et qui constituent un système de rimes narratives,
par lesquelles fait sens ce travail de la fiction, de l'intime, du témoignage
qui vise à fonder une approche de l'histoire qui ne s'arrêterait
pas à la superficialité de l'événement :
des boat-people haïtiens fuient leur pays sur des embarcations
de fortune, et se noient à proximité des côtes des
Etats-Unis. Mais le temps nous est compté.
Il peut paraître surprenant d'invoquer ici la figure de Racine
: le titre de cette communication est en effet extrait connu de la préface
de Bérénice. On se souvient que l'auteur y rappelle que
ce n'est pas le nombre de personnages, ni celui des péripéties
qui fonde le vraisemblable dramatique, mais bien, « la
violence des passions, (...) la beauté des sentiments et (...)
l'élégance de l'expression ». Certes, les
normes ont changé, les codes se sont déplacés,
les critères de l'élégance se sont transformés.
La tragédie haïtienne, elle, se poursuit dans toute sa violence.
Cependant, Émile Ollivier, en s'attachant à retrouver
dans ce qu'il y a de plus implicite chez les personnages, de plus secret,
ce qui a priori ne fait pas sens directement, parvient, à partir
de ce rien-là, avec une très grande économie de
moyens littéraires, à conférer un poids certain
à ce qui est parfois murmuré, souvent tu. Il n'est pas
toujours très efficace de détruire uniquement par les
mots le monde des maîtres : c'est la voix de la grandiloquence,
et une certaine écriture haïtienne nous y a habitués.
Il est assurément bien plus difficile de donner à entendre
ce qui vient du plus lointain et du plus obscur de l'intimité
de ceux à qui on dénie depuis près de quatre siècles
toute humanité, et en conséquence, la légitimité
de toute parole.
Yves Chemla
1 Je rappelle le texte de la Proclamation solennelle
du 1er janvier 1804 : "Paix à nos voisins ! mais anathème
au nom français ! haine éternelle à la France !
voilà notre cri.... Jurons à l'univers entier, à
la postérité, à nous-mêmes de renoncer à
jamais à la France, et de mourir plutôt que de vivre sous
sa domination."
2 Janvier, Louis Joseph, Le Vieux Piquet. Scène
de la vie haïtienne, Paris, Imp. Antoine Parent, Bibliothèque
démocratique haïtienne, 1884, p.21
3 Marzano Michela, « L'intimité à l'épreuve
de la transparence dans le récit de Catherine Millet »,
Sigila, Groupe de Recherches Interdisciplinaires sur le Secret, N°
12, Automne-hiver 2003, pp. 95-104
4 Alexis, Jacques Stephen, L'Espace d'un cillement, 1959, Gallimard,
, 1959 p.191
5 Mc Carthy Brown, Karen, Mama Lola. A Vodou Priestess in Brooklyn,
Berckeley & Los Angeles, University of California Press, Comparative
studies in religion and Society, 1991, p.361
6 Laferrière, Dany, Le Cri des oiseaux fous, Paris, Le Serpent
à plumes, sd [|2000] p.275
7 Il faut lire, à cet égard, le remarquable livre d'Odile
Gannier, Les derniers Indiens des Caraïbes. Image, mythe, réalité.
Matoury, Ibis Rouge, 2003
8 Laferrière, Dany, J'écris comme je vis, La Calonne,
La Passe du Vent et Dany Laferrière, , 2000 p.178
9 Ollivier, Emile , Passages, Paris, Le Serpent à Plumes éditions,
1991, p.184
10 Ollivier, Emile , Mère-Solitude, Paris, Le Serpent à
Plumes éditions, 1994, p.173
|
|