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Etudes haïtiennes

   

Titre de l'article

 

date et lieu de parution

 
  Bon Dieu rit, par Edriss Saint-Amand

Notre Librairie, Paris, 1997, n. 132

 

 
 

Bon Dieu rit Edris SAINT-AMAND, Paris, Hatier-CEDA, collection Monde Noir poche, 1988 Première Edition : Paris, Domat, 1952.

UNE HISTOIRE DE LA DÉPOSSESSION

Le roman d'Edriss Saint-Amand témoigne d'abord de l'accumulation des conditions qui rendent la vie proprement impossible pour les paysans : une fois dépossédés de leurs terres de jardin, consacrées alors à l'exploitation intensive de la canne, ils doivent quitter les lieux, disparaître comme personnes, et inventer des modes de survie forcément aléatoires. Mais il témoigne aussi de la situation inconfortable qu'occupe l'instance narrative dans ce type de relations : il paraît pour le moins difficile de prendre la parole pour ceux qui, justement, ne parviennent pas à se faire entendre, sans parler à leur place, et donc une dernière fois les exclure. Le projet romanesque initial est donc toujours l'objet d'un pari particulièrement risqué qui voit le contrat réaliste confirmé et renforcé par un véritable travail de l'auteur sur le texte et les discours. Le succès du roman auprès de populations scolaires permet, il faut le souligner, une approche pédagogique de cette problématique décisive. Bon Dieu rit décrit et raconte la déchéance progressive, mais totale de la famille de Prévilus Pierre, un paysan converti au protestantisme. Le roman tout entier est construit sur la relation de cette dégradation de l'univers rural haïtien, et met en scène des personnages anti-héroïques, qui tentent d'investir des lieux de pouvoir : la propriété du sol, bien sûr, mais aussi le monde des croyances et du sacré, celui de la technique ainsi que l'accès à la société urbaine, tenue pour le lieu de la modernité. En fait, tous ces espaces leur échappent. Le personnage central de Prévilien, le fils de Prévilus, n'est ainsi en rien comparable à celui de Manuel, qui, dans Gouverneur de la rosée parvient, au prix de sa vie, mais avec l'espoir que son oeuvre sera continuée, à réunifier une communauté en proie aux dissensions et à la haine. Dans Bon Dieu rit, au contraire, tous les groupes sont constitués en clans plus ou moins organisés à partir d'intérêts strictement individuels. Ces clans sont eux-mêmes confrontés à d'incessantes crises internes. Mais il est patent que c'est d'abord dans la confrontation avec les possédants que les dépossédés sont atteints.

UN NARRATEUR VISIBLE
En effet, loin de permettre un accroissement potentiel de richesses, la collaboration avec les possédants se traduit immanquablement par une perte. L'exploitation touche ainsi la plupart des lieux d'interaction : l'économie, le sacré, l'administration. Le politique n'est pas en reste : l'utilisation des paysans pour le référendum est présenté sur le mode farcesque et carnavalesque, à la fois comédie et tragédie pour le narrateur. Ce n'est que poursuivre, en quelque sorte, les réflexions sommaires du propriétaire Octave Cyrille sur "la politique" : "Il croyait parfaitement dire, lorsqu'il affirmait d'un ton à faire valoir sa grande expérience des hommes et des choses de ce pays d'Haïti : "Pour moi, si on le veut, on peut mettre un chien à la présidence de la République."" Or c'est précisément à l'occasion de l'acte politique du référendum que la parole paysanne affirme son exploitation ainsi que son refus de collaborer. Cette affirmation est relayée par la voix narratrice qui décide de prendre en charge à cette instant une parole qui ne peut pas se lever, puisqu'elle n'a aucun lieu pour se dire, puisqu'elle n'a plus d'espace où elle puisse être entendue. Cette voix ne se dissimule pas mais en quelque sorte dénonce son propre statut : "alors que à Diguaran Origène eut parlé, on eût pu entendre la protestation rouler parmi les paysans : " (à) Pendant qu'ils engraissent, nous, nous maigrissons comme des chiens abandonnés !à""

L'AMPUTATION RÉCURRENTE
Au chien présidentiel, répond, à l'autre extrémité du spectre, le chien famélique qui hante les campagnes. D'autres exemples de ce travail sur le texte sont repérables et montrent combien la construction de l'effet de réel suit des chemins variés et tout aussi porteurs de sens. Ainsi en est-il du motif de l'amputation qui affecte les paysages et les corps et qui culmine avec l'ordre du pasteur Henri de couper le flamboyant des Pierre, arbre autrefois consacré aux loa-racines. C'est à l'intégrité du groupe et à travers elle, à son identité qu'un tel acte attente. Saint-Amand montre ici combien la dimension culturelle est fondamentale dans la compréhension du désastre haïtien. En même temps, et pour cette raison, le lecteur n'est jamais renvoyé à un héroïsme de bon aloi, mais à une remise en question de lui-même et de sa place dans le circuit social. Le personnage de Jean, futur médecin et auteur de pensées "progressistes" et plein de foi en un millénarisme technologique, par exemple, dans lequel s'incarne le destinataire de cette histoire paraît bien peu efficace : il "s'amuse" de la joie de Prévilien, il prête "pour l'amitié" à Marilisse, la fille de Prévilus Pierre abandonnée par son amant l'instituteur, devenue prostituée, un "secours". De ce désatre et de ce désespoir, "bon Dieu rit", car il se divertit en quelque sorte de l'inconséquence et de la maladresse des paysans, comme il est dit dans le conte central. Et le rire divin semble dramatiquement ponctuer cette épopée de la désolation et de la lassitude d'un monde sans issue, dans lequel les paysans sont définitivement désorientés.


 

 

 

  Mise à jour le : 24/01/09