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Compére
général soleil,
roman de l'écrivain haïtien Jacques Stéphen Alexis
(1922-1961), publié en 1955 (Gallimard).
C'est à Paris, où il réside de 1946 à 1954
que Jacques Stéphen Alexis écrit ce premier roman qui
apparaît comme le prolongement mais aussi la clôture de
l'espoir entrouvert par Gouverneur de la Rosée de Jacques
Roumain. S'appuyant sur un événement historique épouvantable
-le massacre des travailleurs haïtiens de la canne, en 1937, en
République Dominicaine- il raconte comment cet événement
s'inscrit dans la logique des dictatures fascistes, et plus largement
dans celle qu'entraîne la perte de toute dignité quand
l'exploitation des hommes ne connaît plus de limites.
I. Torturé par la faim, Hilarius Hilarion, jeune chômeur
atteint d'épilepsie, tente un cambriolage nocturne (Prologue).
Capturé (1), il fait la connaissance de Pierre Roumel dont les
paroles de réconfort lui redonnent confiance. A sa libération,
il rencontre une femme, Claire-Heureuse (4). Le médecin Jean-Michel
(5) commence à le soigner. Il se rend avec sa mère à
Léogane pour une cérémonie vodou (8) pendant laquelle
son cousin tue un policier (9). II. Hilarius s'installe avec Claire-Heureuse
qui ouvre une boutique (1). Dès lors, la vie du couple est une
lutte incessante pour une existence décente. Claire-Heureuse
est enceinte, Hilarius suit des cours du soir. Il est engagé
temporairement au service du ministre Paturault, qui donne une fête
(4) alors que la famine sévit et que l'agitation gronde. Hilarius
apprend de Jean-Michel qu'il est guéri. Cependant, un incendie
fait tout perdre au couple. III Hilarius et Claire-Heureuse partent
en république Dominicaine, travailler à la coupe de la
canne. Hilarius fait la connaissance de Paco Torres, un communiste,
qui a connu Roumel dix ans plus tôt à Hambourg. (2) Claire-Heureuse
accouche d'un garçon. Paco Torres est assassiné, alors
qu'il lance un appel à la grève. (3) Son enterrement est
l'occasion d'une grande manifestation. (4) Les travailleurs du sucre
obtiennent une augmentation. Peu de temps après, dans les champs
de cannes, les Haïtiens sont massacrés massivement par l'armée
de Trujillo. (5) Hilarius et Claire-Heureuse parviennent à prendre
la fuite. L'enfant, mordu par un chien, (6) meurt peu après.
Claire-Heureuse et Hilarius parviennent à la frontière.
Au moment où ils la franchissent, Hilarius est abattu. Avant
de mourir, il fait à Claire-Heureuse, qui a perdu la raison,
le récit de sa vie et de la lente prise de conscience de sa condition.
Il meurt, le regard tourné vers l'Orient, alors que le soleil
se lève.
Dès le Prologue, Hilarius, "homme d'ombre" confondu avec
la nuit, dans le "devant-jour", cherche à parler, à se
dégager de la folie qui l'envahit. Dans cet éveil, il
est accompagné par un narrateur, et le décalage constant
entre d'une part l'impossibilité à dire et d'autre part
le discours conscient de ses enjeux, rend paradoxale la situation narrative
: de quelle expérience le narrateur peut-il en effet se targuer
pour s'adresser directement au lecteur, sinon de celle d'Hilarius ?
Attentif à cette contradiction, c'est jusque dans son style que
l'auteur investit certains aspects de son questionnement : du Prologue
qui rend compte de la difficile recherche d'une expression métaphorique
de l'affrontement entre la nuit et le jour, marquant la résistance
du langage à dire la misère du héros, aux pages
finales où Hilarius, au bord de la mort, atteint enfin la plénitude
de la langue et des images, l'écriture de Jacques Stephen Alexis
prend en écharpe les différentes modalités de la
production du sens que lui offre l'espace culturel haïtien. Hilarius,
l'être qui jusqu'à sa rencontre avec Roumel n'a de place
nulle part, fait d'abord connaissance avec le monde dans lequel il est
plongé, ce qui revient pour lui à parcourir l'espace haïtien.
De l'expérience de la prison à la mort à la frontière,
Hilarius rencontre l'un après l'autre tous les cas de figure
de la déchéance et de la dignité de l'homme. Mais
la différenciation n'est pas toujours aisée. Impénétrable,
par exemple, est "l'Afrique collée au corps du nègre comme
un sexe surnuméraire" (Prologue) et qui l'investit par l'intermédiaire
du vodou. Espace trouble, il est contigu à celui des maîtres
de la politique et du mensonge, qui, tel le ministre Jérôme
Paturault, pratiquent eux aussi des cérémonies célébrant
la gloire des dieux africains. La rencontre avec Claire-Heureuse, sortie
de la mer, en plein soleil, a inauguré pourtant une nouvelle
vie. Patiemment, le couple se tisse un espace de la familiarité,
du bavardage. Mais cette reconnaissance du monde est sauvagement interrompue,
et le couple repasse en Haïti, portant pour tout bagage son enfant
mort. Hilarius retrouve l'élément qui lui est si proche
et dont il devait se séparer pour accéder à la
vérité : la nuit, le moment de la nuit qui précède
le lever du jour. Claire-Heureuse est folle, comme l'était Hilarius
dans le Prologue. C'est dans cet état de folie et de prostration
qu'elle reçoit le message d'espérance, celui d'Hilarius
qui enfin accède à une parole déliée, illuminée
par "le général Soleil". Mais le paysage est vide, "pas
une lumière à l'horizon" (III, 6), et Hilarius va mourir.
Claire-Heureuse est chargée de transmettre cette histoire à
Jean-Michel, le médecin, image, peut-être, par delà
le narrateur, de l'auteur. Compère Général Soleil
apparaît donc comme un roman inaugural, qui a pour objet de déterminer
les conditions de son écriture. Toute l'histoire d'Hilarius cherche
ainsi à nous conter par cette mise en abyme la geste de son élaboration.
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