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Nicholas
Rey, Quand la révolution, aux Amériques, était
noire… Caraïbes noirs, negro franceses et autres «
oubliés de l’histoire, Préface d’Elikia
M’Bokolo, Paris, Karthala, 2005
La transmission de la mémoire est sans doute un des nœuds
les plus serrés que nous connaissions. Innombrables pourtant
sont les récits du monde par lesquels cette diffusion s’opère,
mais si frêles paraissent-ils à l’entendement, tant
ils sont volatils. Il arrive que certains soient recueillis dans les
archives, dans l’attente de ceux qui parviendront à leur
redonner sens. Car mis en présence de ce qu’il estime un
trésor, le guetteur est confronté à des hiéroglyphes
qui, bien souvent, recèlent en eux-mêmes leur propre sens.
Il faut confronter des textes d’origines différentes, prendre
en compte l’angle des rédacteurs, qui peuvent n’être
que de simples transcripteurs, pas toujours très habiles, pour
que puisse surnager le sens de l’ensemble. Souvent, les documents
sont dispersés, et il faut circuler, déplacer, désenfouir.
Le sens qui se lève est encore bien plus fragile, fait de conjectures,
voire, simplement, d’hypothèses. Point de certitudes absolues
dans cet espace, mais aussi point de pierre de Rosette : celle-ci est
dissimulée, en miettes, parfois définitivement égarée.
Et pourtant, la mémoire est là, aussi, en dehors des archives,
dans une latence ténue, dans des êtres qui n’ont
plus d’interlocuteurs. Des femmes, des hommes, abritent en eux
des bribes de ces histoires qui enchanteraient encore le monde. Il faut
savoir les rencontrer.
Avec une attention patiente, Nicolas Rey dénoue les nœuds
d’une histoire complexe et pas toujours lisible, pour le lecteur
éloigné. Cette histoire contrevient à la plupart
des schèmes courants, transmis avec vigueur depuis 1804, et qui
est demeurée dans l’impensé. Pour cela, il est allé
fouiller les archives, en France, mais aussi sur place, à Cuba,
au Guatemala, en Guadeloupe. Mais aussi, et c’est là le
mérite scientifique, il a confronté les résultats
de ses recherches aux traditions orales, encore maintenues et transmises.
Il explore ainsi les linéaments d’une histoire passionnante
et qui demeure encore à écrire, pour certains aspects,
même s’il en ouvre des tracées remarquables.
Car cette histoire visite sans complexe ce qui est tenu comme une évidence
: l’héroïsme haïtien, qui oblitère certaines
« pannes » dans la guerre d’indépendance, comme
la défection assez systématique, il faut le reconnaître,
de l’historiographie coloniale. Et pourtant, cette histoire n’est
pas totalement rejetée du côté de l’impensé
: les lecteurs attentifs, notamment ceux des historiens comme Madiou
et Ardouin, se doutaient bien qu’il y avait des couleuvres dissimulées
dans le hors champ, et nombreux sont ceux qui se sont intéressés
à la question des marronnages successifs et des formes de ceux-ci.
En Haïti même, l’autre question, celle de la confédération
des états de la Caraïbe, dont on retrouve des traces aussi
bien chez Firmin (confédération « antilléenne
») que chez des auteurs plus proches, a longtemps été
placée dans cette marge. On se souvient aussi de ses traces littéraires
: la rencontre improbable de la Niña Estrellita et d’El
Caucho dans un bordel de la Frontière, disait à sa façon
cette trace du rêve, comme la présence ténue et
obstinée d’une victoire, d’un effondrement et d’une
conquête, à réactualiser sans relâche. Nicolas
Rey nous restitue cette histoire, dans sa splendeur et dans son dénuement,
dans ses origines et dans ses résurgences.
L’étude est présentée en trois temps : les
luttes initiales ; la révolution haïtienne
; les guerres d’indépendance au XIXe siècle.
Le socle même de cette histoire est posé sur les résistances
et les luttes non seulement des esclaves mais aussi des Caraïbes.
C’est ainsi que l’auteur se situe d’emblée
dans le long terme, remontant jusqu’aux conditions même
de l’invasion et de la colonisation espagnoles. On lira avec attention
les rappels concernant les premiers contingents d’esclaves africains
« ladinos » (arrivant non d’Afrique, mais
de la péninsule ibérique, par exemple. Mais le principal
mérite de cette partie est sans aucun doute sa double articulation
: d’une part, l’exposé de la diversité des
situations et des modalités de luttes ; d’autre part, une
présentation synthétique et une mise en perspective de
cette diversité. Ainsi, les modalités des échanges
entre Africains et Amérindiens, cette économie de résistance,
est très clairement exposée. Sans minorer l’action
des esclaves révoltés, il rappelle combien les sociétés
maronnes n’ont pus se résoudre à un autre fonctionnement
qu’à la remorque de la société de plantation,
ce qui les fragilisait tout particulièrement et réduisait
d’autant leur pérennité. Enfin, la remarquable diversité
des statuts des populations africaine et amérindienne dans les
diverses colonies est décrite avec détail. Ainsi les relations
entre Caraïbes et Africains, rescapés de naufrages de navires
négriers, à Saint-Vincent sont très clairement
exposées, et la compréhension de ce qui s’y est
passé en est d’autant améliorée. 150 années
de résistance acharnée aux colons européens dans
les petites Antilles sont rappelées, avec l’évocation
des réseaux de fuite vers l’île, qui échappe
longtemps au contrôle des puissances européennes. De ce
fait, repoussant une attaque française en 1719, ils parviennent
à imposer une double stratégie, qui perdurera longtemps
: la guérilla et la diplomatie, en fonction de leurs propres
intérêts, à partir d’un constat simple. La
Caraïbe fut pendant longtemps une des frontières impériales
des puissances européenne. Ainsi, pendant la Révolution,
les Caraïbes noirs, et leur chef Chatoyer, sont alliés à
Victor Hughes, agent révolutionnaire français.
Dans les événements qui ont secoué Saint-Domingue,
il prend bien acte des forces en présence, et de la stratification
des mémoires, depuis. Sa critique des thèses de Price-Mars,
par exemple, permet de rendre justice à certains épisodes,
et à certaines oblitérations. Ainsi, il rappelle, preuve
à l’appui, que l’abolitionnisme des esclaves révoltés
ne s’est pas, loin s’en faut, accompagné d’un
parti pris républicain. Celui-ci a bien souvent été
légitimiste. C’est d’ailleurs une des raisons qui
permet de réinterpréter les diverses tentatives d’instrumentalisation
de ces luttes par le parti républicain et le parti royaliste.
La Colonie, rappelle Rey, à la suite de ses illustres prédécesseurs
historiens, est en effet menacée de l’extérieur
par les Anglais, dont l’objectif est de mettre en péril
l’empire colonial français, et par les Espagnols, présents
sur la partie occidentale de Saint-Domingue, en lutte contre le pouvoir
républicain, et qui promettent d’aider les chefs noirs
de l’insurrection dès lors qu’ils se rallieraient
pour lutter contre la Révolution française. A l’intérieur
de la colonie, nombreux sont les membres de l’assemblée
révolutionnaire qui ne sont pas réellement favorable à
une égalité entre tous les acteurs. De même, il
semble bien que Robespierre n’ait pas été vraiment
favorable à l’abolition de l’esclavage. Mais en décrétant
cette abolition, Polverel et Sonthonax rendront possible le ralliement
de Toussaint-Louverture, et sa défection du camp espagnol. En
1795, il parvient à vaincre les Espagnols, les obligeant à
se retirer de Saint-Domingue. Les chefs noirs, les negros franceses,
rangés de leur côté, les accompagnent. Certains,
dont Jean-François et Marc Saint-Dié, rejoignent le Honduras,
via Cuba.
Dans le même temps, la résistance des Caraïbes noirs
de Saint-Vincent elle, est brisée par un débarquement
anglais. Vaincus, prisonniers, torturés, assassinés, la
moitié d’entre eux seront déportés en 1796
sur l’île de Roatan, au large du Honduras. Les deux groupes
vont se réunir, et participer aux guerres d’indépendance,
menant sans relâche cette double stratégie déjà
définie à Saint-Vincent, installant des réseaux
dormants, inscrivant les traces d’une culture encore vivace dans
cette région du monde.
Comment depuis le Honduras et le Guatemala, ces troupes, ces populations,
ces groupes, ont participé de ce vent de l’émancipation,
avivé par la Révolution, ralenti par les reconquêtes
napoléoniennes, puis ravivé par la proclamation de l’Indépendance
d’Haïti ? C’est dans la troisième partie de
l’ouvrage que ces éléments sont plus particulièrement
analysés. Ils tracent une histoire pour le moins méconnue,
qui montre de façon convaincante la place de ces populations
pourtant limitées en nombre, dans le destin de l’Amérique
centrale, et leur installation au Guatemala, portant le rêve d’une
confédération antilléenne, souvent amorcée.
Mais Nicolas Rey n’est pas seulement historien, ni collationneur
d’archives. C’est aussi un sociologue et un anthropologue,
qui confronte les documents aux traces qui subsistent dans les récits
et dans les consciences. Ainsi, il rencontre Don Beto Meija, qui réunit
en lui les deux lignées des Caraïbes Noirs et des Negros
franceses : il est en effet le descendant de Sanchez-Diaz, Marc Saint-Dié.
Il évoque cette rencontre avec pudeur et retenue, mais le texte
laisse sourdre le caractère bouleversant de ces conversations.
Devant lui se tiennent ceux qui sont les descendants des lutteurs, et
qui transmettent cette mémoire écartée de l’historiographie
officielle. Et pourtant, à Livingston, Guatemala, « les
leaders du culte des ancêtres présentent les combats à
mener aujourd’hui pour protéger la communauté et
la terre ». La mémoire et l’identité constituent
en effet les deux faces d’une même pièce. Même
si parfois cette mémoire est « lacrymatoire », et
procède de la victimisation, elle participe de l’actualisation
continue de l’identité, et rend possible les postures de
résistance, y compris passive, aux sociétés blanches
hégémoniques. La danse du Yankunú en est une illustration
tenace de ce que les guerres coloniales portaient en elle de volonté
d’épuration ethnique et de résistance à celle-ci.
Certes, Nicolas Rey mène une approche résolument scientifique
de son sujet, mais il ne se départit pas d’une empathie
réelle avec lui : son souci n’est pas celui d’une
distance ni d’une réification toujours possible, et il
est animé d’un souci de la vérité, et d’une
écoute attentive, à la fois des acteurs, des traces de
leur présence, mais aussi des autres discours, et des variantes.
Une Histoire incertaine est peu à peu reconstituée, racontée
depuis un regard qui parvient à se prendre en compte dans les
échanges. Trop souvent, dans l’historiographie classique,
cette histoire est réduite à des chiffres, à des
statistiques, à des opérations intellectuelles et rhétoriques.
Mais l’auteur parvient à lui donner sens : il ouvre le
champ de la compréhension de ce mouvement. Il complète
très justement les travaux de Barthélémy, dans
une certaine direction (la césure créole-bossales), comme
ceux des Price (voir leur très beau livre
consacré aux marrons de Guyane publié récemment
chez Vents d’ailleurs). Il devient impossible désormais
de méconnaître ceci : que dans ce qui était rejeté
dans les marges, se révèle en fait un moteur puissant,
mais discret, et obstiné.
Yves Chemla
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