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Roman historique de l'écrivain tunisien Hachemi Baccouche, publié
en 1961 (Paris, Nouvelles Editions Latines).
Après la publication en 1958 de Ma Foi demeure (Nouvelles
éditions latines), roman de la déchirure dans lequel il
tente de concilier l'attachement à la France et la fidélité
à la patrie, H.Baccouche se penche sur l'histoire de la Tunisie
et en particulier le début de l'occupation turque. L'action du
roman a pour toile de fond l'affrontement entre la France, alliée
aux Turcs, et l'empire de Charles Quint. Les deux puissances cherchent,
au XVIème s. à prendre pied en Tunisie.
I En juin 1541, un jeune français, Norbert de Montamisé,
riche d'une vaste culture islamique, en mission dans le monde arabe,
et Gaetano Alvarez, capitaine espagnol, en service au fort de La Goulette,
se lient d'amitié (II) et tombent amoureux de deux jeunes filles
: Leila, la fille de Cheikh Salah et Meriem, une esclave d'origine italienne.
Meriem souhaite retrouver son père, Angelo. Les jeunes gens se
rencontrent plusieurs fois pendant le pélerinage de Sidi Nacer,
à Carthage. Norbert apprend que Meriem est chrétienne.
Il découvre que Sidi Nacer et Saint Louis ne faisaient qu'un.
(III) Les jeunes gens sont dénoncés au Cheikh. Leila est
enfermée, Merriem est chassée de la maison. Elle retrouve
Norbert. Leila décide de devenir la gardienne du tombeau de Sidi
Nacer. (IV) Norbert poursuit sa mission dans le sud tunisien. Il se
rend à Kairouan où il sauve une femme enterrée
vivante par erreur. Il rejoint Tunis au mois d'août 1542. Accompagné
de Merriem, il rend visite au Cheikh Salah, et a de longues conversations
avec lui ainsi que Mourad, jeune lettré à qui le Cheikh
destinait sa fille. Pendant les fêtes du pélerinage, le
cheval de Gaétano tue Mourad dans un accident. Norbert et Merriem
quittent la Tunisie après plusieurs péripéties.
(V) En France, Anne-Marie (Merriem) s'intègre peu à peu
à sa nouvelle famille. Mais Norbert est envoyé de nouveau
en mission par le roi. Il retrouve la trace du père d'Anne-Marie,
cartographe renommé qui serait en Tunisie. Norbert et Anne-Marie
sont débarqués près de Carthage, où ils
retrouvent leurs amis et Angelo Dariano qui meurt peu de temps après.
Norbert et Anne-Marie retournent en France. (VI) Leila devient en 1560
l'âme de la résistance tunisoise aux Turcs. Norbert et
Anne-Marie sont de retour à Carthage en 1572. Ils retrouvent
Leila qui vit dans la clandestinité. Ses partisans ont percé
un tunnel sous le lac de Tunis au centre duquel se dresse le fort espagnol.
Après le départ des Montamisé, les Espagnols sont
vaincus. Leila et Gaetano se noient dans le tunnel. (Epilogue) En France,
les guerres de religions font rage. Norbert et Anne-Marie veulent revoir
Carthage avant de mourir. Ils revoient le Cheikh Salah. Au fort espagnol
en ruines, des inscriptions attestent du passage de Leila.
Le roman de H.Baccouche explore un espace pétri de contradictions
: quel que soit le champ culturel auquel se réfère chaque
personnage, il n'offre jamais un univers de références
stables. La politique, l'histoire, la société, les valeurs
morales, les religions, l'amour, présentent un faisceau de questions
auxquelles il s'avère impossible d'apporter une réponse
simple et unitaire, digne de l'existence désirée par les
êtres. L'auteur semble même avoir volontairement accentué
chacun de ces problèmes pour montrer que sommes toutes, il n'existait
pas de solution viable : la logique des cultures finit toujours par
broyer l'existence individuelle, sans qu'il soit possible de construire
un avenir réellement positif. Et de proche en proche, ce sont
les cultures elles-mêmes qui s'en trouvent atteintes. Au noeud
central de ces contradictions, l'amour de Gaétano et de Leila,
rendu impossible par les contraintes qu'ils acceptent, malgré
leur grande proximité, prend une valeur exemplaire : pour pouvoir
affirmer la vérité de leur amour, ils ne peuvent s'aider
que du mensonge et de la tromperie. Ainsi, c'est déguisé
en marchand juif que Gaétano peut approcher la jeune fille qui
devra déployer des trésors d'ingéniosité
pour parvenir à tromper la confiance de son père. Dès
lors la contradiction a refermé son piège et la seule
voie possible vers la perfection devient celle du renoncement. De leur
côté, Merriem et Norbert passent leur existence à
regretter leur départ de l'espace oriental et islamique, alors
qu'ils ont dès leur rencontre cherché à rentrer
en Europe. Quand enfin, ils retrouvent la terre qui a vu la naissance
de leur histoire, la Tunisie est livrée à la barbarie,
et sa culture est réduite au silence.
A l'intérieur même de l'histoire cette fracture incessante
entre le désir et la réalité est redoublée
par de nombreux épisodes qui se répondent et s'opposent
: ainsi, Norbert sauve de la mort une femme enterrée vivante
par erreur, femme qui ne pourra jamais trouver de mari, tandis que Gaétano
tue accidentellement le jeune homme destiné à Leila, et
qui incarne peut-être la figure des lettrés impuissants
à enrayer la marche barbare de l'histoire. C'est aussi à
l'occasion de l'enterrement de Mourad que Norbert prend conscience que
cette terre dans laquelle repose le jeune homme, est sa "matrie"
: "Tu es son fils et elle t'aime" (IV),
lui affirme un saint homme vaticinant. Une partie des efforts de Norbert
sont ensuite consacrés à la recherche du père de
Merriem, qui meurt peu après les retrouvailles. La quête
de la parenté apparaît en fin de compte comme celle d'un
signe naturel ultime qui permettrait de fonder l'inscription des êtres
dans une histoire. Las ! L'histoire porte en elle une autre leçon
: "C'est en dehors du temps qu'il faut chercher
l'amour", répète Norbert à la dernière
page du roman. Comme le royaume Hafside de Tunis, oasis de culture menacée
par les déserts barbares, et finalement dépossédé
de la maîtrise de son destin, les personnages ne peuvent échapper
aux intérêts mis en jeu par leurs cultures d'origines.
S'ils tentent de dire leur différence, ils mettent en jeu leur
liberté, et risquent à chaque instant la mort, sinon l'incompréhension.
En publiant son roman en 1961, H.Baccouche encourrait lui aussi le risque
de ne pas être entendu. Pourtant, en récusant le discours
traditionnel de l'histoire de France, qui a longtemps fait mine d'ignorer
la longue histoire des rapports entre l'Orient et l'Occident, il ouvrait
aussi la voie à une exploration romanesque des marches de ce
XVIème s. européen, parcouru par des sujets qui, tels
le Léon l'Africain d'A. Maalouf, revendiquent un statut
social, culturel et religieux incertain.
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