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Le
roman de Marie Chauvet Colère, s'inscrit dans plusieurs
contextes particuliers. Tout d'abord celui du lecteur : le roman appartient
à un recueil, et occupe une position centrale dans celui-ci.
Le livre intègre trois romans, ce qui est déjà
bizarre, et le titre par lequel il est désigné compose
une trilogie qu'il est possible de percevoir comme une gradation, ou
plutôt une dé-gradation : Amour, Colère,
Folie. La position centrale occupée par celui qui nous
intéresse aujourd'hui témoigne ainsi d'un glissement en
direction du pire.
Le deuxième
contexte concerne plus spécifiquement l'espace littéraire
haïtien. Comme le rappelle Anne Marty, le texte de Marie Chauvet
est publié pendant une période de contestation de la dictature
de Duvalier, et cette contestation revêt des formes spécifiques
dans l'écriture féminine. La figure emblématique
de la prostituée y prend un relief particulier : Les
romans féminins de cette période de contestation n'entretiennent
pas, contrairement à ceux des hommes, une image de la prostituée
semblable à un fantasme dispensateur de jouissance pour le moi-narrateur.
La représentation qui en est faite est toujours personnalisée
; même sujet, elle ne perd jamais sa caractéristique "d'aliénée",
ce qui n'empêche pas les héroïnes-narratrices de s'identifier
à elle par ce biais. "L'amour" avec la prostituée est
conçu comme une dévalorisation de l'amour, ce qui permet
aux héroïnes-narratrices de critiquer le comportement amoureux
des hommes.(1)
Un troisième
contexte me paraît tout aussi marquant, mais relativement peu
traité en général par la critique universitaire.
Dans le corpus du roman haïtien du vingtième siècle,
le roman de Marie Chauvet témoigne d'un décrochage radical,
dans la représentation romanesque de l'espace géographique
et des relations entre les personnages. L'espace géographique,
tout d'abord : les romans, de Canapé-Vert aux Affres
d'un défi, dans leur ensemble, montrent un paysage qui peu
à peu perd sa verdure, s'assèche et se stérilise
dans la pulvérisation. Dans le même temps, les romans témoignent
de la fermeture des espaces encore préservés. Relations
entre les personnages, ensuite : alors que le roman racontait le retour
d'un personnage au pays, comme Manuel, dans Gouverneurs de la rosée,
ou bien son arrivée, comme Jean Luze dans Amour, avec
Colère, ce n'est plus une insertion qui est tentée,
mais bien un départ, une sortie brutale de l'espace haïtien,
espace qui deviendra par la suite celui de la quête nostalgique,
sur fond d'errance. Il me semble que le croisement entre ces trois contextes
détermine enfin un changement déterminant du statut de
la narration, comme l'a relevé Anne Marty dans sa thèse
: Les héros haïtiens représentent
plutôt des types que des individus, et l'idée d'un "je"
original effleure à peine le personnage romanesque très
marqué par le "nous", le regard des autres dont il est finalement
prisonnier. Peut-être est-ce la raison pour laquelle l'analyse
psychologique n'a pas la faveur des romanciers d'Haïti ? En revanche,
leur personnage féminin serait plus apte à exprimer les
nuances d'un destin et d'un comportement personnalisés. Il dispose
d'une liberté morale plus grande, peut-être parce qu'il
est crédité par le groupe social d'une valeur ayant force
de loi : la femme-mère est l'origine et la fin de la vie. Pareil
personnage constitue l'ultime recours du héros qui ne parvient
pas à transcender ce qui s'oppose à sa maturation ni à
dépasser le problème de sa rivalité avec ses congénères.
(2) C'est à partir de l'ensemble de ces considérations
qu'il me paraît intéressant d'approcher le roman de Marie
Chauvet.
Le thème
de l'enfermement dans l'île, sur une propriété qui
est en passe d'être volée, est traité dans Colère
avec une acuité particulière, puisque, sans cesse, la
narration établit avec le destinataire un lien joué sur
un double registre : d'abord, un registre réaliste, sur le plan
de la description des êtres, des lieux et des situations. Les
lieux sont nettement identifiés : les terres Normil sont situées
à Turgeau. L'époque de leur acquisition est en relation
avec l'histoire de la République (sous Lysius Salomon). Les préoccupations
des personnages sont relativement typiques : le grand-père a
l'esprit encombré par des pensées anti-mulâtres,
donc dirigées contre sa belle-fille, et vitupère contre
la dégénérescence de la "race" ; la mère
est silencieuse, consentante, alcoolique ; le père, infidèle
et médiocre, se révèle plutôt habile et madré
en matière d'affaires ; les enfants prennent peu à peu
conscience que leur vie tranquille repose sur une aliénation
et une oppression sociales qui leur revient dessus avec brutalité
etc. En revanche, la fille, Rose, loin de se révéler et
de s'épanouir comme femme-mère, est enfermée dans
l'espace d'une prostitution mortifère et assumée. Le féminin
comme le masculin, c'est-à-dire ce qui dans le roman constitue
les ensembles reconnus des attributs des femmes et des hommes, demeurent
ainsi figés dans des représentations sociales stéréotypées.
GORILLE
Mais un registre symbolique sature ce sens de la réalité
: si le lecteur peut aisément imaginer que la période
décrite est celle des débuts de l'ère Duvalier,
les mots courants et techniques de "milice", de "VSN", de "chef de section"
voire de "(tonton) macoute" n'apparaissent jamais. Les miliciens sont
des "hommes en noir". Cet ordre noir ressemble étrangement à
celui d'autres longitudes : les hommes en
noir défilent par centaines de milliers au pas de l'oie
(3) ; leur chef n'est jamais nommé. Il est cependant peu à
peu assimilé à un "gorille". Tel
que vous me voyez, je ne suis que le rouage d'une énorme machine.
Celui qui nous commande est aussi invisible et aussi puissant que Dieu.
Nous recevons ses ordres et nous les exécutons. C'est tout. Nous
ignorons souvent le mobile des actes qu'il réclame de nous et
lui obéissons aveuglément. (4)
BOULEDOGUE
L'avocat qui sert d'intermédiaire à Normil, et qui lui
rappelle combien il a été maltraité par l'injustice
sociale a un portrait qui le rapproche très sensiblement de celui
du docteur Duvalier, jusqu'à la caractérisation " gédé
" : Un homme trapu, les yeux cachés par
d'énormes lunettes noires, montra la tête par -dessus un
amoncellement de papiers. (...) Il avait l'air désagréable
et hargneux d'un bouledogue affamé. (...) -En quoi puis-je vous
être utile, monsieur ?, plaça-t-il d'une voix lente, un
peu nasillarde. (5) Ce second registre est complété
par des irruptions fréquentes de/dans l'imaginaire, par tel personnage.
Ainsi, l'origine des terres est attribuée à un crime initial,
commis par le bisaïeul, qui continue de reposer dans sa tombe,
sous les citronniers du jardin, et veille sur le destin de la famille.
La construction de la palissade par les hommes en noir est, sur le plan
de l'imaginaire, attribuée à la vengeance du propriétaire
initial assassiné un siècle auparavant, et revenu hanter
les lieux. Il apparaît ainsi dans le rêve de Rose Normil
: J'ai vu en rêve s'approcher de moi un
homme vêtu d'une chemise ensanglantée qu'il a enlevée
pour me montrer son dos où béaient deux larges blessures
et il m'a dit : Regarde, il m'a frappé de son couteau pour se
faire justice. Pour me venger j'armerai le bras de l'un de ses descendant
et il tuera comme lui. Tandis qu'il me parlait, je percevais l'odeur
fade, atroce qu'il dégageait. (6)
ENFER La dimension infernale paraît en fait une voix d'accès
essentielle à la compréhension de la production du sens
dans Colère. Chacun des personnages tente de quitter le cercle
des enfers dans lequel il s'est trouvé enfermé. Ce cercle
est concret : il entoure la demeure des Normil, dans laquelle il est
interdit aux étrangers d'entrer. C'est aussi le cercle des regards,
constitué comme un cordon sanitaire : les Normil, dans un premier
temps sont ceux que l'on ne regarde plus, auxquels les voisins ne s'adressent
plus, ou bien seulement de façon superficielle et trompeuse,
comme le reconnaissent les intéressés eux-mêmes.
Ce cercle se reforme néanmoins autour d'eux, dès que la
liaison de Rose et du "gorille" devient publique, mais cette fois, ce
sont les Normil eux-mêmes qui tentent de le briser, comme le montre
l'attitude de Paul, lorsque ses camarades cherchent à le porter
en triomphe sur le terrain de sport (7). Mais le cercle majeur est tracé
par la souffrance et la conscience de celle-ci, comme l'affirme Rose
dans son monologue (8).
LA BETE
Or cette révélation importante est en relation avec au
moins deux autres axes : d'une part, celui de la métaphysique,
puisque Dieu a permis cette souffrance et que peut-être Il en
joue, en suscitant cette conscience qu'a l'homme qui interroge cette
souffrance et d'autre part, celui de l'animalité, puisque cette
souffrance provient aussi et surtout de cette part de la bête
que l'homme, la femme, révèlent à chaque instant,
notamment dans leur sexualité. Certes, on retrouve là
le topos biblique de la lutte entre l'ange et la bête, mais il
est ici traité de façon renouvelée : la bête
porte en elle -et transmet, comme Rose l'a remarqué dans son
rêve- son odeur fétide. Il faudrait s'arracher la peau
pour parvenir à s'en débarrasser : Je
lacérerai mon corps impur de mes ongles et j'en mourrai. Dans
ma sueur une odeur de fauve. Dans notre sueur à tous l'odeur
de la bête. L'homme n'est qu'un animal doué d'une conscience
étroite qui le cerne ; c'est pourquoi il est voué à
la souffrance. En lui se manifeste la lutte de la bestialité
et de l'esprit. Destin tragique, lutte opiniâtre où rarement
l'esprit sort vainqueur. Dieu nous a joués... (9) C'est
cette odeur que relève sur elle et que dénonce le frère
infirme, lorsqu'elle est de retour, après son viol par le "gorille",
viol occulté, transformé en réunion entre gens
d'excellente éducation : -Tu sens mauvais,
lui cria l'infirme tout à coup. - Moi ! fit-elle interloquée
et elle s'entoura la taille de son bras droit, les jambes jointes, comme
soudées l'une à l'autre. - Tu sens autre chose que toi-même,
tu sens mauvais, va-t'en, va-t'en. (10) Plus tard, dans la soirée,
les parents s'affrontent et la mère jette à la figure
de son mari que l'odeur de la mort est déjà
sur Rose (p.260). On le voit, l'humanité des personnages
ne parvient pas à s'accomplir : elle est sans cesse minée
par l'animalité.
DESSILLER
LES YEUX
Il est vrai que le personnage de la jeune fille est représenté
comme particulièrement sensible aux odeurs et aux goûts
des choses, ce qui lui en offre une intelligibilité particulière
: Dès l'arrivée de ces hommes sur
nos terres, j'ai su que j'en arriverais là. (...) Si loin de
moi que soient les choses, il me semble percevoir leur odeur. J'ai respiré
sur des gravures le parfum tenace, enivrant, des fleurs orientales (...)
(11). Et cette Rose, vierge et martyre, va être confrontée
à celui qui était un "mendiant pouilleux" : l'inversion
est brutale, mais aussi radicale. Le mal que fait le "gorille" n'est
que l'inverse de celui que faisaient les Normil, lorsqu'ils opprimaient
-sans les regarder- les plus pauvres. Mais le "gorille" ne parvient
pas lui non plus à sortir de ce regard qui ne voit pas. Dès
leur première rencontre, il exige de posséder une morte
: -Commencez donc à vous déshabiller,
m'a-t-il ordonné comme s'il réclamait de moi un simple
travail de bureau. (...). Tu ne te débattras pas, tu ne crieras
pas (...). Couche-toi (...), couche-toi, les jambes ouvertes, les bras
en croix. Il ruisselait de sueur et je m'en sentais toute souillée.
Il s'enfonça en moi d'un seul coup terrible, brutal et, aussitôt
il râla de plaisir. (...) - Tu es la plus belle tête de
martyre que j'ai jamais eue (12). L'expérience cruciale
pour les Normil leur dessille les yeux : Rose découvre le monde
de ses propres désirs. ...Je me suis offerte
au docteur Valois, mais il m'a repoussée (...). Je n'avais que
quinze ans et je m'amusais déjà à troubler le docteur
Valois (13). Cette découverte et cette précocité
sont mises sur le compte de la "sensualité des Normil", sur le
compte des "terribles hérédités", de la "race".
Sur un plan idéologique, ce que retrouve Rose à travers
la sexualité du chef des hommes en noir, ce sont ses propres
origines, d'une noirceur qualifiée d'animale. Moment important
dans la conscience de Rose. La seconde partie du roman, composée
des chapitres 13 et 14, est constitué d'un monologue de Rose
et le texte déroule une spirale toute ordonnée, dans laquelle
revient ce constat, mais à des moments différents, spirale
qui parvient à établir un lien entre tous les acteurs
de la narration, une narration qui se constitue dès lors comme
un système.
L'AUTRE
E(S)T LE MEME
Cette spirale passe et repasse entre les différents acteurs :
ce qui est présenté au départ comme disjoint, démembré,
rejeté dans l'altérité, une altérité
qui rend impossible toute communication, forme en fait un système.
Les personnages, les spectacles, les sentiments se correspondent, malgré
les faux semblants construits justement pour composer chacun comme autre
et différent. Ce geste littéraire paradoxal, puisque jusqu'à
présent toutes les figures de personnages du roman haïtien
témoignaient de césures, se concentre dans la figure imaginaire
de l'enfermement infernal, un enfermement inscrit dès l'origine
: L'enfer nous guettait depuis longtemps et nous
y voilà plongés. Les pieux ont tracé le cercle
infernal et les mains qui les ont plantés sont peut-être
moins coupables que les nôtres. Nous payons nos terribles hérédités,
la malédiction ancestrale qui ne disparaîtra qu'avec notre
race. Il nous faut aimer et haïr avec la même exagération.
(14) Seule subsiste une altérité de surface, toujours
refabriquée et mise en avant. En deçà de cette
surface, Rose le constate, il y a dans
notre sueur à tous l'odeur de la bête. L'animalité
est ici rattrapée par la bestialité. La permutation des
places est dès lors possible : le monstre-"gorille"-chien-loup
devient vampire, digne des mythes les plus inquiétants du versant
obscur du vaudou : Ce soir, il était comme
fou. Il criait, il me reniflait et me léchait comme une bête.
Puis il m'enfonçait son poing dans le corps et regardait couler
mon sang en râlant de volupté. Vampire ! Vampire ! Je l'ai
vu boire mon sang et s'en griser comme du vin (15). Mais la Rose-vierge-martyre-panthère
peut aussi se détruire elle-même : Je
lacèrerai mon corps impur de mes griffes (16)
Pourtant à ce moment, c'est le premier qui se traînera
à ses pieds. Ainsi, les mendiants finissent toujours par prendre
le pouvoir, mais seulement pour un moment.
CONSCIENCES OPAQUES
Il faut cependant garder à l'esprit que le montage de cette spirale
appartient à un discours explicatif et interprétatif énoncé
par le personnage lui-même, un discours fortement teinté
par un argumentaire d'origine analytique. La matière même
de la fiction est ici constituée par un système volontairement
opaque, mais redevable lui-aussi d'une approche analytique et interprétative.
Certes, on peut en rester à la surface du personnage de Rose,
qui se revendique comme duel, et admettre ou bien refuser l'explication
de ces rapports complexes entre les êtres. Mais on peut aussi
relever que cette saturation de la figure du double se marque par une
identification étrange, que Rose elle-même revendique,
celle de la narratrice au personnage d'Irena, du film de Jacques Tourneur,
Cat People (17). Cette identification me paraît décisive
et je vais m'y arrêter un moment.
CAT PEOPLE,
OU LA PANTHERE ETHNIQUE
Déjà, dans ce film, la référence au(x) mythe(s)
analytique(s) était centrale et l'analyse qu'en donne E. Ann
Kaplan dans Looking for the other (18) en est particulièrement
éclairante. L'objet du quatrième chapitre de ce livre
est de montrer comment le cinéma hollywwodien a considéré
le motif psychanalytique comme un support idéologique particulier,
notamment en matière de théorie racialiste. Dès
lors que le regard est socialement et culturellement élaboré
autour de structures occidentales considérant qu'elles sont seules
productrices de discours, ce que l'essayiste désigne sous le
terme de "regard impérial" (the imperial gaze,(19)), il
s'avère particulièrement difficile d'en percevoir les
registres du rejet de l'autre : The inability
to "see" the racism in the films we were studying in relations to structures
to the male gaze testifies to how looking is socially constructed :
we had grown up with such images, regardless of our actual relations
with peoples of other ethnicities, and thus could not see what was under
our very eyes (20)
DECENTRATION DU REGARD
Il faut en fait disposer de regards décalés, quelque peu
en crise pour parvenir à nommer la centration culturelle et sexuelle
de ce regard. Le cinéma hollywoodien a produit ces regards, la
plupart du temps d'une façon qui tient plus du lapsus que de
la construction déterminée. Ainsi Cat People, présenté
en 1942, et la référence implicite qu'en fait le personnage
de Rose est à bien des égards pertinente. E.Ann Kaplan
observe tout d'abord qu'il s'est opéré un glissement dans
la thématique des films hollywoodiens : après avoir exploré
les terres obscures, inconnues (the "dark continent", on se souvient
par exemple de King Kong ou bien que la célébrité
de Tourneur s'est construite aussi sur la mise à l'écran
du zombi, (21)), le cinéma s'est attaché à un continent
immatériel, le côté obscur de la psyché,
et notamment celle de la femme. Ce glissement est inscrit à l'origine
du mouvement freudien, dès lors que Freud lui-même situe
la femme et l'autre ethnique dans des continents parallèles (p.126).
Dans le film de Tourneur, le personnage d'Irena Dubovna incarne les
deux versants : elle est la fois monstrueuse parce qu'autre, étrangère,
et autre parce que monstrueuse. Femme et panthère, sa présence
rend instables les relations et les hiérarchies entre hommes
et femmes, américains normaux et étrangers irrationnels
: Irena is a Cat Woman, unable to make love to
a human and able to move between leopard and human. Irena crosses the
boundaries and demarcations between animal and human of western culture
(22)
LA MEDECINE
" CIVILISATRICE "
Face à elle, le personnage du mari -et de sa maîtresse,
"Alice- the "all-American girl" who corresponds
to Oliver's solid American-ness-for comfort" -, oppose à
ce qu'il perçoit comme des troubles du comportement la remédiation
psychiatrique, incarnée par le psychanalyste Judd. C'est à
ce moment précis du film que le "lapsus" entre en oeuvre (23)
: Like the colonist, the psychoanalyst is sure
that he can do what is best for Irena, that is bring her to "civilization"
and also rationalize his lustful, illicit desires as part of the process
of "cure". Given this, his violent death by the black, wild animal at
once represents empire's deepest fears of revenge by the racial Others
whom colonists dominate, and the film's ambivalence toward this arrogant
Science Master who thoroughly deserves his death (24).
LE REGARD INTERIEUR
En s'identifiant au personnage d'Irena, qui ne peut se satisfaire des
catégories et des frontières culturelles tracées
dans les cultures occidentales, le personnage de Rose accomplit néanmoins
un pas supplémentaire : autant Irena est placée sous le
regard d'une société condescendante et relativement suffisante,
autant Rose a pour ainsi dire intériorisé ce regard. Le
paradigme explicatif la traverse, elle revendique ce discours d'origine
analytique et vaudouesque à la fois, ce qui la conduit, en fait,
à détruire en elle la part explicative et curative. Mais
à la différence d'Irena, enfermée dans une cage
et exhibée dans un zoo alors que Judd a été déchiqueté,
Rose se détruit de l'intérieur, et perd peu à peu
toute énergie. Lorsque son frère la reçoit une
dernière fois, alors que la situation a été modifiée,
et que les terres ont été vendues, c'est bien cette image
d'un corps démembré qui clôt la narration : Rose
leva la main et la passa sur son visage. Il avait l'impression qu'elle
luttait avec une horrible fatigue et que d'un moment à l'autre
elle allait s'effondrer devant lui, maigre et disloquée comme
un pantin (25).
LE MEME E(S)T L'AUTRE
En intériorisant et en revendiquant totalement à la fois
la schize et le duel, les personnages du roman de Marie Chauvet mettent
à nu la désorientation qui les fonde. Ainsi le père,
qui après avoir été vilipendé par l'avocat,
revendique pour lui-même la part d'ombre : Peut-être
avons-nous trop longtemps vécu tranquilles et insouciants parmi
les larmes et les lamentations des autres. Accepter le crime même
sans y participer est en lui-même criminel. J'ai donc été
un lâche et un criminel toute ma vie (26). La force de
la conséquence, qui mime le mouvement cartésien du cogito...,
ne peut être considérée comme banale. Elle fonde
le désastre, et provoque la sortie de tous les acteurs de la
tragédie : les tenants de l'ordre ancien, le grand-père
et le fils malingre, sont éliminés, la mère et
la fille se consument, le père convertit le capital immobilier
en espèces. Il rejoint au delà de la narration ces personnages
de vieillards abandonné entraperçus dans d'autres textes
romanesques, comme Diogène Artheau de La Discorde aux cent
voix d'Emile Ollivier ou Gédéon des Affres d'un
défi, de Franketienne. Rescapé du désastre,
il reste le fils Paul : après avoir résisté de
manière aveugle comme l'apôtre du même nom et tenté
d'agir de façon brutale, subit une véritable conversion
lorsque le père lui révèle les résultats
de la supercherie : -Voilà ton passeport
et celui de Rose et aussi l'argent de vos études. (...) -Papa
! -Oui ! mon petit, répondit-il sans se retourner. Il se sentit
agrippé de dos par deux mains tremblantes qui, remontant vers
son visage lui parurent froides comme de la glace. -Papa, entendit-il
encore, papa ! Et les mains se promenèrent sur son visage comme
folles, cherchant l'étreinte capable seule de les arrêter.
Alors, il les saisit dans les siennes et resta là, sans bouger,
les mains glacées de son fils dans les siennes. Il sentit contre
son corps affaibli les tressaillements de ses membres puissants et robustes
(27)
On pourrait voir dans ce dernier texte la description d'un stéréotype.
Rapportée aux romans haïtiens de ces années de plomb,
je crois au contraire qu'il faut y lire un mouvement particulièrement
fort que cette phrase de Lévinas nous permet de mieux comprendre
: L'altérité d'autrui est en lui
et non par rapport à moi, elle se révèle, mais
c'est à partir de moi et non pas par la comparaison du moi avec
l'Autre que j'y accède. J'accède à l'altérité
d'Autrui à partir de la société que j'entretiens
avec lui et non pas en quittant cette relation pour réfléchir
sur ses termes (28) Dans Colère, c'est ainsi à
une refondation qu'en appelle Marie Chauvet, une refondation appuyée
sur une attitude non équivoque, qui consiste à regarder
l'autre en train de nous regarder, mouvement qui peut prendre la forme
d'une caresse ou la force d'une étreinte. Dans un second temps,
on relèvera que cette découverte est humaine, très
humaine : comme le montre justement Anne Marty, elle ouvre la voie à
ce qui aurait pu devenir une refondation sociale : ...en
proie aux sentiments de dégoût et d'injustice, Rose s'interroge
sur l'esprit de prostitution qui entache les comportements humains ;
la famille qui l'expose au sacrifice est la représentation miniaturisée
du pays dans son ensemble dont la lâcheté est étroitement
associée à la mentalité vénale. Quand bien
même l'exploitation, l'injustice et la violence engendrées
par la dictature duvaliériste enfermeraient les individus dans
des situations inextricables ou sans issue, l'auteure-narratrice a pour
la première fois dans l'histoire du roman anti-duvaliériste
montré des êtres humains dotés d'un libre-arbitre
et la part de responsabilité qui leur incombait dans la perpétuation
du système (29) Malheureusement, cette compréhension
entraîne aussi une sortie de l'espace haïtien. Nul ne sait
si elle sera temporaire ou définitive, mais chacun comprend que
toute refondation passe nécessairement par cette séparation.
Sinon, comme nous le rappelait récemment Peter Sloterdijk, c'est
la bestialité qui l'emporterait : ...les
retours à l'état sauvage, aujourd'hui comme hier, se déclenchent
justement, d'ordinaire, lorsque le déploiement de la force atteint
un degré élevé, que ce soit sous la forme d'une
brutalité guerrière et impériale immédiate
ou sous celle de la bestialisation quotidienne des êtres humains...
(30)
Plus rien, plus personne après la mort de sa soeur ne retiennent
désormais Paul à l'issue de cette conversion : la terre
d'Haïti est quittée. Paul devra s'orienter tout seul, et
mener ses études ailleurs. Une rupture cardinale est ainsi accomplie
dans le roman de Marie Chauvet.
Notes
1 Anne Marty, Haïti en littérature, La Flêche
du temps / Maisonneuve et Larose, Paris, 2000, p.113
2 Anne Marty, Le personnage féminin dans les romans haïtiens
et quebecois de 1938 à 1980, Presses universitaires du Septentrion,
Villeneuve d'Ascq, 1997, p.32
3 Colère, p.263
4 Colère, p.309
5 Colère, p. 224-225
6 Colère, p.292
7 Colère, p.295
8 Colère, p.292
9 Colère, p.292
10 Colère, p.253-254
11 Colère, p. 289
12 Colère, p.28
13 Colère, p.287, 291.
14 Colère, p.291
15 Colère, p.289
16 Colère, p.293
17 Jacques Tourneur, Cat People, 1942. Avec Simone Simon.
18 E. Ann Kaplan, Looking for the other. Feminism, film, and the
imperial gaze, New York and London, Routledge, 1996. En particulier
le chapitre 4, "Darkness within : or, the dark continent of film noir",
p.99 et sqq.
19 "By the "Imperial Gaze", I mean a gaze structure which fails to understand
that (...), non-American peoples have integral cultures and lives that
work according to their own albeit different, logic. The imperial gaze
reflects the assumption that the white western subject is central, much
as the male gaze assumes the centrality of the male subject. ", E. Ann
Kaplan, Looking for the other. Feminism, film, and the imperial gaze,
p.78.
20id., p.127.
21 Voir notamment de Jacques Tourneur, I walked with a Zombi,
1943
22E. Ann Kaplan, Looking for the other. Feminism, film, and the imperial
gaze, p.119
23 Dans un article disponible sur Internet ( www.imaginet.fr/secav/adc/n12mdi.html
), " Le Mystère dans les images. A propos de quelques films de
Jacques Tourneur ", Daniel Fisher montre combien le cinéaste
s'est attaché à maintenir l'indécidabilité
de ce qui est montré. Le réel représenté
n'est pas déchiffré préalablement. En fait, ce
que voit le spectateur est un réel à déchiffrer,
toujours ambigu, toujours aux prises avec des sens multiples.
24E. Ann Kaplan, Looking for the other. Feminism, film, and the imperial
gaze, p.118
25 Colère, p.330
26 Colère, p.314
27 Colère, p.327
28 Emmanuel
Lévinas, Totalité et infini, ???, p.126
29 Anne Marty, Haïti en littérature, p.110
30 Peter Sloterdijk, Règles pour le parc humain, Editions
Mille et une nuits, Paris, 2000, p.16 1
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