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Quand
l'ami a disparu, dresser son portrait entraîne à l'immobiliser,
au mieux en le statufiant. C'est reconnaître à la fois
sa disparition et tenter de retenir de lui l'illusion, désormais,
qu'il a été là. C'est aussi le faire taire.
On peut aussi tenter de rechercher ce qui en soi demeure. On les
appellera ici traces. Évoquer l'ami, c'est ainsi raconter, peut-être
décrire, voire tenter d'expliquer ce qu'il en a été pour
soi de cette présence, de cette voix, parfois aussi des silences. Évoquer
l'ami, c'est d'abord rappeler le retentissement avant de raconter l'absence,
et le manque. Ce dernier est un creux dans l'intime, et peut-être
vaut-il mieux ne pas tenter la poursuite de l'évidement, qui
s'achève dans la perpétuation sans objet du sentiment
de la perte. Demeurent néanmoins des paroles vivantes, qui comme
le témoin, doivent être assurées de la transmission,
et c'est dans le passage – la main tendue, et celle qui s'ouvre
pour recevoir- que se déroule un événement majeur.
J'ai rencontré Gérard Barthélémy pour la
première fois à Camp Perrin, en Haïti, dans les
Ateliers-Écoles. C'est Jean Sprumont qui m'avait accueilli dans
cette fin d'après-midi. Le chemin avait été poussiéreux,
parfumé de ce vétiver qui poussait de chaque côté de
la route et dont les senteurs peu à peu imprégnaient
la peau. J'habitais depuis quelques mois seulement à Port-au-Prince,
et le pays, ses paysages, ses gens demeuraient pour moi dans l'énigme.
Cela n'était pas sans conséquence sur la difficulté à entrer
en relation avec les habitants, et les rapports se limitaient à de
simples transactions commerciales, fondées sur la méfiance
partagée.
Je n'étais pas naïf au point de ne pas m'en rendre compte,
ni d'en détester en moi le constat. Ma présence en Haïti
relevait de l'imposture : une décision administrative sur laquelle
je n'avais eu aucune prise. En outre, cette relation commerciale était
toujours ankylosée par des temps d'attente impitoyablement longs.
J'apprenais quand même, avec réticence, à laisser
le temps filer entre les doigts, réduit en poussière.
Et puis aussi, ma propre imposture linguistique ne facilitait pas la
relation. Apprendre une langue, vivre l'oralité, ont toujours
représenté pour moi la difficulté majeure. Je
ne suis à peu près à l'aise que dans l'écrit,
et le retrait, dans une proximité qui est aussi un hommage à la
distance, et à la retenue. Cela ne pouvait en rien faciliter
la réalisation de ma demande paradoxale : approcher Haïti
dans les livres, mais en même temps participer de son flux vivant.
Alors, dès que l'Institut Français me concédait
un moment de disponibilité, je filais dans les mornes, à la
découverte des paysages. Puis je rentrais, prenant à peine
des notes. La visite à Camp Perrin tenait de ce projet, qui
n'en était pas vraiment un. On m'avait recommandé de
me rendre dans les Ateliers-Écoles. C'était Didier Maule, à qui
je succédais. Conjonction préparait un numéro
consacré à Bon Dieu rit dans lequel il avait mené une
brillante analyse du texte.
L'homme en face de qui j'étais assis avait le regard pétillant,
et la mise austère. Un moment auparavant, il avait était
attentif à ma gaucherie et il m'avait proposé de prendre
une douche. Quand j'étais revenu, la nuit était tombée.
L'air était saturé de vétiver et d'ylang-ylang.
Une soupe épaisse fumait sur la table. Je me souviens aussi
d'un plat de pâtes. Autour de la table, des enseignants et des
artisans, belges et haïtiens, bavardaient. Nous nous sommes alors
présentés.
On m'avait parlé de lui, et c'est pour cette raison que j'avais
fait ce voyage à Camp Perrin, où il se trouvait. Il m'interrogea
: qui j'étais, d'où j'arrivais, ce que j'étais
censé faire à l'Institut Français. Immédiatement,
j'évoquais l'ennui de ces cours de langue dont je ne percevais
qu'à peine les enjeux, voire la nécessité. Je
me mettais en porte-à-faux par rapport à ce que j'aurais
souhaité mener. Il y eut un silence. Puis la conversation roula
sur d'autres sujets, entre les participants au repas. Il s'agissait
de dessiner des socs de charrue, ou plus précisément
un modèle usuel qui puisse être utilisé dans les
différentes parties de la République, et de démarrer
rapidement la production en série. On me précisa le fonctionnement
du centre et des ateliers. Il fallait trouver des ressources de matières
premières. Jean Sprumont chargeait des containers en Belgique,
et rapportait de la ferraille, ainsi que des briques réfractaires,
depuis les friches industrielles d'une sidérurgie à l'abandon.
Gérard Barthélémy me parla du tour sur bois et
de la nécessité de travailler à partir des branches
et non des troncs des acajous.
Le repas terminé, Gérard Barthélémy s'approcha
et s'installa tout à côté de moi. Il commença
alors à me parler, à me raconter une histoire, celle
de ce pays, de cette longue colonisation interne et des contradictions
qu'elle avait entraînée. Il m'expliqua que celles-ci n'étaient
sans doute pas moins délicates que les miennes, celles dont
j'étais aussi porteur, du fait de mes propres enracinements
universitaires, de ma propre histoire de décolonisé.
Ce n'était pas le moindre des paradoxes que ce pays mettait
en évidence. Il y avait quelque chose de bien particulier dans
la construction sociale d'Haïti, mais que l'essentiel n'était
pas tant de parvenir à le comprendre, que de la resituer par
rapport à l'asservissement des plus rebelles, malgré des
affinités et une histoire communes. Il me parla longuement de
Duvalier et du duvaliérisme. Il me parla aussi des esclaves
créoles. J'apprenais ce soir là le mot "bossale".
Je devais très rapidement admettre que mes propres outils logiques
se décrivaient comme des préalables inopérants,
et il me fallait mener un pas de côté, tenter de retrouver
dans les traces que le regard accrochait, dans les bribes de paroles,
d'autres rapports peut-être que ceux que définissent la
cause et la conséquence.
Chaque fois que je me replonge dans un ouvrage de Gérard Barthélémy,
me revient à la mémoire cette conversation, qui est,
par la force des choses, devenue le début d'un échange,
repris dès le lendemain, puis poursuivi, au gré de nos
rencontres, en Haïti, chez lui, à Verberie, ou lors de
rencontres organisées au sujet d'Haïti, sous l'égide
de telle ou telle structure. Lorsqu'un jour, à Verberie justement,
il me demanda sur quoi je travaillais, je lui racontais le début
de cette histoire. Il eut un sourire ironique et tendre. Je lui expliquais
alors que quel que soit le sujet de cette recherche, en l'occurrence
les conditions de lisibilité de la littérature haïtienne
pour un lecteur étranger, ce qui importait alors était
de parvenir à articuler dans une approche complexe ce qui relevait
de la dynamique propre des perspectives haïtiennes, traduites
dans des histoires, des récits ou plus généralement
des formes littéraires marquées par des codes qui lui
assuraient une reconnaissance ailleurs qu'en Haïti, et des outils
de lecture, marqués eux par la tradition critique universitaire.
La place du lecteur ne saurait alors disparaître du regard. Cette
posture, c'est à lui d'abord que je la devais. Il m'avait à sa
façon permis d'entrer dans la compréhension d'autres
paroles, de rencontrer d'autres personnes, de traverser d'autres mers.
La première conséquence de cette conversation avait été une
interrogation sur la connaissance, qui se déprenait du préalable.
C'est la disponibilité qui rendait possible la connaissance,
et non l'inverse. C'est certes un truisme, pourtant les maîtres
avaient sans cesse affirmé le contraire, ou du moins était-c
ce que j'avais bien voulu retenir de leurs enseignements. Il fallait
apprendre à penser autrement, à se risquer dans une parole
sans retenue, mais aussi sans héroïsme de mauvais aloi,
ni jouer la provocation. Il fallait non pas seulement changer de regard,
mais déconstruire ce qui dans ce regard élaborait et
renforçait sans cesse un surplomb et une évidence dans
la réponse. Il fallait aussi veiller à se garder de la
tentation de ce que, faute de mieux, j'ai appelé plus tard le
ventriloquage, cette façon de parler à la place de l'autre,
si commune dans le monde de la coopération et des études
sur les autres littératures et qui consiste à le faire
taire et à le transformer en pantin, toujours ridicule. Dans
les jours suivants, je proposais d'ouvrir à l'Institut un cours
de littérature, consacré à la lecture de L'Espace
d'un Cillement de Jacques Stephen Alexis. C'est dans ce roman que je
lisais pour la première fois la figure de l'effacement de soi,
de l'oubli du signe naturel, sans cesse déconstruit et reconstruit
au plus près de l'intime, dans un dispositif narratif savant
: c'est depuis des regards autres que ce dit d'Haïti – comme
il y a un 'Dit d'Anne aux longs cils' dans le Romancero aux étoiles - répond à une interrogation pressante de l'auteur :
jusqu'à quand, jusqu'à quel désastre hyperbolique
pourra encore tenir Haïti avant de se retrouver réduit à ne
plus être qu'un "îlot de sauvagerie à quelques
heures de Miami", en perte d'identité, de repère,
de représentation de soi et de souci de l'ancrage ? Les autres
questions devenaient alors secondaires, et mes propres doutes passaient à l'arrière
plan. C'était le début, là encore, d'une autre
histoire qui se poursuit au gré des lectures, des interrogations
ouvertes par les textes au fur et à mesure de leurs publications,
et des circonstances qui entourent celles-ci.
C'est peu d'écrire alors que je dois beaucoup à Gérard
Barthélémy, et qu'il me manque.
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