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Ecrire

textes divers et de circonstances

   

Titre de l'article

 

date et lieu de parution

 
  ECRIRE "POUR EPUISER UNE TACHE QUI PORTE EN ELLE SON PROPRE BONHEUR"

www.fabula.org , 2001

 

 
 

Ecrire ce que je dois à Barthes, et ce qui constitue tout à la fois son actualité et son inactualité, provoque d'emblée un trouble. Celui-ci est lié d'abord aux nombreux textes qui ont déjà été écrits, et qui constituent désormais un corps exégétique qui nous permet d'approcher au plus près la structuration de sa pensée et de ses constructions intellectuelles : elles ont alimenté les nôtres depuis une quarantaine d'années, malgré les critiques, souvent vives, portant sur les méthodes, et surtout les langages mis en oeuvre. La défense et la critique posthumes de Barthes ont bien souvent tourné autour de cet affrontement rejoué, mais sur un mode mineur, entre l'épigonalité et ses contraires. Il est lié ensuite, mais ce phénomène me paraît premier dans l'ordre intérieur, à l'écriture en propre de Barthes, qui tout à la fois s'empare des discours des autres mais pour mieux les retraduire, en interrogeant et en déployant la description tout à la fois délicate et imagée de l'écriture de l'autre, sans perdre de vue son propre regard sur cet autre : une écriture soucieuse de ses présupposés, avançant par touches successives, par caresses, et en même temps assurée dans sa formulation, parfois presque sentencieuse.

L'écriture de Barthes m'a toujours paru anticiper ce qu'on pouvait dire d'elle, nous ouvrant la voix à la reformulation. Pour cette raison également, les critiques furent vives. Et pourtant, nous le savons aussi : ce qui est majeur dans son écriture est bien entendu qu'elle nous invite sans cesse nous même à écrire. Ecrire ce qui me vient de Barthes m'offre de prendre en compte ce feuilleté, cet entrecroisement qui est à la fois comme une source, mais également le contraire de celle-ci, parce que nous le savons, désormais : c'est en elle-même que l'écriture s'origine. On sait combien la critique universitaire fut virulente contre cette aporie qui niait en partie son domaine, mais surtout son pouvoir. Il me semble pourtant que ce point de départ aura été celui d'une écriture critique renouvelée, plus attentive à ce qui la fonde, et donc plus proche non pas de la vérité, mais d'une validité à l'oeil exercé. Les Essais critiques de 1964 témoignent de ce mouvement de rupture. Le retentissement de la parution de ce livre sur les transformations de l'écriture des étudiants notamment me paraît être un thème de travail de recherche qui se suffirait à soi seul. Non pas que l'essai critique ait été inventé par Barthes. Mais la tension entre la critique de recherche, articulée à des savoirs massifs et renouvelant sans cesse ses modes de lecture(s), et la critique de signification, interrogeant le rôle historique et politique de l'émergence de tel ou tel texte, réinjecte un sens vital à cette pratique. On l'a souvent relevé : ces Essais critiques peuvent jouer le rôle d'un manuel de l'exercice critique : sur des textes classiques, sur des textes contemporains, sur la peinture, sur des pratiques sociales, sur le théâtre, et particulièrement la mise en scène, sur des textes critiques, sur la critique elle-même, sur ses fondements épistémologiques, sur la pratique critique de l'auteur de ces textes. Par touches successives, un contrepoint subtil, mais aussi ravageur, aux pratiques dissertatoires artificielles dans lesquelles étaient confinés les étudiants, se déployait dans cet ensemble de textes. Et sa parution en poche en 1971 n'a fait que confirmer la nécessité de cette mise en crise de l'emprise universitaire sur l'écriture, faite d'une magistralité mal contenue, sourde aux hésitations, au doute et au souci de l'autre. Faite aussi d'un découpage des activités d'écritures en compartiments étanches.

J'ai rencontré Barthes à l'instigation de Jean-Louis Bouttes. C'était en automne 1979, et il cherchait un secrétaire privé. Je me suis acquitté de cette tâche pendant les mois qui ont précédé son accident et les semaines qui l'ont suivi. J'ai également (un peu) participé à la ré-édition de L'Empire des signes, puis à l'édition de La Chambre claire. Il avait comme projet de me confier en partie le réaménagement de sa bibliothèque. Il m'avait proposé aussi de déchiffrer quelques duos de Haendel pour flûte et piano. Pour la première fois, j'approchai une conscience magistrale certes, mais essentiellement généreuse, et qui me parlait. Ce décloisonnement m'a entraîné vers des études forcément décalées, celles qui portent sur ce qu'on appelle les littératures francophones, et que l'on devrait plutôt qualifier de " post-coloniales ". " L'écriture est en effet, à tous les niveaux, la parole de l'autre, et l'on peut voir dans ce renversement paradoxal le véritable " don " de l'écrivain ". Sans doute, cette phrase est devenue pour tous un lieu commun. Je n'ai fait depuis qu'essayer d'entendre un peu mieux l'altérité de cette parole de l'autre. Et dans cette écoute, l'actualité de Barthes est pour moi une actualité quotidienne.

 

 

 

  Mise à jour le : 24/01/09