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Certains
mots - structuralisme, post-modernisme, comme naguère romantisme,
classicisme, symbolisme, positivisme ...- exercent sur ceux qui les
reçoivent un pouvoir de séduction tel qu'ils en demeurent
fascinés. Nous les reprenons, ces mots, comme les signes d'une
reconnaissance immédiate, comme s'ils en appelaient à
des incantations magiques. Le spiralisme n'est pas de ceux-ci : un silence
poli l'entoure, rompu par quelques remarques témoignant de l'altérité
entière de ce que met en oeuvre ce concept. Un court article
de Philippe Bernard paru dans Notre Librairie rappelle néanmoins
que toute approche visant à définir le mouvement s'effondrerait
dans la réification et le silence : Le spiralisme est un " état
d'esprits ", une sorte de rebellion totale contre toute tentation d'enfermement,
une folie revendiquée Certes. Mais comme tout mot, spirale désigne
un noeud conceptuel qui fait sens, qui appelle -aspire (à)- l'écriture.
Même si nous savons que l'approche qu'en fait le lecteur d'ici
réduit considérablement la part des sens possibles : l'état
d'esprit qui est le nôtre ne saurait être que singulier.
Il apparaît dès lors nécessaire, pour ne pas réduire
cette présence littéraire à une définition
morte, d'entrer dans la lecture d'une de ces spirales et d'en proposer
une lecture.
La spirale comme modèle
Dans Les Possédés de la Pleine Lune, Jean-Claude
Fignolé décrivait une communauté villageoise marquée,
estampée par la folie, la perte du sens d'un réel lui-même
aberrant et cauchemardesque. Aube tranquille, du même auteur
tente de donner à comprendre comment le réel haïtien
est fondé dès ses origines sur une fracture : la société
haïtienne est le produit de la haine engendrée par la légitimation
de l'esclavage. Cette écriture anamnèsique, si elle est
nouvelle dans la littérature haïtienne, s'inscrit néanmoins
totalement dans un espace littéraire qui témoigne que
le processus de destruction de la condition servile, amorcé en
1791, est encore inachevé. Jacques Roumain dans Gouverneurs
de la Rosée, Edriss Saint-Amant dans Bon Dieu rit
ou Jacques Stephen Alexis dans Compère Général
Soleil et Les Arbres Musiciens n'ont eu de cesse de mettre
en avant les conditions par lesquelles cette condition servile est perpétuée.
Ces romans à l'écriture relativement classique oscillent
entre deux constats : soit il est possible d'envisager un renouveau,
mais au prix de la disparition de celui qui est porteur de l'espoir,
comme dans Gouverneurs de la Rosée, soit c'est la clôture
qui caractérise la société haïtienne, et dès
lors toute tentative de changement est vouée à l'échec
et au désespoir comme dans Bon Dieu rit. Les romans de
Jacques Stephen Alexis tentent d'échapper à cette fermeture
: Hilarius Hilarion, le héros de Compère Général
Soleil disparaît certes, mais il a oeuvré pour comprendre
et lutter contre les forces qui font de lui un être aliéné,
et il parvient néanmoins avant sa mort à prolonger son
espoir dans un discours qui dépasse le cadre du constat. Cette
démarche fondait la démarche programmatique du réalisme
merveilleux des haïtiens, présenté en 1956 par Alexis.
Il faudra attendre le dernier roman publié, L'Espace d'un
cillement, pour que ce témoignage, qui est également
une mise en accusation, prenne la forme d'un espace romanesque ouvert
qui prend en écharpe tous les aspects de la condition humaine,
et notamment la contradiction, à travers la rencontre d'une prostituée
et d'un syndicaliste, figures symboliques de la Caraïbe. Mais,
on s'en souvient, le décor, très réduit pour une
fois dans l'espace littéraire haïtien, est planté
dans une sorte de non-lieu, la Frontière. L'ordre narratif, s'il
n'est pas bouleversé est néanmoins secoué, réorganisé
en fonction de la temporalité interne des personnages, en fonction
de leur perception des êtres et du monde qu'il recomposent sans
cesse par l'intermédiaire de leurs sens. C'est ainsi que les
récits, les monologues et les descriptions que mènent
les deux narrateurs varient en fonction de leurs points de vue, enroulent
l'autre que chacun appréhende et apprend à désirer.
Cette écriture qui procède par volutes, et qui semble
caractériser une partie de la littérature des Amériques,
de Faulkner à Cortazar et Garcia-Marquez, ouvrira une voie nouvelle
à la littérature haïtienne.
La fondation du mouvement du spiralisme par Franketienne, Fignolé
et Philoctète permet dans les années 70 de préciser
la poétique qui est en jeu dans cette littérature. Arrétons-nous
un instant et examinons cette figure de la spirale. Le Grand Robert
nous apprend que le terme recouvre deux sens. La spirale est décrite
en effet en deux ou trois dimensions. C'est, d'une part, "une courbe
plane qui décrit autour d'un point fixe (pôle) des révolutions
en s'en écartant de plus en plus (...)". Un texte de Bachelard,
extrait de la Poétique de l'espace rend compte du sens métaphorique
: Quelle spirale que l'être de l'homme. Dans cette spirale, que
de dynamismes qui s'inversent. On ne sait plus si l'on court au centre
ou si l'on s'en évade. Ce qui caractérise la spirale est
ainsi le fait qu'elle n'obéit pas à un ordre donné
d'avance, et même sans doute que cette figure ne décrit
qu'un cas particulier du désordre. La spirale est d'autre part
une "hélice conique". Le sens métaphorique est là
aussi intéressant. En effet, l'orientation du cône produit
déjà du sens. Hugo l'invoque dans Les Feuilles d'automne
(XXIX) : Car la pensée est sombre ! Une pente invisible Va du
monde réel à la sphère invisible ; La spirale est
profonde, et, quand on y descend, Sans cesse se prolonge et va s'élargissant
(...) Léon Bloy décrit en revanche une spirale dont le
cône est orienté vers le bas. Dans Le Désespéré,
il emploie l'adverbe spiralement dans le contexte suivant : Nous descendons
spiralement, depuis quinze années, dans un vortex d'infamie,
et notre descente s'accélère jusqu'à perdre la
respiration. Remarquons cependant un aspect important dans cette spirale
: certes, le cône est en bas, pour ce qui concerne la dimension
morale, et en ce sens, elle s'oppose à celle de Hugo, dont le
sommet touche le monde des idées ; en revanche, et ce détail
compte, si on considère la dimension du temps, le sommet du cône,
chez Bloy, constitue le présent.
Le spiralisme haïtien reprend à son compte cette double
description. Sur la couverture de Ultravocal, Franketienne écrit
: Massif
montagneux à plusieurs versants, la Spirale constitue un ensemble
spatio-temporel dont les éléments d'appartenances sont
susceptibles de permutation, de translation, d'extrapolation. Plans
mobiles. Axes variables. Ce complexe toujours en mouvement admet également
des changements d'orientation dans le cours des lectures : ce qui fonde
aussi la spirale, c'est la dimension plurielle de la lecture.
Franketienne poursuit : Rien n'est imposé
au lecteur qui peut ainsi évoluer, dans l'espace du livre, sans
être contraint d'observer un itinéraire pré-établi.
Dans un tel cas, la pagination ne sert que de système de repérages
; elle ne modifie pas l'ordre de la lecture. Le titre n'est qu'un indice
problématique à résonnances multiples. (...) L'oeuvre
n'appartient à personne ; elle appartient à tout le monde.
En somme, elle se présente comme un projet que tout un chacun
exécutera, transformera, au cours des phases actives d'une lecture
jamais la même.
Le lecteur, investi autant que l'écrivain de la fonction créatrice,
est désormais responsable du destin de l'écriture. Cette
mise en circulation du texte rejoint aussi la préoccupation constante
dans la littérature haïtienne de la place de ses destinataires.
Cette réalité sociologique -les lecteurs haïtiens
potentiels appartiennent à une frange très étroite
de la société- est souvent inscrite au centre du projet
narratif : de La Famille des Pitite-Caille de Justin Lhérisson
paru en 1905 jusqu'aux romans les plus récents, les positions
du destinateur et des destinataires des histoires sont toujours inscrites
dans l'espace romanesque. Les Possédés de la pleine
Lune ainsi n'échappent pas à ce questionnement, et
on se souvient ici que dans le roman, la Grand-mère sert de relais
aux différents récits et assure le lien par la parole
mais aussi par les mystères qui la possèdent. A la fois
hiératique et truculente, elle observe, retient et transmet à
ses petites filles un récit qui ne lui appartient pas, qui la
dépasse mais dont elle est l'héritière. C'est quand
Saintmilia divague et qu'elle écoute monter vers elle la confusion
de cette ˇme errant dans les brouillards d'un passé qui n'appartient
plus à ses souvenirs, qu'elle reprend le fil de ses histoires.
Ainsi, toute histoire racontée l'est comme un écho, l'écho
d'un récit original mais dont l'origine a été détruite
ou a vu ses tenants basculer dans la folie. C'est pourtant cette origine
qu'interroge Fignolé dans Aube tranquille. On peut -et le programme
spiraliste nous y invite- commencer par essayer d'entendre les multiples
résonnances de ce titre : il peut évoquer et invoquer
tout à la fois, le souvenir des premiers temps, la promesse du
renouveau et l'attente, dans le devant-jour haïtien, de la montée
du soleil, le compère général. C'est avec la lumière,
que l'on voit clair, bien sâr, et tous les mots qui traduisent le phénomène
de la compréhension et de l'intelligence dérivent d'emplois
métaphoriques de termes caractérisant la lumière
ou la vue. Le siècle de la Révolution de 1789 n'est-il
pas appelé le Siècle des Lumières ? Mais il peut
être interprété aussi de toute autre manière
: le champ sémantique de l'aube est celui de la blancheur, et,
en l'occurence, ce champ sémantique est puissamment à
l'oeuvre dans le texte comme nous allons bientôt le voir. L'aube
tranquille serait alors celle des planteurs esclavagistes du Siècle
des Lumières, rappelons-le, par opposition à l'agitation
des esclaves noirs travaillant, se révoltant et se libérant.
Ce caractère ambivalent du titre déterminera dans une
large mesure un projet de lecture, qui après un rapide résumé
du roman, s'attachera à commenter trois aspects du texte : le
traitement des relations entre les personnages, relations qui ne sont
jamais placées sous le signe de la transparence, la mise en crise
des discours racistoïdes et esclavagistes, et enfin la figure de
la spirale comme force motrice de l'écriture de la narration
et de l'histoire.
Résumé
Dans l'avion qui l'emmène à Port-au-Prince, soeur Thérèse,
alias Sonja Schpeerbach Biemme de Valembrun Lebrun, dernière
de sa lignée, écoute une cassette que lui a remise sa
mère avant le décollage, pendant qu'une hôtesse
noire du nom de Sonja prend soin d'elle. Elle prend connaissance d'un
épisode de la longue histoire de sa famille, une histoire marquée
par l'obsession de la révolte, la cruauté et la malédiction
symbolisée par l'apparition d'un masque de cuivre depuis le Moyen
Age. Au XVIIIème s., à Saint-Domingue, alors que commencent
à gronder les révoltes d'esclaves qui mèneront
à l'indépendance, le baron Wolf von Speerbach, riche planteur
d'origine suisse et que tourmente sa mauvaise conscience, affronte sa
femme, Sonja Biemme qui redouble de cruauté à l'égard
des esclaves. L'exercice de sa haine semble motivé par le racisme
le plus élémentaire, par une vengeance liée à
un événement familial tragique, par le caractère
volage de son mari qui la trompe, comme le font tous les planteurs,
avec les jeunes esclaves et enfin par le fait que celui-ci a pour frère
de lait Salomon, le fils de l'esclave Saintmilia, qui est aussi une
guérisseuse. Cherchant à devenir la maîtresse de
Salomon, Sonja finira par le tuer après l'avoir chˇtré,
avant d'être elle-même décapitée par un zombi.
Saintmilia maudit les lieux. Wolf retourne en Europe pour retrouver
son fils et meurt en 1805, après avoir consigné dans un
mémoire le récit de ces événements. Parvenue
à Port-au-Prince, soeur Thérèse prend en charge,
dans l'hôpital oô elle travaille une très vieille
femme folle, nommée Saintmilia, accusée d'avoir tué
son mari Agénor et qui cherche à venger sur la soeur la
mort de son fils Salomon. La vengeance s'accomplit et tandis que soeur
Thérèse disparait dans les flammes, remonte à la
mémoire de Saintmilia, de son véritable nom Ti Mèmè
N'kedi, le souvenir de l'Afrique.
Le temps n'est donc pas orienté toujours du passé vers
l'avenir, dans ce roman : la seule présence de Saintmilia, traversant
les siècles, de l'origine de la tragédie à sa fin,
sert déjà d'indice. Encore une fois, c'est la figure de
la spirale qui peut nous permettre de comprendre cette présence
: en effet, le roman qui se présente dès la quatrième
de couverture comme un roman historique, se démarque d'une construction
rassurante, menée à partir d'un quadrillage temporel par
diachronie et synchronies successives. La figure de la spirale, que
nous voyons à l'oeuvre dès l'ouverture du roman permet
à l'observateur d'établir un rapport direct avec chaque
point du passé. C'est dire aussi les limites du résumé
qui vient d'être posé et qui sera précisé
dans l'étude des personnages. Des personnages traversés
de contradictions Ce qui frappe à la lecture du roman c'est le
nombre important de personnages : tous sont à la recherche éperdue
de relations les uns avec les autres, mais ces relations ne parviennent
pas à s'accomplir, à trouver un sens. En fait, les personnages
se cherchent, se désirent, mais la plupart des relations s'éteignent
dans la jalousie ou dans la haine. Pour pouvoir rendre compte de ce
vertige, il a paru nécessaire de le figer en classant et en énumérant
la liste de ces personnages. L'ordre qui a paru le plus simple est celui
du sexe.
Les femmes à la recherche de l'altérité
Les Biemme La place occupée par les personnages féminins
de cette famille est déterminée par une malédiction
mise en route en 1491. La date n'est pas indifférente, puisque
nous sommes à la veille de l'ouverture de l'Amérique à
une nouvelle économie, qui sera fondée, comme chacun sait,
sur l'esclavage. A l'origine, il y a un descendant viking de Guillaume
le Conquérant qui au moment de sa mort fait promettre à
son compagnon de rapine de prénommer sa fille Sonja : -Je
ne veux pas d'héritiers mˇles, les dieux m'obligeront à
les dresser pour la guerre, donne moi une fille, Biemme, appelle-la
Sonja, qu'elle soit toutes les filles de ta famille en souvenir de ma
mère, elle s'est laissée mourir de chagrin quand, fils
unique, je partis courir le monde et l'aventure
En 1491, Erwan Biemme massacre une famille de bohémiens, s'empare
d'un masque en laiton, qu'il suspend dans son chˇteau. La même
nuit, le masque émet un rire "sardonique" -maudits
soient les Biemme ! que le fer et le feu brisent leur destinée
de génération en génération jusqu'à
ce qu'ils disparaissent dans l'horreur ! maudits maudits. Le
chˇteau s'écroule sur Erwan. Régulièrement le masque
réapparaît. Dés lors, la famille
Biemme s'arrange pour être dans l'opposition systématique
même quand leurs sympathie et leurs intérêts leur
commandent de voter pour le gouvernement, ils furent frondeurs contre
Mazarin, vendéens contre la Révolution, royalistes contre
Bonaparte, républicains contre la Restauration, et contre l'Empire,
communards et royalistes à nouveau contre les républiques,
gaullistes contre Vichy, socialistes sous de Gaulle
Un épisode marquant de cette opposition est racontée dans
le roman par Sonja : pour provoquer le pouvoir royal qui a édicté
les règles du Code Noir, son grand-père a importé
en France dans le début du XVIIIe s. des esclaves africains,
en vue de les faire travailler sur ses terres. Il brave par là
un interdit semble-t-il majeur. Arrété, il est condamné
à mort et décapité. Il en reste un sobriquet, Biemme
le nègre, et deux générations plus tard, les élèves
au collège des jésuites et au pesionnat des filles de
Marie ségréguaient les jeunes Biemme C'est donc sur cette
toile de fond, peu à peu reconstituée, que se détachent
les personnages féminins de la famille Biemme. XXe Le personnage
féminin central est Sonja Schperbach Biemme de Valembrun Lebrun,
alias soeur Thérèse. Elle a perdu son père, disparu
dans un accident d'avion ...-papa ! papa ! ah
! yeux embués, je marche après les heures, le temps disjoint,
le coeur en allé, la pluie battant les pavés insensibles,
habitée de gémissements, échouée enfin à
l'encoignure d'une porte, l'esprit à la dérive, des lèvres
inconnues pressent leur pitié sur mon front, sur mes joues, père
éclaté en plein vol, la radio grésille, le téléphone
sonne sans arrêt, pas de survivants, papa à jamais scellé
dans un cercueil vide, papa dispersé aux quatre coins des vents
et moi, Sonja, moineau inconsolable. Cette absence, cet effacement
du père aura un caractère déterminant dans la construction
de son personnage : - la mort de mon père
a coupé ma vie en deux, avant je voulais grandir très
vite, entrer dans l'étrangeté des adultes, responsables
d'eux-mêmes et par devers eux de leurs actes, après j'eusse
préféré n'avoir pas grandi, rester enfant, dorloter
mon ours en peluche, dialoguer avec lui, trouver entre nous l'indispensable
et nécessaire compromis qui déjoue les pièges de
la vie, créer un univers oô la joie est la règle,
incommensurable et belle innocence -stupidement enfantin lui rétorque
son interlocutrice.
Pourquoi ? Sonja, que nous appellerons désormais soeur Thérèse,
porte en elle un mal, une malédiction qui la dépasse et
dont elle va prendre peu à peu connaissance, grˇce à sa
mère. Celle-ci la fait enfermer dans un couvent, ce qui provoque
en elle une crise de désespoir : je claquai
la porte, courus me réfugier dans ma chambre, serrant nerveusement
entre les bras le vieil ours en peluche, cadeau de Père à
mes six ans, jamais je n'ai voulu m'en séparer, il était
mon ami des mauvais moments, gentil, docile, toujours disponible et
compréhensif, de le sentir si proche m'était une protection
contre le monde extérieur, il est mon amour, lui seul est l'Amour,
l'amour inerte et immobile de mes treize ans, bafoués ils s'effritaient,
se délitaient dans les larmes comme la manifestation lucide,
exaspérée de mon indignation et de mon humiliation, ma
mère disposait de moi comme d'une robe passée de mode
dont elle se débarasserait en l'envoyant à une organisation
de charité (...) je souffre dans mon orgueil, douleur, rage et
chagrin, une mutilation qui me projette hors de la dimension de l'enfance
et qui ouvre sous mes pas un abîme
Au couvent, c'est dans les bras des autres soeurs et surtout de la Supérieure
que soeur Thérèse parvient à trouver la chaleur
et l'amour. Mais cette quête de l'autre n'est pas épargnée
par la jalousie, les haines et les déceptions : le texte est
traversé de conversations dont le spectre varie du babil amoureux
à la scène. Dans l'avion qui l'emporte à Port-au-Prince,
Thérèse tombe amoureuse d'une hôtesse de l'air -Sonja-,
et leurs échanges participent aussi de cette trame. De fait la
famille Biemme porte en elle, inscrite dans ses origines, un déficit
d'amour et de chaleur. Lorsque soeur Thérèse prend la
décision de partir en Haïti, c'est pour marquer encore sa
distance à l'égard de sa famille, pour prendre acte de
la malédiction. Le premier niveau de celle-ci est le renvoi à
l'histoire de son ancêtre Sonja, qui a vécu en Haïti
à l'époque de la Révolution. XVIIIe Sonja Biemme
est orpheline. Elle a un frère jumeau, Ericq. Elle épouse
Wolf de Speerbach, de passage par Brest, vers 1775. Son caractère
cruel commence à se révéler sur le navire qui les
emmène dans les Iles. Le bonheur du couple cesse dès l'annonce
de la grossesse de Sonja.
- je vous en prie, laissez-moi seule - ne m'impose
pas cette souffrance - n'approchez pas, je vous interdit de me toucher
- ne me touchez pas
Méprisant son mari qui la trompe, elle s'enferme dans la haine
contre les esclaves, poussant la logique du système esclavagiste
à ses pires extrémités : elle fait écorcher
la jeune Carmenta et exige que son corps soit salé et donné
à manger aux esclaves (p.19), torture de jeunes esclaves, exige
que le frère de lait de son mari, Salomon soit chˇtré.
Selon le Code noir, un esclave n'a pas le droit de toucher un maître.
Or, Sonja désire Salomon. Au cours d'une baignade, Sonja manque
se noyer et Salomon la sauve. Il s'échappe immédiatement
de ses bras, alors que revenue à elle, elle tente de l'enlacer.
La Révolution et les troubles qui éclatent sur l'île
à partir de 1791 ne mettent pas un frein à cette cruauté
: lors des séquences finales de son histoire, son mari apprend
qu'elle est devenue négrière et qu'elle procure à
son frère jumeau Ericq, des marrons que celui-ci revend comme
esclaves aux Etats Unis. La motivation de cette haine est bien entendu
la flétrissure marquée par l'exécution de son grand-père
: moi Sonja Biemme de Valembrun Lebrun dont le
grand-père a subi en place publique la plus indigne des flétrissures
à cause d'un ramassis de singes puants, par ordre de Sa Majesté
roi Louis, quatorzième du nom
La force du préjugé est vivace dans la famille : il a
déjà déclenché le massacre des Bohémiens,
et soeur Thérèse le partage encore : j'ai
appris à haïr les Nègres dans la bibliothèque
du chˇteau familial
Les autres femmes : victimes et révoltées
XXe C'est à l'hôtesse de l'air Sonja que Soeur Thérèse
fait cette déclaration. Sonja est sénégalaise,
et son père a été chauffeur d'un ambassadeur de
Suède. Elle noue une relation très forte avec soeur Thérèse
pendant la durée du voyage. Elles partagent le même prénom,
peut-être aussi la même amie, une certaine Carmenta. Elles
échangent des propos philosophiques. Sonja soigne soeur Thérèse
qui a trop bu, au grand scandale des passagers. Mais l'arrivée
à Port-au-Prince modifie considérablement le regard de
soeur Thérèse après ces moments de bonheur :
j'eusse voulu t'embrasser devant les passagers choqués, indignés,
je n'ai pas osé lui tendre la main, d'une pression des doigts
crier le chagrin de la perdre, l'ai-je jamais possédée
? elle n'a plus ses gants et sa main noire tache sa robe du sang séché
des Biemme, je m'enfuis, tirant après moi le sac à roulettes,
qui riait outrageusement, je me suis retournée pour gifler son
rire hi ! hi ! debout sous le soleil idiot, Sonja elle aussi riait,
elle avait laissé tomber son visage sur le sol, un masque de
cuivre ou de laiton, que sais-je ? me regardait, l'air inévitablement
narquois du destin, plus près, des dizaines, des centaines de
diables haut perchés sur le toit de l'aérogare agitaient
bras, mouchoirs et chapeaux la blancheur des dents cristallisée
sur leurs faces noires, la beauté du diable (...) je me laisse
choir et à genoux sur le ciment brulant, mains jointes, je prie,
l'expiation a commencé -Soeur Thérèse, un malaise
? la voix de Sonja, dans les intonations de caresse, la voix métallique
du masque, une odeur de souffre, je me relève, effrayée,
détale sans demander mon compte -le diable ! le diable ! Ainsi,
Sonja joue un rôle complexe dans le système des personnages,
à la fois double de Thérèse et de Carmenta -celle
du XVIIe s.-, elle porte en elle la figure de l'autre de la famille
Biemme, le masque. L'autre personnage auquel soeur Thérèse
est confrontée est Saintmilia. Figure complexe, porteuse de la
vengeance, elle semble plongée dans la folie. Elle affronte Thérèse
au début et à la fin de la spirale, permettant à
celle-ci de se boucler. Garante de la vérité de l'histoire,
du souvenir des origines, elle demeure sans arrêt sous le regard
de soeur Thérèse toute la journée. Elle conserve
la mémoire de l'Afrique, double de la figure de Sonja, mémoire
de l'occident. Les sonorités des deux prénoms, Sainmilia
et Sonja, rendent compte sans doute de ce rapport entre les deux personnages,
incarnant chacun une lignée. C'est au contact de soeur Thérèse
que Sainmilia fait remonter la mémoire de l'origine, et rend
compte de sa haine : depuis ton retour j'ai rompu
le pacte de silence, ma mémoire débroussaille les chemins
de la haine et je dis malheur à toi
Ce que Sainmilia possède, également, c'est le rapport
au panthéon des loas du vaudou haïtien. Par eux, son conflit
avec soeur Thérèse prend une dimension mythique et cosmogonique
: l'amitié de mes deux fils, ils ont sucé
le lait de l'esclave, cette solidarité est plus forte que la
mort, mais malheur à nous, nous autres Nègres, nous payons
toujours de notre vie la rivalité de nos loas, Damballah d'un
mouvement se retourne, jaillit de ses anneaux, la puissance foudroyante
du tonnerre dans sa langue, Agoué a prévenu le mouvement
et la ruse, il se baisse, rapide tend le bras, attrape la couleuvre,
d'une secousse lui brise les vertèbres, Damballah Oué
Do, cé bon, cé bon, un petit cri, le jour se brouille
dans mes yeux
Sainmilia est en effet au service d'Agoué, loa de la mer et des
eaux. Lorsque l'évêque vient rendre visite à l'hospice,
elle s'empare d'ailleurs du repas qui lui est destiné et l'offre
au loa comme un manger marassa, c'est-à-dire une offrande pour
honorer les jumeaux. On le voit, le texte concernant Sainmilia demeure
énigmatique, mais laisse apparaître à sa surface
des lambeaux de sens qui renvoient à la question du double.
XVIIIe Il faut cependant admettre que ces lignées sont
d'une certaine façon croisées, puisque Saintmilia est
présentée comme la mère de lait de Wolf. Or, il
n'est pas impossible que Salomon, son fils, soit le demi frère
de Wolf. Présentée avant sa déportation comme une
des shoungos, vierges sacrées dépositaires dès
l'enfance du secret de guérir, de commander à la pluie,
de lire le présent et l'avenir de l'eau Ti Mémé
N'kedi a été nommée Boutoug avant d'être
baptisée du nom de Sainmilia. Elle possède sur la plantation
un statut particulier puisqu'elle guérit les esclaves malades
ou torturés par Sonja. Wolf l'appelle à son secours, mais
elle ne peut pas sauver Sonja du destin qui l'attend. Le drame accompli,
elle renouvelle la malédiction, qu'elle porte cette fois sur
le lieu et non sur la famille : -à jamais
maudite, cette habitation qui a bu le sang de mon fils, maudite, jusqu'à
ce que je revienne laver son corps dans mes larmes et aviver mes yeux
d'un espoir nouveau
Les hommes sans prises sur leur destin
Il faut noter l'absence d'homme au niveau du XXe s., à part le
père de soeur Thérèse, présent par sa disparition.
Tout se joue en fait au XVIIIe s. Wolf se présente comme un être
perdu, qui ne dispose pas de repères stables : tout est confus
en moi, je me demande qui je suis, colonel, Suisse, naturalisé
français, planteur, cela fait trois identité, détermine
trois personnalités qui entrent en conflit trop souvent l'une
avec l'autre sur les questions essentielles comme sur celles de détail,
je passe mon temps à me chercher Il exerce volontiers son droit
de cuissage sur les esclaves, surtout à partir du moment oô
sa femme le met à la porte de son appartement, et préfère
l'autoérotisme à la volupté avec un homme qui s'est
commis avec des Négresses. Ses frasques ont parfois des conséquences
douloureuses : une de ses maîtresses, Maïté, est assassinée
par des esclaves marrons pour avoir éprouvé de la jouissance
avec lui. Il éprouve un intense sentiment de culpabilité,
ce qui motive la rédaction de son mémoire. Mais il est
surtout l'amant de Cécile, qui tient lieu pour lui de maîtresse,
de confidente et de figure de l'apaisement maternel. Il la retrouve
sous le consulat à Paris, et elle l'aidera dans les recherches
qu'il mène pour retrouver son fils Klaus, lui aussi aventurier
et Biemme. Autour de lui, gravite la société des planteurs,
Saré, Bonbon, Chassagne, Paret et les autres, qui mènent
une fête des sens constante, toujours au détriment des
esclaves. Ainsi, Bonbon, qui viole l'esclave Toukouma, de l'habitation
Speerbach. L'esclave se défendant, il la bat, au point de lui
briser l'os du bassin. Remise sur pied par Sainmilia,
Toukouma jura qu'elle se vengerait, chaque année à la
date du viol, son ventre enfle, interroge là, elle te répond
invariablement : je suis enceinte de la mort de Bonbon
Prenant la tête d'une troupe d'esclaves révoltés
et zombifiés, Toukouma détruit toutes les habitations
sur son passage. Wolf ne peut que constater la mort de son ami : je
cherche Bonbon, la tête flˇnait loin du corps, les yeux écarquillés
d'épouvante, et, suprème indécence ou raffinement
extrême, son sexe dégoulinant de sang pendait de sa bouche
comme si son bourreau avait imaginé de lui composer la tête
de bête sexuelle que, de son vivant, mon ami avait prétendu
être
Confronté à la destruction du monde de l'enfance et de
l'innocence des jeux avec Salomon, Wolf ne peut assumer, même
s'il en est partie prenante, la réalité des adultes et
la violence plantationnaire qui lui est consubstantielle. Néanmoins,
il finit par prendre parti en faveur des insurgés, ce qui conduira
au drame de la fin de l'histoire. De retour en Europe, il restaure grˇce
à la fortune acquise dans la plantation, le chˇteau des Biemme,
avant de partir mourir en Suisse. Salomon, quant à lui, est le
double fraternel de Wolf. Wolf voit en lui son alter presque égal.
Leur fraternité les sauvera de la violence de Toukouma, une première
fois. Néanmoins, la violence esclavagiste aura raison de lui.
Cette violence était finalement ancrée dans son impuissance
sociale. Quand Sonja lui demande : pourquoi les
autres nègres ont-ils pris femme et pas vous ? il répond
: -je n'ai pas le droits de transmettre mes chaînes
en héritage à mes enfants, je fonderai une famille quand,
nés de père et de mère libres, mes fils ne seront
la propriété d'aucun maître -comme Klaus -oui, maîtresse,
comme votre fils
Fondée sur l'exploitation de l'Autre Noir, la mécanique
de la servilité apparaît bien comme le moteur essentiel
des personnages du roman. Chacun de ces personnages peut même
dans ce sens apparaître comme le porteur emblématique d'un
discours argumentatif sur l'esclavage, un discours présenté
comme confus, embrouillé et ténébreux, de quelque
côté que l'on se place. Chaque argument est repris, développé,
amplifié, ou bien présenté de façon allusive
à chaque page. Cette stratégie confère une remarquable
densité au texte, qui, s'il ne se présente pas comme un
roman historique ou réaliste, retrouve par là-même
la dimension et l'épaisseur de la mémoire. L'évocation
de personnages historiques, comme Rameau, Voltaire, Toussaint-Louverture,
Bonaparte, Chateaubriand, Monnerville, de Gaulle, Sékou Touré,
Duvalier etc... renforce encore cette dimension : à travers les
personnages mais également les loas, Fignolé met en scène
un conflit à la fois historique, idéologique et métaphysique
dont la toile de fond est le système de la plantation, point
de départ des économies capitalistes.
Haiti, perle des Antilles et de la barbarie
Cet espace économique de Saint Domingue prend au XVIIIe s. la
forme d'un topos, illustré en France par l'opéra de Rameau
et Fuzelier, Les Indes galantes, représenté pour la première
fois en 1735. Or Wolf s'attache, dans son mémoire à montrer
sous quel jour véritable se montre la réalité de
l'économie de plantation, lieu d'une exploitation féroce
dont les esclaves s'échappent par le retour figuré en
Guinée, i.e. la mort et la zombification, ou, parfois, par la
dérision carnavalesque. Cette aliénation totale, voire
totalitaire est reprise en creux par l'auteur : aucun discours ne peut
prendre en charge la totalité de l'affrontement, selon un point
de vue unique. Si le spectacle et la critique de la barbarie sont bien
au coeur du projet du roman, les points de vue des personnages, leur
récits, leurs narrations en forment également la matière.
C'est pourquoi, on peut parler à propos d' Aube tranquille d'une
thématisation de la narration. La destruction du mythe des Indes
galantes nous avons enfanté un monde barbare, tôt ou tard
il nous faudra payer déclare Wolf. Cette barbarie est fondée
sur l'esclavage, lui-même fondé sur l'idéologie
courante de l'inégalité des races. Le lecteur est convié
à entendre, à lire, la justification de l'horreur et de
la sottise mêlés. Ainsi les planteurs se demandent si les
nègres ont une ˇme. Wolf, en revanche, ne se pose pas cette question
: il tient le discours de l'efficacité : mieux vous traitez vos
esclaves, plus ils travaillent C'est donc bien à l'intérieur
de l'univers esclavagiste que s'élabore son discours. Le roman
ne manque pas d'évocations de la vie quotidienne dans les plantations.
Néanmoins, la barbarie se fait jour peu à peu en lui,
à travers son comportement de maître avec Salomon, à
travers les sanctions qu'en vertu du Code noir il inflige à ses
esclaves. la notion des droits de l'homme et du citoyen n'avait pas
encore ouvert la conscience des Nègres à la revendication
ni celle des Blanc à la pitié, Saint Domingue est une
terre sauvage, nous y avons perpétré tant de crimes que
la cruauté des Blancs semble y avoir attisé la barbarie
et donné à la rage sanguinaire des hommes une ampleur
dépassant en horreur tout ce que nous avons connu jusqu'à
présent Wolf finira par comprendre que le droit n'a aucun fondement
dès lors qu'il s'exerce dans la barbarie et la codifie. Les autres,
en revanche, poussent cette aporie jusque dans ces ultimes retranchements.
Tel est bien le sens de l'attitude de Sonja, qui exalte non pas la vie
mais bien la destruction. Ce n'est que grˇce à la médiation
de Cécile que Wolf peut prendre lentement conscience de cette
conséquence : nous n'aimons vraiment qu'après avoir déchiré,
dépecé notre proie, nous nous repaissons du spectacle
des hommes en lambeaux, en se défonçant dans l'horreur,
ton épouse prouve qu'elle aime les Noirs beaucoup plus que tu
ne le crois , moi-même j'aime Saint Domingue et parce que je l'aime,
je rêve de la mettre à feu et à sang. On le voit,
le rapport au préjugé apparaît dans les propos des
personnages avec une complexité accrue. Wolf, de fait, le savait
depuis le début. Commentant pour Cécile une représentation
à Versailles des Indes galantes, il affirme : l'orchestre supportait
avec bonheur le poème dramatique mais comme par hasard, je n'entendis
plus le texte et ma tête négligemment inventa sur la mélodie
les notes rugueuses du tam-tam, une espèce de mélopée
barbare démentait avec fougue les propos de Rameau, j'étais
les Indes laborieuses, sauvages, cruelles, dans mon pays l'amour n'est
jamais galant, il est toujours un rapport de force. Ce qui se joue,
en effet, dans Aube tranquille, c'est une histoire de doubles. Nous
pouvons ramener à deux cas de figures les rapports entretenus
entre Blancs et Noirs, dans le roman. D'une part, l'Autre peut être
perçu comme un double maléfique, ce qui est le cas pour
Sonja. Le monde de l'esclavage est celui de sa représentation,
mais il contient aussi tout ce qui échappe à sa volonté.
L'Autre est finalement ce qui ne trouve pas de place en elle et qu'elle
perçoit comme nécessairement persécuteur, donc
comme ennemi, qu'il faut débusquer -c'est le devenir-nègre
de son mari-, qu'il faut expulser -par la traite négrière-,
affronter -en séduisant Salomon-, liquider -en écorchant
Carmenta, en brulant une esclave-, ou annexer, comme ce messager qu'elle
utilise pour porter les messages à son frère et qu'elle
a rendu muet en lui faisant couper la langue. Nul ne sort gagnant de
ce jeu, puisque dans les rapports des Noirs avec les Blancs, elle finit
par occuper la place même qu'elle récuse dans sa relation
avec Sainmilia. Mais cette dialectique du comportement raciste peut
prendre une autre direction, tout aussi funeste. L'Autre peut, d'autre
part, être perçu comme un jumeau, un alter ego. C'est bien
là le sens de la quête de Wolf qui élit Salomon
à cette place. Cet alter ego se trouve de fait placé dans
la position du rival homologue. Seule l'expérience de la différenciation,
par la jalousie et la séparation permet de se dissocier de cette
ombre, et le double parvient dès lors à se révéler
pleinement Autre. L'autre doit demeurer Autre, car l'altérité
est irréductible à une connaissance. Cette attitude paraît
quelque peu angélique dans notre contexte, et cet angélisme
de Wolf, qui est à la fois un planteur autocrate et un homme
qui déclare à ses semblables il ne suffit pas d'être
bon avec les Nègres, il faut les considérer comme des
êtres humains fait de lui un personnage dédoublé
et contristé qui étouffe son idéal à mesure
que celui-ci se manifeste. Il ne lui reste plus en fait, qu'à
explorer les désastres provoqués par son désir
de pureté et à s'offrir, tel Don Quichotte, comme modèle
d'un monde aux valeurs dégradées. La même ambiguité
se retrouve, déplacée au XXe s., et enrichie des développement
de l'histoire. Soeur Thérèse, avec une certaine feinte
ingénuité demande à sa supérieure : pensez-vous
que de Gaulle avait des négriers dans sa famille ? - bien sâr,
quel Français, quel Anglais, quel Espagnol n'est lui-même
négrier, de nos jours encore l'Europe se construit sur la sueur
et le sang des nègres - le regrettez-vous ? - qu'est-ce qui vous
le fait penser ? j'aime trop les Nègres (et ma présence
en Haïti en est la preuve) pour ne pas reconnaître qu'ils
ont été utiles, nécessaires même au progrès
du capitalisme et de la civilisation occidentale, n'est-ce pas dans
les colonies que nous avons expérimenté racisme et fascisme
?
Cette mise en crise des apories du discours à visée raciste
n'est pas ignorée par le monde des esclaves. La conversation
suivante entre une jeune esclave avec laquelle il a couché et
Wolf, est à cet égard, édifiante : -
es-tu heureuse de quitter Bonbon ? - je ne sais pas, maître, d'une
cage à l'autre quelle différence pour l'aile captive de
l'oiseau ? - la différence entre une grande cage et une petite,
surtout si l'aile n'est pas coupée - mais l'oiseau est chaque
jour blessé, l'abondance des grains dans un bol ne remplace pas
la joie de picorer l'épi sur pied
En fait, les seules modalité d'échapper à ce monde
barbare semblent être la mort, la zombification et la dérision
carnavalesque. Zombification et carnaval La mort est en général
violente dans Aube tranquille. Elle est pour les esclaves un
moyen de retourner en Afrique, quelque part du côté d'une
Guinée mythique et originelle. Contrant la décision de
Sonja, Wolf, après l'exécution de Carmenta, fait en sorte
que le rituel soit accompli. - nous ne nous expliquons pas d'oô
leur vient cette croyance absurde, ils retourneraient en Afrique vivre
à l'ombre des baobabs la plus totale liberté, aussi recherchent-ils
la mort par tous les moyens, empoisonnements, suicides, autopendaison,
se mutilent, organisent leur rituel de collectif en des clairières
connues d'eux seuls, interrogés sur les disparitions subitent,
les comparses, car ils sont tous complices, répondent malicieusement
pati mèt, pati pou l'Afrik Il n'est pas impossible que cette
croyance soit en partie fondatrice des rituels du vaudou. Elle lui est
à tout le moins très attachée. Ce n'est pas là
la marque la plus spectaculaire de la présence des rites, puisqu'à
plusieurs reprises, Wolf sera confronté aux zombis.
Dans Le Vaudou Haïtien , Métraux définit les
zombi comme des personnes dont le décés a été
dâment constaté, qui ont été ensevelies au vu et
au su de tous, et que l'on retrouve quelques années plus tard,
chez un boko (un sorcier) dans un état voisin de l'idiotie. Un
zombi est donc une sorte de mort-vivant, privé de voix articulée
-il peut expulser des cris-, sans aucun repère existenciel ou
temporel. On perçoit ici la frontière culturelle que rencontrent
les lecteurs : il faut un mot composé pour traduire le concept
de zombi. Ce n'est pas d'abord un mort et ensuite un vivant ou le contraire
pour un anglophone, qui traduit le mot par living-dead, mais comme le
montre Laroche, il est les deux à la fois et en même temps.
Objet de fascination, le zombi, poursuit Laroche inscrit en lui une
quête radicale : En effet, objet-opposant
dans la phase précédent sa zombification, le zombi qui
ne devient pas totalement objet à partir du moment de sa mort
apparente et qui donc demeure partiellement sujet puisque toujours vivant
a désormais sa propre personne comme objet. Ainsi sa résistance
ou son opposition à sa zombification s'exprime désormais
dans sa quête de lui-même, par le biais du sel qu'il cherche
à se procurer.
Cet être dépersonnalisé, démentifié
est littéralement possédé par un houngan. Dans
Aube tranquille, il atteint d'une certaine façon le stade
ultime oô peut être mené un esclave, quand il n'a
plus rien à perdre, même pas la vie. Ce défi porté
contre l'ordre des maîtres mais aussi contre tout l'édifice
de leurs cultures (croyances, religion, politique) se manifeste dans
la peur panique et l'incompréhension des Blancs. Ainsi les esclaves
révoltés que rencontre Wolf pour la première fois
ont le visage transfiguré par l'extase
qui se murmure, étrange, chants et gémissements, prières
et sanglots, musique et incantation (...) subissant la stupide fascination
de la mort comme délivrance
Mais ce dernier argument manque de poids, puisque le zombi est un être
déjà mort ! La raison des planteurs est ici mise en défaut.
Le zombi ne peut qu'étonner par son regard fixe, sa démarche
d'automate, son comportement de somnambule - est-ce vrai qu'il est à
l'épreuve des balles ? - bien sâr ! s'il est déjà
mort qui ou quoi peut tuer la vie en lui ? Le zombi, de fait échappe
complêtement aux lois de la raison, il est invincible. Ce constat
est douloureusement opéré par les planteurs lorsqu'ils
mènent une bataille contre la troupe de Toukouma :
le rire soutenu de Toukouma (...) Chassagne épaula, visa, tira,
la balle ricocha contre le rire, atteignit Chassagne de plein fouet,
il battit l'air des mains, le cheval se cabra, le désarçonna,
il s'effondra foudroyé, Alonzo se débattait contre un
diable noir, lui ouvrit le crˇne d'un coup de machette, fendit le tronc
en deux parties qui se ressoudèrent sous l'effet d'une puissante
magie, le Nègre tendit les bras, empoignat Alonzo par les cheveux
et, d'une brusque secousse, lui rompit les vertèbres du cou,
le bris me fit mal
Pour bien comprendre le fonctionnement du motif de la zombification,
dans le roman, il est nécessaire de ne pas perdre de vue la référence
sous-jacente mais constante à la pensée des Lumières.
C'est pendant cette période que s'installent les schémas
idéologiques qui nous permettent encore maintenant d'interroger
le concept de Culture. On sait aussi que cette construction obéit
finalement à ce que l'anthropologie moderne et la philosophie
appellent l'européocentrisme. Les lumières de la raison
ont de fait projeté toute une part d'ombre sur notre approche
du phénomène de la culture. Dans son ouvrage Haïti,
Paysage et Société , Andre-Marcel d'Ans montre
bien (pp 313 et suivantes) que la culture se compose de productions
mentales qui servent à être confrontées à
la réalité, et c'est par cette confrontation que s'impose
une certaine compréhension de la réalité. Or, si
l'on admet que le réel est comparé à une image
mentale, on admet aussi qu'il ne s'épuise pas dans cette compréhension
: la perception du réel est déjà préformée
par la structure de l'image mentale à laquelle il doit être
confronté. Une partie du réel reste donc non perçu,
parce que non envisagé, parce que non pertinent par rapport au
type de confrontation idéelle en vue de laquelle on le consulte.
Cette évidence saute aux yeux de Wolf, qui est le seul personnage
décentré du roman : les beaux jours
sont finis, les Blancs ne décident plus à Saint Domingue
du bien et du mal, de la vie et de la mort, nous avons cru être
le bien dans l'éclat du luxe, l'orgueil de la richesse, l'effronterie
de la luxure, ignorant qu'aux yeux des Noirs nous étions le mal
dans l'absence de mystère, au contraire de leur vodou entouré
de secrets et d'interdits, le mal dans l'absolu du crime et de la folie,
car nous étions fous d'abuser de leur peur, de leurs faiblesses,
de leur naïveté, en fait nous étions plus naïfs
qu'eux, comment avons-nous pu nous persuader que l'enfer édifié
sur leur rage et sur leur désespoir nous aurait assuré
la sécurité éternelle du paradis ?
Ce regard, cette perception décentrée du réel,
permet à Wolf de peu à peu prendre conscience de la folie
de Sonja et du rôle surnaturel de Sainmilia et de Toukouma. Ces
trois personnages s'apparentent quelque peu à la figure de la
sorcière, qui empoisonne et qui guérit : Wolf sera préservé
de la zombification par Sainmilia, comme la présence de Sonja
lui permettra de critiquer le système colonial et de se retrouver
en accord avec lui-même. Stériles à volonté,
fécondes à contretemps, ces trois femmes rendent compte
de la démence de l'ordre colonial et de l'inhumanité qui
lui est consubstancielle. Et lorsque soeur Thérèse et
Sainmilia s'affrontent une dernière fois, c'est au plus près
de son corps et de sa féminité que soeur Thérèse
est atteinte, elle qui a choisi -avec l'assistance de sa propre mère-
la stérilité : cette odeur de lait
brâlé, mais ... la propre odeur de mon lait, le sang de mon sang
! Pourtant ces motifs de la zombification et de la sorcellerie,
ne sont pas propres à l'espace haïtien : la même permanence,
la même sortie du temps de l'histoire se retrouve dans le motif
du masque qui poursuit les Biemme de génération en génération.
Placé dans le cercueil d'Erwan, il en retiré quelques
années après par un descendant, Jehan, qui prisonniers
des Italiens après la débˇcle de François Ier,
s'initia aux coutumes du carnaval à Venise. Le verbe s'initier
nous renvoie à l'entrée dans un rituel. Celui-ci, on s'en
doute, sera assez funèbre : le lendemain du bal, quand il retire
son masque, Jehan voit son visage partir en poussière : la
face fut vite dénudée, et près de moi, une tête
de mort telle qu'on en voit sur les pavillons corsaires, une vraie tête
de mort
Cette danse macabre carnavalesque se retrouve en écho dans la
page suivante, qui nous emmène au XVIIIe s. : les planteurs massacrés
par Toukouma vont être enterrés. Un orage éclate.
une fois la tourmente passée nous revînmes,
consternation ! les crˇnes de Chassagne, Saré, Alonzo, complétement
décharnés, blanchis comme s'il avaient été
traités à la chaux et posé à même
le cercueil, annonçaient le nouveau défi de Toukouma,
on eât dit qu'ils ricanaient
Le ricanement de la mort signale tout autant l'esthétique carnavalesque.
Mais à la différence du texte de Rabelais, qui d'après
Bakhtine, est l'oeuvre qui, dans toute la littérature mondiale,
relève le plus de la fête, le carnaval, chez Fignolé,
prend des allures de drame. Dans la description de la destruction du
système esclavagiste, on en effet très loin, sur le plan
du ton du récit, du caractère joyeux et caustique de la
façon dont le seigneur de Basché se débarasse avec
jubilation des Chicanous dans le Quart Livre (chap. XII, XIII, XIV)
de Rabelais, par exemple. Le carnaval assure d'abord un renversement
momentané des valeurs : Sonja "éduque" ses esclaves de
façon à ce qu'ils puissent assurer le service :
Nègres méticuleux dans le service, valets stylés,
majordomes avec jabot, d'une dignité austère qui auréolait
leur faciès moricaud d'un flegme tout à fait anglais
A ce carnaval dérisoire imposé par Sonja répond
celui que découvre Thérèse : son arrivée
en Haïti coïncide avec l'ouverture du Carnaval, dont la musique
la surprend : le grotesque d'une musique m'envahit,
échauda le petit monde des passagers, leurs visages étonnés,
inquiet, me plaqua contre mon siège, m'oppressa, je crus m'évanouir,
puis très vite le bruit s'organisa, les tambours chantaient à
tue-tête, exaltant l'ivresse sensuelle de la vie
De fait, soeur Thérèse commence à danser dans l'avion,
avec les passagers : nous sommes des masques fous,
secoués par l'exubérance d'un peuple qui a choisi d'oublier
sa misère. C'est en fait toute la perception d'Haïti
qui finit par être emportée par l'inversion carnavalesque,
comme dans ce rêve de soeur Thérèse :
j'ai vu Sainmilia à la tête d'une armée de Nègres
envahir Saint Denis, et, sur la tombe de Saint Louis, couronner Baby
Doc roi des Français.
L'avenir fait irruption dans le présent
Force est de constater que la dérision carnavalesque comme les
motifs de la mort et de la zombification, comme la destruction du mythe
des Indes galantes participent d'une même mise en cause. Mais
celle-ci ne se fait pas à partir d'un discours univoque. C'est
dans la confrontation entre plusieurs paroles qu'elle se déploie.
Le discours sur Haïti qu'il soit historique, anthropologiste, sociologique,
comme l'exercice de la littérature haïtienne ne parviennent
pas à rendre compte en même temps de toutes les données
de l'affrontement qui a donné naissance à l'émergence
d'une nation. D'une façon plus large, on peut affirmer que ce
que récuse ici Fignolé c'est, comme Glissant dans Le
Quatrième siècle, le "discours du Savoir". Car ce
que ce dernier ne parvient jamais à nommer, c'est l'angoisse,
la souffrance et la douleur de l'arrachement originel à l'Afrique
en tant qu'ils sont confrontés à leur négation
par les Blancs et leur oubli par les esclaves qui composent désormais
un peuple qui, nous le rappelle soeur Thérèse, a choisi
d'oublier sa misère En conséquence, l'écriture
de Fignolé va tenter d'échapper à cette limite
par l'écriture d'une oeuvre ouverte, polyphonique, dont toutes
les voix, les thèmes et les figures sont traitées à
égalité d'importance. Aucune autorité ne la couronne,
pas même le temps.Celui-ci n'est qu'une des figures possible de
l'ordre. Quand Wolf découvre le massacre de ces amis, il a ce
mot terrible qui en quelque sorte fonde à l'intérieur
de la diégèse le projet de la spirale : l'avenir
fait irruption dans le présent
L'oeuvre se veut à la fois totalisante et diverse, se remettant
elle-même en cause en relativisant ses propres discours les uns
par rapport aux autres.
Thématisation de la narration
La figure de la spirale offre la possibilité d'inscrire sur le
plan de la narration cette confrontation. Plusieurs émetteurs,
plusieurs destinataires se rencontrent. Examinons quelques spirales.
L'entrecroisement des récits fonde la complexité de la
narration : l'histoire des Biemme parvient au lecteur par trois spirales,
celle de Thérèse, lorsqu'elle en raconte à Sonja
quelques bribes, et celle de Sonja Biemme. Cette spirale est incorporée
à celle de Wolf, dont le récit -le Mémoire- est
incorporé à la spirale de Thérèse, puisque
c'est elle qui l'entend, enregistré sur la cassette remise par
sa mère. La situation d'énonciation est tout aussi délicate
à maîtriser : hormis le mémoire de Wolf, tous les
récits apparaissent pendant des conversations. Peu d'éléments
sur leurs ciconstances ne transparaissent à la lecture. En revanche,
le récit de Wolf est daté (1805), il contient même
un présent de l'écriture et une référence
au lieu de cet écriture : je me lève,
à travers la fenêtre le Rhin gèle. La phrase
elle même ne dispose pas de repère. Le texte n'est pas
ponctué par des points et des majuscules de débuts de
phrases. Seules l'interrogation et l'exclamation sont indiquées,
témoignant de la présence de sujets de l'énonciation.
Tout le texte se déroule, pratiquement d'une coulée. A
notre connaissance, il n'y a qu'un seul point, p.111. S'agit-il d'un
oubli ? Si tel est le cas, du moins fait-il sens, puisque le passage
en question est celui du récit du viol et de l'appel à
la vengeance de Toukouma : Maïté m'a
raconté que le jour oô elle a mis ses pas dans ceux de
la guérisseuse, elles sont tombées dans les bras l'une
de l'autre, pleurant à chaudes larmes. Toukouma jura qu'elle
se vengerait.
C'est à partir de ce moment là qu'une spirale de la violence
s'est en effet mise en route. Les relations entre les séquences,
entre les spirales se présentent selon diverses modalités.
La rencontre peut être brutale et en apparence immotivée,
comme par exemple pp 19 et 20, où l'on passe du mémoire
de Wolf à la description d'une scène dans l'avion (il
est vrai qu'à ce moment, "le champagne mousse dans la tête"
de soeur Thérèse. Wolf raconte l'écorchement de
Carmenta : Carmen n'est plus qu'une boule de souffrance, un coutelas
fend avec une diabolique dextérité le corps tout rond
du soleil en deux morceaux, le soleil de la mort, l'hôtesse s'est
penchée, la ligne de son dos épingle quelque part à
l'orée des fesses la faim lubrique d'un passager A d'autres moments,
le passage d'une spirale à une autre peut sembler plus motivé
: pp 25-27, nous passons du récit de la veillée funèbre
de Carmenta, à l'évocation du retour en Guinée,
puis Sonja apprend à Thérèse que l'avion survole
l'Afrique. Le passage peut être enfin très subtil : pp
15-17, nous passons de l'éducation des esclaves par Sonja, à
l'occasion des réceptions au repas dans l'avion (champagne et
caviar), avant de retrouver la séquence précédente.
Les séquences sont en général séparées
par un blanc, comme si le lecteur avait la liberté de les monter,
selon ses choix. On comprend aisément que c'est bien ce qui a
été fait pour mener l'étude d'un tel texte. C'est
un peu à une Marelle que nous invite Fignolé en
procédant de la sorte. C'est dire aussi que ce lecteur n'échappe
pas à la polyphonie générale de l'écriture
: la lecture doit elle aussi donner sens au roman. Le reconnaître
ouvre la lecture à une écriture singulière. Mais
c'est en ce lieu que resurgit une question capitale pour la littérature
haïtienne : qui en est véritablement le destinataire ? Certainement
pas un "lecteur-standard haïtien", car celui-ci n'existe pas. S'agit-il
alors de tendre un miroir au lecteur français ? Francophone ?
Les quelques mots créoles que l'on trouve dans le texte ne posent
pas de problème au lecteur. Le caractère parfois lyrique
de certaines descriptions des lieux et des personnages, comme si le
texte tentait à chaque fois d'en approcher la vérité
en s'appuyant sur des phrases à la syntaxe non pas bouleversée
mais construite par rebonds, par entours successifs permet d'entrecroiser
les différentes modalités d'écritures, la narration,
la description, l'argumentation : nous voici dressées face à
face dans la torpeur du matin, le silence lève les battements
précipités de nos coeurs, une double angoisse, une même
exaltation, une même décision, en découdre une fois
pour toutes et en finir, nous réveiller l'une et l'autre de ce
cauchemars, retrouver chacune sa transparence, et nous voici, muettes,
alourdies de tant d'histoires qui déhalent les différentes
passions de nos vies, les séparent, la haine hérissée,
seul principe d'existence, le silence coagulé, notre unique légalité
Confronté lui-même à ce face à face avec
le texte, le lecteur remet en cause à chaque instant sa propre
stratégie de lecture, l'obligeant à bifurquer de façon
incessante sur ces "tracées" rhétoriques, au risque parfois
de voir le sens du texte disparaître.
On peut reprendre en fait à notre compte ce que Barthes écrit
à propos du Frisson du sens, dans Roland Barthes par Roland
Barthes: le sens, avant de s'abolir dans l'in-signifiance,
frissonne encore : il y a du sens, mais ce sens ne se laisse pas "prendre"
; il reste fluide, frémissant d'une légère ébullition
(...). (Formes de ce frisson : le Texte, la signifiance, et peut-être
: le Neutre.)
Oeuvre ouverte, conclusion temporaire
C'est donc, sommes toutes, en prenant sans arrêt en compte la
place de ses destinataires que Fignolé rend compte de la rencontre
de deux mondes. En privilégiant comme source de l'énonciation
l'Autre esclavagiste et comme destinataire ce même Autre, le lecteur,
à qui il propose de se plonger dans le vertige des discours,
Fignolé lui tend un miroir singulier dans lequel on ne voit ni
l'Un, ni l'Autre : ce qui s'y dévoile et s'y revoile, c'est un
double qui porte un masque révélateur de tout ce qui ne
peut se confondre avec lui mais révèle en lui la ténacité
de la barbarie. Opérant par décentrements et recentrements
incessants, l'oeuvre ne peut s'enfermer dans la clôture. Ce texte
peut-il déjà être considéré comme
une oeuvre ? Non, si nous considérons par là un objet
monumental qui vaut par lui même. Oui, si nous le considérons
comme une activité, un travail, inachevé, sans arrêt
remis en chantier. Une spirale.
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