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Pascale Blanchard-Glass Paris, L'Harmattan, 2000 187 p.
Peu d'écrivains d'Haïti se sont penchés sur les années
1890-1910 qui furent pourtant des années décisives. Cette
période de crise constitutionnelle voit se succéder des
présidents incompétents, renversés par des coups
d'état aux motivations incertaines. Les factions s'affrontent
sans relâche dans les villes, au détriment d'un pays réel
replié dans une agriculture tournée cependant vers l'exportation,
au profit exclusif d'une élite sociale. Certaines catastrophes
futures trouvent là une partie de leurs origines.
Et pourtant : cette période fut aussi celle d'un rayonnement
intellectuel notable. Les ouvrages de Louis Joseph Janvier, d'Anténor
Firmin ou d'Hannibal Price répondent aux théories racistes
en vigueur en Europe ; des romanciers comme Marcelin, Lhérisson
ou Hibbert, publient des oeuvres marquantes, et l'on connaît les
noms de poètes comme Oswald Durand, Massillon Coicou ou Etzer
Vilaire. En 1915, l'invasion américaine instituait une nouvelle
donne. C'est ce temps-là que fait revivre Pascale Blanchard-Glass
dans son roman, La Comète de Halley.
Parvenant à appréhender la difficulté d'exister
en temps de crise, elle nous offre un roman énigmatique, d'une
polyphonie propice à signifier l'inquiétude : les mêmes
situations traitées de différents points de vue prennent
des valeurs différentes et témoignent du désarroi
d'êtres confrontés à la résistance du réel,
en face de leurs désirs. La narration décentrée
tourne en fait autour d'un personnage central, Hermanse qui lévite
sur sa dodine depuis le début du passage de la comète,
en 1908. Les autres personnages gravitent littéralement autour
d'elle, se demandant comment parvenir à la faire redescendre.
Il y a d'abord ses deux filles, Ana, revenue d'urgence de Cuba, où
elle est mariée au consul d'Haïti, Séide Délicieux,
et Isadora, une couturière aux créations exceptionnelles.
Elle entretient une relation mi-affectueuse, mi-habituelle, avec un
photographe, Paul Labaidor, originaire de la Barbade, mais ressent une
vive passion pour le docteur et astronome Tristan Desroche, remarqué
deux ans plus tôt à Port-au-Prince et rencontré
lors d'un congrès d'astronomie à Cuba, où Ana s'est
rendue afin justement d'échapper à cette passion que finalement
elle partage intimement. Sous la dodine d'Hermanse, repose Bacouba la
tortue, tandis qu'à côté la fille d'Isadora, Célie,
fruit d'une relation avec un Blanc-France de Martinique, joue aux osselets.
Dans la ville de Port-au-Prince, le vent de la plaine du Cul-de-sac
souffle, et un cirque donne des représentations. Un clown inquiétant
hante les lieux. Les trois femmes connaissent un rêve étrange,
un vol de flamands roses traversant leurs visions. Dans ce décor
à tonalité symboliste, le roman raconte le chemin périlleux
que vont devoir emprunter Isadora et Tristan pour parvenir à
nouveau se retrouver et " réinventer l'amour
".
Déjouant les stéréotypes et les pièges du
roman de coeur, Pascale Blanchard-Glass explore les traces de ces histoires
dispersées qui fondent les lignées. Chaque élément
narratif et descriptif posé au début du livre participe
d'une organisation qui fait sens peu à peu, de façon obstinée.
Cependant, comme pour la situation initiale de la lévitation,
le sens ne procède pas d'une rationalisation qui viendrait en
quelque sorte lisser ce monde à la fois merveilleux et inquiétant.
Ce n'est que peu à peu que le lecteur découvre le caractère
rugueux et même déchirant de cette réalité
tissée de souffrances à laquelle les mots viennent à
manquer. Au coeur du texte, par exemple, Hermanse replonge dans sa propre
histoire et contre l'amnésie généralisée
retrouve l'histoire de son aïeule et de la lignée. Au départ,
il y a la guérisseuse Zénobie, une esclave vendue par
les gens de son propre village du Sénégal, et utilisée
en Guyane par le docteur Véry pour sa connaissance des simples.
Un seul enfant survit à l'infanticide qu'elle commet à
chaque naissance contre la condition d'esclave. Sa proximité
avec les forces telluriques et cosmogoniques se transmet, malgré
la déperdition, à sa fille Merline, morte en couches après
le viol exercé par son maître et à sa petite-fille,
Hermanse, qui saura annoncer la catastrophe de la montagne Pelée
en Martinique, malgré les sarcasmes qui accueillent ses prémonitions.
C'est Isadora la couturière qui concentre en elle encore cette
force des origines, en cousant des robes somptueuses et qui portent
des charmes : souvent élaborées à partir de matériaux
naturels -des plumes, des feuilles, des coquilles-, teintées
avec des épices, ces vêtements exercent un double pouvoir
sur celles qui les portent et sur ceux qui les admirent. La couturière
ainsi tente momentanément de ravauder les existences toujours
au bord de la défection et de la déreliction, en prenant
en charge une dimension tout à la fois psychologique, tellurique
et cosmogonique. La robe illumine par sa présence mais confère
au groupe le bonheur " d'être ensemble.
D'être là. D'être. Tout simplement. " De même,
le caractère quelque peu anomique de Tristan Desroches est objet
d'interrogations. Son regard qui semble se perdre au delà de
l'objet regardé -il est réputé astronome- renvoie
peut-être à l'inavouable origine de la fortune familiale,
inscrite de façon indélébile dans toute la lignée
: l'ancêtre aurait été celui qui avait coupé
les doigts de Dessalines, ces doigts qui ont signé l'acte d'indépendance,
pour voler les bagues et vendre les reliques à un Blanc. Pour
qu'Isadora et Tristan parviennent de nouveau à se rencontrer,
il faut parvenir à dénouer bien des noeuds qui ne sont
pas seulement affectifs.
Et c'est dans un bain d'eau de pluie, à l'heure de la sieste,
un bain dans lequel trempent des feuilles et des herbes, et dans lequel
du sel est dissous, que se retrouvent les amants, comme à l'origine
du monde. L'écriture de Pascale Blanchard-Glass articule ainsi
de façon particulièrement sensible le mouvement et la
suspension. Les personnages sans cesse bougent, remuent, marchent, dansent,
voyagent, mais s'immobilisent aussi au seuil de l'événement,
retenant un instant leur trajectoire par la réinterprétation
de ce qui arrive à partir de ce qui a déjà été
vécu. Ainsi le regard posé par Ana sur l'amiral Killick,
qui renvoie par un jeu de références complexes aux luttes
pour l'indépendance, mais aussi et surtout à ses propres
désirs. Sans doute est-ce là un des caractères
d'une écriture dans tous les sens, féminine. La lévitation
d'Hermanse semble ainsi dire la fin d'une certaine idée d'Haïti,
juste avant l'invasion. Mais une autre figure semble rendre compte aussi
de cette écriture paradoxale, proche du baroque, celle du photographe,
Paul Labaidor. Personnage de l'immobilisation intemporelle, confronté
souvent à des modes de la présence qui confinent à
l'absence, il est l'objet d'une aventure qui le transforme malgré
lui en un revenant, qui promène son regard sur les autres sans
même qu'ils s'en rendent compte. Il s'efface progressivement de
la narration, tout en étant toujours présent, un peu comme
la figure de l'auteure, attentive aux nombreux détails retenus
comme autant de signes et d'intersignes de la réalité,
mais irrémédiablement muette au profit de la voix des
autres.
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