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date et lieu de parution

 
  La Comète de Halley

Notre Librairie, Nš144, avril-juin 2001

 

 
 

Textede Pascale Blanchard-Glass Paris, L'Harmattan, 2000 187 p.

Peu d'écrivains d'Haïti se sont penchés sur les années 1890-1910 qui furent pourtant des années décisives. Cette période de crise constitutionnelle voit se succéder des présidents incompétents, renversés par des coups d'état aux motivations incertaines. Les factions s'affrontent sans relâche dans les villes, au détriment d'un pays réel replié dans une agriculture tournée cependant vers l'exportation, au profit exclusif d'une élite sociale. Certaines catastrophes futures trouvent là une partie de leurs origines.
Et pourtant : cette période fut aussi celle d'un rayonnement intellectuel notable. Les ouvrages de Louis Joseph Janvier, d'Anténor Firmin ou d'Hannibal Price répondent aux théories racistes en vigueur en Europe ; des romanciers comme Marcelin, Lhérisson ou Hibbert, publient des oeuvres marquantes, et l'on connaît les noms de poètes comme Oswald Durand, Massillon Coicou ou Etzer Vilaire. En 1915, l'invasion américaine instituait une nouvelle donne. C'est ce temps-là que fait revivre Pascale Blanchard-Glass dans son roman, La Comète de Halley.
Parvenant à appréhender la difficulté d'exister en temps de crise, elle nous offre un roman énigmatique, d'une polyphonie propice à signifier l'inquiétude : les mêmes situations traitées de différents points de vue prennent des valeurs différentes et témoignent du désarroi d'êtres confrontés à la résistance du réel, en face de leurs désirs. La narration décentrée tourne en fait autour d'un personnage central, Hermanse qui lévite sur sa dodine depuis le début du passage de la comète, en 1908. Les autres personnages gravitent littéralement autour d'elle, se demandant comment parvenir à la faire redescendre. Il y a d'abord ses deux filles, Ana, revenue d'urgence de Cuba, où elle est mariée au consul d'Haïti, Séide Délicieux, et Isadora, une couturière aux créations exceptionnelles. Elle entretient une relation mi-affectueuse, mi-habituelle, avec un photographe, Paul Labaidor, originaire de la Barbade, mais ressent une vive passion pour le docteur et astronome Tristan Desroche, remarqué deux ans plus tôt à Port-au-Prince et rencontré lors d'un congrès d'astronomie à Cuba, où Ana s'est rendue afin justement d'échapper à cette passion que finalement elle partage intimement. Sous la dodine d'Hermanse, repose Bacouba la tortue, tandis qu'à côté la fille d'Isadora, Célie, fruit d'une relation avec un Blanc-France de Martinique, joue aux osselets. Dans la ville de Port-au-Prince, le vent de la plaine du Cul-de-sac souffle, et un cirque donne des représentations. Un clown inquiétant hante les lieux. Les trois femmes connaissent un rêve étrange, un vol de flamands roses traversant leurs visions. Dans ce décor à tonalité symboliste, le roman raconte le chemin périlleux que vont devoir emprunter Isadora et Tristan pour parvenir à nouveau se retrouver et " réinventer l'amour ".

Déjouant les stéréotypes et les pièges du roman de coeur, Pascale Blanchard-Glass explore les traces de ces histoires dispersées qui fondent les lignées. Chaque élément narratif et descriptif posé au début du livre participe d'une organisation qui fait sens peu à peu, de façon obstinée. Cependant, comme pour la situation initiale de la lévitation, le sens ne procède pas d'une rationalisation qui viendrait en quelque sorte lisser ce monde à la fois merveilleux et inquiétant. Ce n'est que peu à peu que le lecteur découvre le caractère rugueux et même déchirant de cette réalité tissée de souffrances à laquelle les mots viennent à manquer. Au coeur du texte, par exemple, Hermanse replonge dans sa propre histoire et contre l'amnésie généralisée retrouve l'histoire de son aïeule et de la lignée. Au départ, il y a la guérisseuse Zénobie, une esclave vendue par les gens de son propre village du Sénégal, et utilisée en Guyane par le docteur Véry pour sa connaissance des simples. Un seul enfant survit à l'infanticide qu'elle commet à chaque naissance contre la condition d'esclave. Sa proximité avec les forces telluriques et cosmogoniques se transmet, malgré la déperdition, à sa fille Merline, morte en couches après le viol exercé par son maître et à sa petite-fille, Hermanse, qui saura annoncer la catastrophe de la montagne Pelée en Martinique, malgré les sarcasmes qui accueillent ses prémonitions. C'est Isadora la couturière qui concentre en elle encore cette force des origines, en cousant des robes somptueuses et qui portent des charmes : souvent élaborées à partir de matériaux naturels -des plumes, des feuilles, des coquilles-, teintées avec des épices, ces vêtements exercent un double pouvoir sur celles qui les portent et sur ceux qui les admirent. La couturière ainsi tente momentanément de ravauder les existences toujours au bord de la défection et de la déreliction, en prenant en charge une dimension tout à la fois psychologique, tellurique et cosmogonique. La robe illumine par sa présence mais confère au groupe le bonheur " d'être ensemble. D'être là. D'être. Tout simplement. " De même, le caractère quelque peu anomique de Tristan Desroches est objet d'interrogations. Son regard qui semble se perdre au delà de l'objet regardé -il est réputé astronome- renvoie peut-être à l'inavouable origine de la fortune familiale, inscrite de façon indélébile dans toute la lignée : l'ancêtre aurait été celui qui avait coupé les doigts de Dessalines, ces doigts qui ont signé l'acte d'indépendance, pour voler les bagues et vendre les reliques à un Blanc. Pour qu'Isadora et Tristan parviennent de nouveau à se rencontrer, il faut parvenir à dénouer bien des noeuds qui ne sont pas seulement affectifs.
Et c'est dans un bain d'eau de pluie, à l'heure de la sieste, un bain dans lequel trempent des feuilles et des herbes, et dans lequel du sel est dissous, que se retrouvent les amants, comme à l'origine du monde. L'écriture de Pascale Blanchard-Glass articule ainsi de façon particulièrement sensible le mouvement et la suspension. Les personnages sans cesse bougent, remuent, marchent, dansent, voyagent, mais s'immobilisent aussi au seuil de l'événement, retenant un instant leur trajectoire par la réinterprétation de ce qui arrive à partir de ce qui a déjà été vécu. Ainsi le regard posé par Ana sur l'amiral Killick, qui renvoie par un jeu de références complexes aux luttes pour l'indépendance, mais aussi et surtout à ses propres désirs. Sans doute est-ce là un des caractères d'une écriture dans tous les sens, féminine. La lévitation d'Hermanse semble ainsi dire la fin d'une certaine idée d'Haïti, juste avant l'invasion. Mais une autre figure semble rendre compte aussi de cette écriture paradoxale, proche du baroque, celle du photographe, Paul Labaidor. Personnage de l'immobilisation intemporelle, confronté souvent à des modes de la présence qui confinent à l'absence, il est l'objet d'une aventure qui le transforme malgré lui en un revenant, qui promène son regard sur les autres sans même qu'ils s'en rendent compte. Il s'efface progressivement de la narration, tout en étant toujours présent, un peu comme la figure de l'auteure, attentive aux nombreux détails retenus comme autant de signes et d'intersignes de la réalité, mais irrémédiablement muette au profit de la voix des autres.

 

 

 

  Mise à jour le : 24/01/09