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Arnaud
Vaxivar, Le sourire de l'antilope, Galerie les Naufragés
du temps, Saint-Malo, 2005
S'il est un lieu, à Saint-Malo, qui suscite l'enchantement, c'est
bien la galerie des Naufragés du temps : aménagée,
comme par ironie, dans une ancienne usine à bodybuilder des corps
en souci d'apparence, elle offre une très belle exposition permanente
d'arts africains. Statues, masques, peintures, mais aussi sièges,
repose nuque, récades, sont posées sur des étagères,
accrochées au mur. À l'entrée, sur le mur de gauche,
une grande toile de Bruce Clarke ; sur le mur du fond, tout en largeur,
l'exposition en cours, quelques uns des "polaroïdoscopes africains"
de Touzé. Ailleurs, ce sont des Chéri Samba, des Moké,
des Koffi Kankoulango, des Bouslai, des Heurtelou, des Anne Chargelègue.
Et puis des livres, que le visiteur peut consulter, et acheter. Daniel
Derrien, Noëlle Pardon, Kenny Kpossa, accueillent le visiteur.
Parfois encore, deux petites filles, qui surgissent comme des génies
des pièces du fond, où elles s'activent à dessiner,
guident le client. Dans la seconde salle, plus petite, dans des vitrines,
les pièces les plus rares et les plus belles. Certaines ne sont
pas en vente, tant Daniel Derrien tient encore à les regarder.
Insensiblement, éloigné de la cohue et de la foule bruyante,
enfin, le visiteur se détend. Il observe avec plus d'attention
ces visages sculptés qui le regardent lui, depuis leur immobilité
lointaine. Et pourtant, ils se rapprochent. On aimerait toucher ces
objets, qui nous disent tant, par eux mêmes, de leur histoire,
souvent difficile, faite de pertes et trop souvent de souffrances :
il y a dans ce lieu des pièces du Congo, du Rwanda, pays que
Daniel Derrien a bien connu. Il en parle, d'ailleurs. Chaque pièce
a une histoire, que l'hôte des lieux se fait un plaisir de donner
à entendre. Et puis, il y a aussi toute la veine jubilatoire,
des statuettes érotiques : au milieu de la pièce, un couple
enlacé, d'une teinte ocre, aux visages souriant d'aise. Je me
souviens que lors d'une de ces conversations, il faisait nuit, déjà,
et les cris grinçants des goélands résonnaient
dans la cour à l'arrière de la galerie. Qui voyageait
dans cette nuit pluvieuse ? L'Afrique nous arrivait-elle, ou bien était-ce
Saint-Malo, qui un instant, s'était détachée de
sa digue ? Un peu les deux, par la grâce d'un de ces vieux whisky,
un peu tourbés et salins à la fois, que le propriétaire
des lieux affectionne. Il n'est pas le seul.
Sur le présentoir des livres, un ouvrage, au timbre de la galerie,
requiert l'attention : Le sourire de l'antilope, d'A. Vaxivar,
au timbre de la galerie. La couverture s'orne d'un Ty Wara,
de profil, tandis qu'un regard féminin attrape insensiblement
celui du visiteur. Le lecteur – toujours avide de ces rencontres
– s'en empare. Il s'agit d'un roman policier, qui a pour cadre
la galerie. Une sculpture rituelle représentant une antilope
est dérobée, tandis que des figurines congolaises ont
été déplacées. Tel est le point de départ
de cette longue nouvelle d'une centaine de pages, qui se lit d'un trait.
Plusieurs aspect de ce texte retiennent l'attention du lecteur : tout
d'abord, l'inscription des lieux dans le texte. Il n'est pas si aisé
d'évoquer une ville devenue emblématique à bien
des égards, jusques et y compris dans les mythologies un peu
surfaites des voyageurs, surtout quand l'objet de la description est
bien de ne surtout pas surprendre le lecteur. Il s'agit d'opérer
une reconnaissance implicite ou bien de susciter un effet de réel,
c'est tout comme. C'est en conférant l'origine du regard à
un personnage extérieur, une femme policière, qui s'affirme
d'origine algérienne, et qui connaît mieux la banlieue
parisienne que le Sillon de Saint-Malo, que le regard est promené.
C'est bien ce décalage qui permet d'inscrire le sentiment de
la réalité des lieux qu'il faut nommer : la cathédrale,
les remparts, intra-muros, la rue Saint-Thomas, la Venelle
aux chiens, le Nicolas Flamel, le grand Bé, deviennent autant
de signes de reconnaissance pour qui est familier de la ville. Presque
toute la fiction est ainsi déroulée à partir du
regard de la jeune femme, qui apprend à comprendre ce qui a priori
lui échappe entièrement. Le genre policier, on le sait,
est souvent moyen de réinscrire au premier plan ce que la recherche
immédiate de la tranquillité cherche à rejeter
dans l'oubli. Malika Ousmani, la jeune policière, n'est pas seulement
un bourreau de travail : c'est aussi un être que son imaginaire
aiguillonne et qui se tient à l'écoute de ses rêves
et de ses anxiétés, et les provocations dont elle fait
montre à l'égard des autres sont autant d'incitations
à ne pas se satisfaire de l'évidence. Ensuite, l'évocation
des personnes, et notamment du voisinage, comme du lieu même de
la galerie et de la présence jubilatoire de ses propriétaires,
que l'on reconnaîtra aisément. Ce court roman constitue
une de ces traces nécessaires pour rappeler un jour que le monde,
à Saint-Malo, a pris cette forme, et en attendant, pour les
happy few, il y a ce sentiment de participer de certains aspects
de cette fiction. Des notations particulièrement subtiles témoignent
de l'inscription de la fiction dans les années 2000 : les marquages
des corps, l'utilisation courante de l'internet et du téléphone
cellulaire, la présence massive des foules de touristes, les
tables de brasserie etc. Si l'on agrandit le cercle, c'est une certaine
représentation sociale qui aussi se caractérise, en filigrane,
dans le texte : les policiers, leurs relations, leurs amitiés
et leurs inimitiés, et cette continuité sociale qui fait
que les mondes ne sont pas nécessairement clivés. Il y
a là un aspect, idéal ou référencé,
qui mérite attention, de la part du lecteur. Et puis, enfin,
la place du politique, qui travaille tout le texte, à la fois
dans ses aspects intérieurs et français, notamment en
ce qui touche à l'évidence identitaire, mais aussi et
ce n'est pas sans conséquence sur le fonctionnement même
de la fiction, extérieurs, et plus particulièrement africains.
Ce sont près de trente années des soubresauts mortifères
et de la présence occidentale sur le continent africain, qui
constituent l'enjeu même de l'enquête policière.
Or et c'est là une des ressources de la nouvelle, la policière
est plus jeune que cette histoire, dont elle ignore la plus grande part.
Il faut donc que quelqu'un la lui raconte, et lui explique comment à
la banalité du vol dans la galerie, se superposent et s'enveloppent
deux autres histoires qu'il convient de comprendre pour pouvoir dépasser
la seule résolution factuelle de l'enquête. Le vrai perdant
de cette histoire appartient à un autre monde, et les véritables
naufrageurs ne sont pas nécessairement ceux qui s'affichent comme
tels.
Toutes ces raisons, mais il y en a encore d'autres, que chacun découvrira
– car on ne raconte pas ici de quoi est faite cette enquête
-, font que Le sourire de l'antilope mérite qu'on s'y
attarde. Miroir en réduction du monde, il rappelle, pour qui
veut bien s'en préoccuper, que ce qui s'est passé sur
le continent africain, et continue à s'y dérouler, n'est
pas sans retentissement sur nos existences quotidienne. L'art, en Afrique,
interroge ceux qui le regardent depuis les lointains.
Et si le lecteur désire savoir ce qu'est, en fait, un Ty
Wara, il a le loisir de se rendre dans la galerie des Naufragés
du temps, à Saint-Malo. D'ailleurs, il paraît impensable
de se rendre intra-muros, sans entrer dans la galerie, qui est un véritable
le lieu de passage entre les mondes.
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