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Titre de l'article

 

date et lieu de parution

 
  Persister “ab imo pictore…", sur Brigitte Aubert et Gisèle Cavalli, Les Cavaliers de lumière. 1 : Le Règne de la barbarie, Paris, Plon, 2008

inédit

 

 
 

Si le monde nous apparaît comme ce qui nous résiste, qui enraye notre démarche et nos parcours, n'est-ce pas en raison de forces obscures qui le travaillent à l'insu des vivants et qui transforment la quotidienneté banale en un barrage à notre vitalité, à nos désir, à notre imaginaire ? Poser la question oblige à déplier alors ce qui se trame dans l'évidence, mais aussi à se mettre en quête des instruments qui rendent possibles ces déplis. Certains, on le sait, disposent d'emblée de ce regard qui permet de considérer la réalité dans ses dédoublements, inquiétants la plupart du temps. D'autres, le regard absent, poursuivent leur errance silencieuse, colonisée par la parole indistincte, cette rumeur sourde qui est la déraison même de nos sociétés.
Dans un appartement parisien où vivent Théodora, un adolescente et son père, la mère étant décédée, renversée inexplicablement par une voiture, se déroule cette vie quotidienne, presque banale. Théo redouble sa classe de quatrième de collège. Elle est comme désaffectée : dans les affaires de sa mère, elle a retrouvé un cédérom, qui contient le programme d'un de ces jeu de rôles, incompréhensible aux parents, ici le père : Barbarians Killers. Dès lors qu'elle a commencé les épreuves et qu'elle a accédé au jeu en ligne, son existence s'en trouvée modifiée. Instinctivement, dans une sorte d'adéquation à sa propre présence, elle a déterminé son "nom" : Fennec des sables, son accoutrement, son armure, dotant ce personnage qui est elle et pourtant à distance vertigineuse de cette réalité urbaine dont elle semble de plus en en plus détachée, comme si elle déshabitait le monde qui est celui de la vie que l'on dit pourtant réelle. Au moment où commence le roman, elle accède au dernier niveau, et ils ne sont plus que cinq cavaliers, dans le monde terrestre, à y vivre des aventures sanglantes autant qu'exaltantes, dans le refus critique de ceux qui les entourent.

À l'école, tout n'est plus qu'étrangeté : le professeur de mathématiques s'exprime dans une langue désormais inaudible et indéchiffrable, tout comme les autres enseignants ; les amis sont éloignés ; même avec le père, la communication est difficile, de plus en plus morcelée. Théo est dans le jeu. Mais celui-ci a fait irruption dans la vie de tous les jours.

Et c'est bien de cet effet de langage que tout démarre, car ce que surprend la joueuse, ce sont des interférences de plus en plus rapprochées avec son quotidien, mou, sans relief, sans poignées auxquelles tenter de s'accrocher pour tenter d'en emporter le sens.

Peu à peu, par amplification de détails, s'impose cette aberration, comme si le jeu de miroirs auquel la réalité nous habitue insensiblement et qui nous éloigne irrémédiablement du réel si nous n'y prenons garde, se déréglait : ce que perçoit Théodora, c'est précisément le réel, que les autres ne perçoivent pas, où ne peuvent remarquer. La littérature nous offre cette grâce de pouvoir considérer les choses avec cet œil particulier : le lecteur ne se confond pas avec le héros, certes, cependant il participe quand même à ce dépli des choses. Il est le premier destinataire de l'aventure qui se trame. Les monstres combattus dans le programme, ces entités virtuelles qui semblent surgir d'un néant et en contredire la nature même, semblent pourtant bien le fruit d'un imaginaire collectif : assemblage des angoisses et des fantasmes, eux-mêmes reflets indistincts qui se profilent dans nos miroirs intérieurs, intimes mêmes, ils se sont glissés dans le réel et viennent enrayer son cours. Le monde devient instable et presque labile, et cette réalité semble se dérober. Et pourtant, ce sont ces monstres – qui ne semblent pas non plus des créatures, au sens premier du terme – qui se dérobent, après avoir adressé un regard narquois à la jeune fille. La grande matrice, pour reprendre une métaphore désormais culturelle, semble affectée de lignes d'erreurs.

Commence alors pour Théo une quête ardue, âpre, dans laquelle l'adolescente est confrontée à ses propres doutes comme à ses angoisses : elle a pour objet la conquête de sa propre matrie. En des temps anciens, très anciens, existaient des êtres et des lieux nimbés de beauté, où les chants et les récits célébraient la présence à soi de chaque être et de chaque entité. Le monde ne connaissait pas le différent, il se maintenait et se reproduisait dans sa gloire, et dans la langue unique ; les mots eux-mêmes étaient offrandes. Et pourtant c'est dans les recoins froncés de ce bonheur fertile qu'émane un non monde peuplé de bestioles de l'enfer. Une guerre terrible, alors, entraîne la décrépitude et la ruine du royaume initial. On aura reconnu ici le thème de la plupart de nos légendes et qui ponctuent les défilés de nos âges successifs : Brigitte Aubert et Gisèle Cavali retissent les trames de ces récits puissants qui hantent les hommes, même quand ils les oublient.

C'est de ce fonds même, part constitutive de la culture, à la fois comme pratique et comme trame des apprentissages à laquelle se greffe pour chacun la multitude des histoires individuelles, complètes ou par bribes, que procède le roman : dans l'imaginaire de Théo, vient s'ajouter la conscience diffuse de l'antique Berbérie de sa mère, cette citadelle de sable et de pierrailles, habité par le fennec, ce totem furtif des êtres qui savent parcourir leurs déserts intérieurs, où retentit parfois le cri de résistance de la reine Kahena, farouche résistante à l'expansion musulmane. Brigitte Aubert et Gisèle Cavali décrivent les contours de ces mondes d'où les dieux se sont retirés, en silence, laissant les hommes et les femmes assurer eux-mêmes leur destin, et aux descendants, qui croient ignorer la précédence de leurs aïeux, la charge de s'initier à leur propre quête, dans l'écart de cette réalité, chaque jour plus évidée de la conscience de la culture. Diverses clés, dans le texte, attestent que la préoccupation essentielle est là, dans la matière vivante des livres, et dans l'intériorisation de ce qu'ils nous racontent. A contrario, la représentation des populations décérébrées correspond aussi à ce que nous connaissons, et qu'il faut pouvoir supporter. La scène où le directeur d'une institution à prétention scolaire et les élèves sont figés, bavant devant une émission de télévision, correspond effectivement à ce que nous connaissons, jusqu'à la nausée : des sociétés nourries du spectacle de leurs propres déjections. Quand au directeur lui-même, faux monstre et vrai video flic, nous comprenons rapidement qu'il n'est que le reflet de nos propres pénombres politiques. Quand les dieux sont expulsés, ne demeurent plus que les formes vides de la croyance. Seuls les initiés parviennent encore à persister dans la circulation entre les mondes. Parmi ceux-ci, les psychologues ne sont pas les moindres.

La complexité de la narration est renforcée par la présence et la circulation aussi dans la chaîne électronique d'un programme : les portes ouvrent sur des souterrains comme sur des déserts, sur des bâtisses sombres et sur leur ruine. Temps anciens et temps présents, espaces intérieurs et extérieurs, concomitance du jour et de la nuit : les mondes ne sont plus ni premiers, ni secondaires, mais se chevauchent, se plient et se fissurent dans l'effort d'un flux irrépressible et incessant. La jeune fille circule entre les portes d'ivoire, seule à persister dans son épaisseur et dans la conscience de celle-ci. C'est à partir d'elle que le temps s'avère, et que l'inquiétante merveille de la barbarie qui nous hante depuis si longtemps prend sens.

Et c'est au cœur du programme, dans un énorme cube granitique, lui-même installé dans un espace virtuel que les Cavaliers de lumière découvrent le programmeur de ce jeu qui ne vise qu'à les révéler et qu'ils renvoient alors au néant.

Mais alors, la chimère dissoute, il ne reste plus rien, que du sable qui glisse entre les doigts. Demeure néanmoins un paysage aux deux soleils et aux trois lunes. Et Théo, guerrière amazone, détachée de la plupart des stéréotypes sociaux qui ont tenté d'avoir prise sur elle, parvient dans l'intime à trouver son propre chemin. C'est peu de reconnaître que le lecteur impatient attend la suite.

 

 

 

  Mise à jour le : 24/01/09