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  La Case du commandeur

Dictionnaire des Oeuvres des littératures de langue française (Couty et Beaumarchais), Paris, Bordas, 1994

 

 
 


de l'écrivain martiniquais Edouard Glissant (né en 1928), édité en 1981 (Seuil).

Si dans Le Quatriéme Siécle, Glissant renouait les fils ténus de la mémoire pour parvenir au marron primordial, c'est aux conditions de la transmission de cette histoire qu'il s'attache dans La Case du Commandeur. En remontant la généalogie de Marie Celat, la compagne de Mathieu Béluse -et non plus en descendant celle des Longoué et des Béluse-, traquant les moindres lambeaux de signes de cette histoire, il ouvre la quête d'une identité fondée sur une trahison à la fois oubliée et maintenue dans la mémoire grâce à des contes, celle d'un homme qui a guidé les négriers vers son village, pensant ainsi s'approprier la femme de son frére.
Les dates de naissance des personnages sont indiquées en parenthése. Le roman est encadré par deux coupures de presse concernant la folie de Marie et faisant un éloge de l'asile oô elle a été internée.

I La tête en feu. La jeune Marie Celat (1928) adopte une position de retrait vis à vis des prétentions humaniste de ses maîtres d'école. Son pére Pythagore Celat (1902), marié à Cinna Chiméne (1911), poursuit une quête des souvenirs de la traite, déclenchée par un cri dont il ne connait pas le sens : Odono ! Ses souvenirs étaient présents dans un conte de son pére, Ozonzo. Tous les deux ont trouvé vers 1916 la jeune Cinna Chiméne sur un chemin. Celle-ci consultera Papa Longoué, le quimboiseur qui lui révélera des pratiques liées au vaudou. Le pére d'Ozonzo, Augustus (1850) est marié à Adoline Alphonsine (1848), fille d'un commandeur négre Euloge, qui est parti dans les mornes, lors de l'abolition de l'esclavage (1848). Lui même est marié à une femme qui n'a pas de nom, qui parle sans cesse au passé, de la trahison originelle. Cette histoire était déjà présente dans les paroles d'Anatolie Celat (1850), pére d'Augustus, qui la racontait par morceaux à ses nombreuses maîtresses, poursuivies également par le planteur. Liberté Longoué, la fille de Melchior épouse Anatolie, et explique à ce dernier ce qu'il ne connaît pas de l'"histoire rapiécée", la trahison primordiale.

II Mitan du temps. Cette partie est celle des piéces de la mémoire des origines. Le chef des marrons, Aa, lie amitié avec les derniers Indiens. Dans la montagne, un homme commet un inceste avec une de ses filles, qui deviendra par la suite la femme sans nom, la femme d'Euloge. Des récits liés à la vie quotidienne des Béluse prennent des allures de légendes. Une femme déportée et violée met au monde un enfant qu'elle étouffe avant de se suicider. Aa est capturé, torturé puis exécuté. Il s'appelle Odono, de son vrai nom.

III Le premier des animaux. L'histoire revient à Marie Celat et à ses amis évoqués dans *La Lezarde. Elle rend visite à Papa Longoué, comme Mathieu. La société martiniquaise se transforme aprés la guerre et sombre dans la décadence, la déchéance, l'alcolisme, l'urbanisation et la banalité. Le groupe d'amis se disperse. A la mort de Papa Longoué, Mathieu et Marie se marient. Leur fille, Ida Béluse, est élevée par sa grand-mére paternelle. Mathieu part. Marie a deux fils d'un autre homme, Patrice et Odono. Patrice meurt dans un accident de moto, Odono se noie. Prostrée, Marie est enfermée dans un asile, d'oô elle s'échappe. Mathieu revient peu aprés sa sortie. Marie retrouve Pythagore et Cinna Chiméne. Elle ne peut que songer à rassembler "ces moi disjoints".

La société émiettée de la Martinique, telle qu'elle est représentée dans le roman semble à chaque génération marquée par la folie et la perte de la communication. Au sein de la prostration ou de la parole délirante, le seul lien qui soit assuré est encore composé des bribes des souvenirs, eux-mêmes alimentés par le souvenir de contes et de légendes qui parfois prennent l'allure de mythes fondateurs (I,2). En même temps, le lecteur ne peut qu'être dérouté par le sujet de l'énonciation : le narrateur est un nous qui tout au long du roman, accompagne les personnages, les contemple, et surtout rapporte leurs paroles, participant lui-même à cette recherche, à chaque pallier de la généalogie, s'emparant de la langue française et ménageant cet espace linguistique auquel les esclaves n'on jamais eu droit. La langue originelle -une des langues-, en effet, est vouée à l'oubli : les mots africains qui se sont transmis sont déformés et "il ne vaut pas d'en éclaircir le sens " (Glossaire).
Or, dés la premiére partie, la langue française était récusée par Marie dans son fonctionnement "civilisationnel" (I,2), impossible à contredire en soi.
Il faut en revanche parvenir à la "travailler" de l'intérieur, briser ce qu'elle accepte de carcans qui lui interdisent de comprendre l'autre : la preuve en est donnée lorsque la femme du planteur tente de reconstituer le récit d'Anatolie, et de le mettre par écrit. L'histoire qu'elle obtient (I,4) n'a aucun sens, et le texte rédigé disparaitra avec l'habitation. En revanche, le nous du narrateur, en ouvrant les limites de la phrase, en l'étirant à ses ultimes possibles, intégrant sans cesse les discours des uns et des autres, parvient à accueillir la diversité des paroles, des récits et des bribes, adoptant même des points de vue multiples : ainsi, dans une même séquence, peuvent être traités conjointement les rapports de Pythagore et Cinna Chiméne, le souvenir de la trahison, et la nécessaire référence à ce "constellé de terres -les Iles- dont les histoires partent en dérive sur son eau" (I,1). Ce n'est qu'à ce prix qu'elle parvient à retrouver et à entendre, au delà des récits transformés, le cri original, le cri primordial du marron torturé, auquel on a mis fin, en lui plantant "un brandon enflammé dans la bouche" (II,3).
En renouvellant ainsi cette quête ouverte par La Lezarde, Glissant retisse encore la longue anamnése des paroles qui parviennent à faire comprendre ce qui est proprement insensé, le refoulement de l'esclavage et de la traite, par les Antillais eux-mêmes.

 

 

 

  Mise à jour le : 24/01/09