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Si
le monde nous apparaît comme ce qui nous résiste, qui enraye notre
démarche et nos parcours, n'est-ce pas en raison de forces
obscures qui le travaillent à l'insu des vivants et qui transforment
la quotidienneté banale en un barrage à notre vitalité, à nos
désir, à notre imaginaire ? Poser la question oblige à déplier
alors ce qui se trame dans l'évidence, mais aussi à se
mettre en quête des instruments qui rendent possibles ces déplis.
Certains, on le sait, disposent d'emblée de ce regard qui
permet de considérer la réalité dans ses dédoublements,
inquiétants la plupart du temps. D'autres, le regard absent,
poursuivent leur errance silencieuse, colonisée par la parole
indistincte, cette rumeur sourde qui est la déraison même
de nos sociétés.
Dans un appartement parisien où vivent Théodora, un adolescente
et son père, la mère étant décédée,
renversée inexplicablement par une voiture, se déroule
cette vie quotidienne, presque banale. Théo redouble sa classe
de quatrième de collège. Elle est comme désaffectée
: dans les affaires de sa mère, elle a retrouvé un cédérom,
qui contient le programme d'un de ces jeu de rôles, incompréhensible
aux parents, ici le père : Barbarians Killers. Dès
lors qu'elle a commencé les épreuves
et qu'elle a accédé au jeu en ligne, son existence s'en
trouvée modifiée. Instinctivement, dans une sorte d'adéquation à sa
propre présence, elle a déterminé son "nom" :
Fennec des sables, son accoutrement, son armure, dotant ce personnage
qui est elle et pourtant à distance vertigineuse de cette réalité urbaine
dont elle semble de plus en en plus détachée, comme si
elle déshabitait le monde qui est celui de la vie que l'on dit
pourtant réelle. Au moment où commence le roman, elle
accède au dernier niveau, et ils ne sont plus que cinq cavaliers,
dans le monde terrestre, à y vivre des aventures sanglantes
autant qu'exaltantes, dans le refus critique de ceux qui les entourent.
À
l'école, tout n'est plus qu'étrangeté : le professeur
de mathématiques s'exprime dans une langue désormais
inaudible et indéchiffrable, tout comme les autres enseignants
; les amis sont éloignés ; même avec le père,
la communication est difficile, de plus en plus morcelée. Théo
est dans le jeu. Mais celui-ci a fait irruption dans la vie de tous
les jours.
Et c'est bien de cet effet de langage que tout démarre, car
ce que surprend la joueuse, ce sont des interférences de plus
en plus rapprochées avec son quotidien, mou, sans relief, sans
poignées auxquelles tenter de s'accrocher pour tenter d'en emporter
le sens.
Peu à peu, par amplification de détails, s'impose cette
aberration, comme si le jeu de miroirs auquel la réalité nous
habitue insensiblement et qui nous éloigne irrémédiablement
du réel si nous n'y prenons garde, se déréglait
: ce que perçoit Théodora, c'est précisément
le réel, que les autres ne perçoivent pas, où ne
peuvent remarquer. La littérature nous offre cette grâce
de pouvoir considérer les choses avec cet œil particulier
: le lecteur ne se confond pas avec le héros, certes, cependant
il participe quand même à ce dépli des choses.
Il est le premier destinataire de l'aventure qui se trame. Les monstres
combattus dans le programme, ces entités virtuelles qui semblent
surgir d'un néant et en contredire la nature même, semblent
pourtant bien le fruit d'un imaginaire collectif : assemblage des angoisses
et des fantasmes, eux-mêmes reflets indistincts qui se profilent
dans nos miroirs intérieurs, intimes mêmes, ils se sont
glissés dans le réel et viennent enrayer son cours. Le
monde devient instable et presque labile, et cette réalité semble
se dérober. Et pourtant, ce sont ces monstres – qui ne
semblent pas non plus des créatures, au sens premier du terme – qui
se dérobent, après avoir adressé un regard narquois à la
jeune fille. La grande matrice, pour reprendre une métaphore
désormais culturelle, semble affectée de lignes d'erreurs.
Commence alors pour Théo une quête ardue, âpre,
dans laquelle l'adolescente est confrontée à ses propres
doutes comme à ses angoisses : elle a pour objet la conquête
de sa propre matrie. En des temps anciens, très anciens, existaient
des êtres et des lieux nimbés de beauté, où les
chants et les récits célébraient la présence à soi
de chaque être et de chaque entité. Le monde ne connaissait
pas le différent, il se maintenait et se reproduisait dans sa
gloire, et dans la langue unique ; les mots eux-mêmes étaient
offrandes. Et pourtant c'est dans les recoins froncés de ce
bonheur fertile qu'émane un non monde peuplé de bestioles
de l'enfer. Une guerre terrible, alors, entraîne la décrépitude
et la ruine du royaume initial. On aura reconnu ici le thème
de la plupart de nos légendes et qui ponctuent les défilés
de nos âges successifs : Brigitte Aubert et Gisèle Cavali
retissent les trames de ces récits puissants qui hantent les
hommes, même quand ils les oublient.
C'est de ce fonds même, part constitutive de la culture, à la
fois comme pratique et comme trame des apprentissages à laquelle
se greffe pour chacun la multitude des histoires individuelles, complètes
ou par bribes, que procède le roman : dans l'imaginaire de Théo,
vient s'ajouter la conscience diffuse de l'antique Berbérie
de sa mère, cette citadelle de sable et de pierrailles, habité par
le fennec, ce totem furtif des êtres qui savent parcourir leurs
déserts intérieurs, où retentit parfois le cri
de résistance de la reine Kahena, farouche résistante à l'expansion
musulmane. Brigitte Aubert et Gisèle Cavali décrivent
les contours de ces mondes d'où les dieux se sont retirés,
en silence, laissant les hommes et les femmes assurer eux-mêmes
leur destin, et aux descendants, qui croient ignorer la précédence
de leurs aïeux, la charge de s'initier à leur propre quête,
dans l'écart de cette réalité, chaque jour plus évidée
de la conscience de la culture. Diverses clés, dans le texte,
attestent que la préoccupation essentielle est là, dans
la matière vivante des livres, et dans l'intériorisation
de ce qu'ils nous racontent. A contrario, la représentation
des populations décérébrées correspond
aussi à ce que nous connaissons, et qu'il faut pouvoir supporter.
La scène où le directeur d'une institution à prétention
scolaire et les élèves sont figés, bavant devant
une émission de télévision, correspond effectivement à ce
que nous connaissons, jusqu'à la nausée : des sociétés
nourries du spectacle de leurs propres déjections. Quand au
directeur lui-même, faux monstre et vrai video flic, nous comprenons
rapidement qu'il n'est que le reflet de nos propres pénombres
politiques. Quand les dieux sont expulsés, ne demeurent plus
que les formes vides de la croyance. Seuls les initiés parviennent
encore à persister dans la circulation entre les mondes. Parmi
ceux-ci, les psychologues ne sont pas les moindres.
La complexité de la narration est renforcée par la présence
et la circulation aussi dans la chaîne électronique d'un
programme : les portes ouvrent sur des souterrains comme sur des déserts,
sur des bâtisses sombres et sur leur ruine. Temps anciens et
temps présents, espaces intérieurs et extérieurs,
concomitance du jour et de la nuit : les mondes ne sont plus ni premiers,
ni secondaires,
mais se chevauchent, se plient et se fissurent dans l'effort d'un flux
irrépressible et incessant. La jeune fille circule entre les
portes d'ivoire, seule à persister dans son épaisseur
et dans la conscience de celle-ci. C'est à partir d'elle que
le temps s'avère, et que l'inquiétante merveille de la
barbarie qui nous hante depuis si longtemps prend sens.
Et c'est au cœur du programme, dans un énorme cube granitique,
lui-même installé dans un espace virtuel que les Cavaliers
de lumière découvrent le programmeur de ce jeu qui ne
vise qu'à les révéler et qu'ils renvoient alors
au néant.
Mais alors, la chimère dissoute, il ne reste plus rien, que
du sable qui glisse entre les doigts. Demeure néanmoins un paysage
aux deux soleils et aux trois lunes. Et Théo, guerrière
amazone, détachée de la plupart des stéréotypes
sociaux qui ont tenté d'avoir prise sur elle, parvient dans
l'intime à trouver son propre chemin. C'est peu de reconnaître
que le lecteur impatient attend la suite.
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