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Etudes haïtiennes

   

Titre de l'article

 

date et lieu de parution

 
  Féminin, masculin et registre animalier dans Colère, de Marie Chauvet

conférence donnée à la Maison de l'Amérique latine Paris, 2000

 

 
 

Le roman de Marie Chauvet Colère, s'inscrit dans plusieurs contextes particuliers. Tout d'abord celui du lecteur : le roman appartient à un recueil, et occupe une position centrale dans celui-ci. Le livre intègre trois romans, ce qui est déjà bizarre, et le titre par lequel il est désigné compose une trilogie qu'il est possible de percevoir comme une gradation, ou plutôt une dé-gradation : Amour, Colère, Folie. La position centrale occupée par celui qui nous intéresse aujourd'hui témoigne ainsi d'un glissement en direction du pire.
Le deuxième contexte concerne plus spécifiquement l'espace littéraire haïtien. Comme le rappelle Anne Marty, le texte de Marie Chauvet est publié pendant une période de contestation de la dictature de Duvalier, et cette contestation revêt des formes spécifiques dans l'écriture féminine. La figure emblématique de la prostituée y prend un relief particulier : Les romans féminins de cette période de contestation n'entretiennent pas, contrairement à ceux des hommes, une image de la prostituée semblable à un fantasme dispensateur de jouissance pour le moi-narrateur. La représentation qui en est faite est toujours personnalisée ; même sujet, elle ne perd jamais sa caractéristique "d'aliénée", ce qui n'empêche pas les héroïnes-narratrices de s'identifier à elle par ce biais. "L'amour" avec la prostituée est conçu comme une dévalorisation de l'amour, ce qui permet aux héroïnes-narratrices de critiquer le comportement amoureux des hommes.(1)
Un troisième contexte me paraît tout aussi marquant, mais relativement peu traité en général par la critique universitaire. Dans le corpus du roman haïtien du vingtième siècle, le roman de Marie Chauvet témoigne d'un décrochage radical, dans la représentation romanesque de l'espace géographique et des relations entre les personnages. L'espace géographique, tout d'abord : les romans, de Canapé-Vert aux Affres d'un défi, dans leur ensemble, montrent un paysage qui peu à peu perd sa verdure, s'assèche et se stérilise dans la pulvérisation. Dans le même temps, les romans témoignent de la fermeture des espaces encore préservés. Relations entre les personnages, ensuite : alors que le roman racontait le retour d'un personnage au pays, comme Manuel, dans Gouverneurs de la rosée, ou bien son arrivée, comme Jean Luze dans Amour, avec Colère, ce n'est plus une insertion qui est tentée, mais bien un départ, une sortie brutale de l'espace haïtien, espace qui deviendra par la suite celui de la quête nostalgique, sur fond d'errance. Il me semble que le croisement entre ces trois contextes détermine enfin un changement déterminant du statut de la narration, comme l'a relevé Anne Marty dans sa thèse : Les héros haïtiens représentent plutôt des types que des individus, et l'idée d'un "je" original effleure à peine le personnage romanesque très marqué par le "nous", le regard des autres dont il est finalement prisonnier. Peut-être est-ce la raison pour laquelle l'analyse psychologique n'a pas la faveur des romanciers d'Haïti ? En revanche, leur personnage féminin serait plus apte à exprimer les nuances d'un destin et d'un comportement personnalisés. Il dispose d'une liberté morale plus grande, peut-être parce qu'il est crédité par le groupe social d'une valeur ayant force de loi : la femme-mère est l'origine et la fin de la vie. Pareil personnage constitue l'ultime recours du héros qui ne parvient pas à transcender ce qui s'oppose à sa maturation ni à dépasser le problème de sa rivalité avec ses congénères. (2) C'est à partir de l'ensemble de ces considérations qu'il me paraît intéressant d'approcher le roman de Marie Chauvet.
Le thème de l'enfermement dans l'île, sur une propriété qui est en passe d'être volée, est traité dans Colère avec une acuité particulière, puisque, sans cesse, la narration établit avec le destinataire un lien joué sur un double registre : d'abord, un registre réaliste, sur le plan de la description des êtres, des lieux et des situations. Les lieux sont nettement identifiés : les terres Normil sont situées à Turgeau. L'époque de leur acquisition est en relation avec l'histoire de la République (sous Lysius Salomon). Les préoccupations des personnages sont relativement typiques : le grand-père a l'esprit encombré par des pensées anti-mulâtres, donc dirigées contre sa belle-fille, et vitupère contre la dégénérescence de la "race" ; la mère est silencieuse, consentante, alcoolique ; le père, infidèle et médiocre, se révèle plutôt habile et madré en matière d'affaires ; les enfants prennent peu à peu conscience que leur vie tranquille repose sur une aliénation et une oppression sociales qui leur revient dessus avec brutalité etc. En revanche, la fille, Rose, loin de se révéler et de s'épanouir comme femme-mère, est enfermée dans l'espace d'une prostitution mortifère et assumée. Le féminin comme le masculin, c'est-à-dire ce qui dans le roman constitue les ensembles reconnus des attributs des femmes et des hommes, demeurent ainsi figés dans des représentations sociales stéréotypées.

GORILLE
Mais un registre symbolique sature ce sens de la réalité : si le lecteur peut aisément imaginer que la période décrite est celle des débuts de l'ère Duvalier, les mots courants et techniques de "milice", de "VSN", de "chef de section" voire de "(tonton) macoute" n'apparaissent jamais. Les miliciens sont des "hommes en noir". Cet ordre noir ressemble étrangement à celui d'autres longitudes : les hommes en noir défilent par centaines de milliers au pas de l'oie (3) ; leur chef n'est jamais nommé. Il est cependant peu à peu assimilé à un "gorille". Tel que vous me voyez, je ne suis que le rouage d'une énorme machine. Celui qui nous commande est aussi invisible et aussi puissant que Dieu. Nous recevons ses ordres et nous les exécutons. C'est tout. Nous ignorons souvent le mobile des actes qu'il réclame de nous et lui obéissons aveuglément. (4)
BOULEDOGUE
L'avocat qui sert d'intermédiaire à Normil, et qui lui rappelle combien il a été maltraité par l'injustice sociale a un portrait qui le rapproche très sensiblement de celui du docteur Duvalier, jusqu'à la caractérisation " gédé " : Un homme trapu, les yeux cachés par d'énormes lunettes noires, montra la tête par -dessus un amoncellement de papiers. (...) Il avait l'air désagréable et hargneux d'un bouledogue affamé. (...) -En quoi puis-je vous être utile, monsieur ?, plaça-t-il d'une voix lente, un peu nasillarde. (5) Ce second registre est complété par des irruptions fréquentes de/dans l'imaginaire, par tel personnage. Ainsi, l'origine des terres est attribuée à un crime initial, commis par le bisaïeul, qui continue de reposer dans sa tombe, sous les citronniers du jardin, et veille sur le destin de la famille. La construction de la palissade par les hommes en noir est, sur le plan de l'imaginaire, attribuée à la vengeance du propriétaire initial assassiné un siècle auparavant, et revenu hanter les lieux. Il apparaît ainsi dans le rêve de Rose Normil : J'ai vu en rêve s'approcher de moi un homme vêtu d'une chemise ensanglantée qu'il a enlevée pour me montrer son dos où béaient deux larges blessures et il m'a dit : Regarde, il m'a frappé de son couteau pour se faire justice. Pour me venger j'armerai le bras de l'un de ses descendant et il tuera comme lui. Tandis qu'il me parlait, je percevais l'odeur fade, atroce qu'il dégageait. (6)
ENFER La dimension infernale paraît en fait une voix d'accès essentielle à la compréhension de la production du sens dans Colère. Chacun des personnages tente de quitter le cercle des enfers dans lequel il s'est trouvé enfermé. Ce cercle est concret : il entoure la demeure des Normil, dans laquelle il est interdit aux étrangers d'entrer. C'est aussi le cercle des regards, constitué comme un cordon sanitaire : les Normil, dans un premier temps sont ceux que l'on ne regarde plus, auxquels les voisins ne s'adressent plus, ou bien seulement de façon superficielle et trompeuse, comme le reconnaissent les intéressés eux-mêmes. Ce cercle se reforme néanmoins autour d'eux, dès que la liaison de Rose et du "gorille" devient publique, mais cette fois, ce sont les Normil eux-mêmes qui tentent de le briser, comme le montre l'attitude de Paul, lorsque ses camarades cherchent à le porter en triomphe sur le terrain de sport (7). Mais le cercle majeur est tracé par la souffrance et la conscience de celle-ci, comme l'affirme Rose dans son monologue (8).


LA BETE Or cette révélation importante est en relation avec au moins deux autres axes : d'une part, celui de la métaphysique, puisque Dieu a permis cette souffrance et que peut-être Il en joue, en suscitant cette conscience qu'a l'homme qui interroge cette souffrance et d'autre part, celui de l'animalité, puisque cette souffrance provient aussi et surtout de cette part de la bête que l'homme, la femme, révèlent à chaque instant, notamment dans leur sexualité. Certes, on retrouve là le topos biblique de la lutte entre l'ange et la bête, mais il est ici traité de façon renouvelée : la bête porte en elle -et transmet, comme Rose l'a remarqué dans son rêve- son odeur fétide. Il faudrait s'arracher la peau pour parvenir à s'en débarrasser : Je lacérerai mon corps impur de mes ongles et j'en mourrai. Dans ma sueur une odeur de fauve. Dans notre sueur à tous l'odeur de la bête. L'homme n'est qu'un animal doué d'une conscience étroite qui le cerne ; c'est pourquoi il est voué à la souffrance. En lui se manifeste la lutte de la bestialité et de l'esprit. Destin tragique, lutte opiniâtre où rarement l'esprit sort vainqueur. Dieu nous a joués... (9) C'est cette odeur que relève sur elle et que dénonce le frère infirme, lorsqu'elle est de retour, après son viol par le "gorille", viol occulté, transformé en réunion entre gens d'excellente éducation : -Tu sens mauvais, lui cria l'infirme tout à coup. - Moi ! fit-elle interloquée et elle s'entoura la taille de son bras droit, les jambes jointes, comme soudées l'une à l'autre. - Tu sens autre chose que toi-même, tu sens mauvais, va-t'en, va-t'en. (10) Plus tard, dans la soirée, les parents s'affrontent et la mère jette à la figure de son mari que l'odeur de la mort est déjà sur Rose (p.260). On le voit, l'humanité des personnages ne parvient pas à s'accomplir : elle est sans cesse minée par l'animalité.

DESSILLER LES YEUX
Il est vrai que le personnage de la jeune fille est représenté comme particulièrement sensible aux odeurs et aux goûts des choses, ce qui lui en offre une intelligibilité particulière : Dès l'arrivée de ces hommes sur nos terres, j'ai su que j'en arriverais là. (...) Si loin de moi que soient les choses, il me semble percevoir leur odeur. J'ai respiré sur des gravures le parfum tenace, enivrant, des fleurs orientales (...) (11). Et cette Rose, vierge et martyre, va être confrontée à celui qui était un "mendiant pouilleux" : l'inversion est brutale, mais aussi radicale. Le mal que fait le "gorille" n'est que l'inverse de celui que faisaient les Normil, lorsqu'ils opprimaient -sans les regarder- les plus pauvres. Mais le "gorille" ne parvient pas lui non plus à sortir de ce regard qui ne voit pas. Dès leur première rencontre, il exige de posséder une morte : -Commencez donc à vous déshabiller, m'a-t-il ordonné comme s'il réclamait de moi un simple travail de bureau. (...). Tu ne te débattras pas, tu ne crieras pas (...). Couche-toi (...), couche-toi, les jambes ouvertes, les bras en croix. Il ruisselait de sueur et je m'en sentais toute souillée. Il s'enfonça en moi d'un seul coup terrible, brutal et, aussitôt il râla de plaisir. (...) - Tu es la plus belle tête de martyre que j'ai jamais eue (12). L'expérience cruciale pour les Normil leur dessille les yeux : Rose découvre le monde de ses propres désirs. ...Je me suis offerte au docteur Valois, mais il m'a repoussée (...). Je n'avais que quinze ans et je m'amusais déjà à troubler le docteur Valois (13). Cette découverte et cette précocité sont mises sur le compte de la "sensualité des Normil", sur le compte des "terribles hérédités", de la "race". Sur un plan idéologique, ce que retrouve Rose à travers la sexualité du chef des hommes en noir, ce sont ses propres origines, d'une noirceur qualifiée d'animale. Moment important dans la conscience de Rose. La seconde partie du roman, composée des chapitres 13 et 14, est constitué d'un monologue de Rose et le texte déroule une spirale toute ordonnée, dans laquelle revient ce constat, mais à des moments différents, spirale qui parvient à établir un lien entre tous les acteurs de la narration, une narration qui se constitue dès lors comme un système.

L'AUTRE E(S)T LE MEME
Cette spirale passe et repasse entre les différents acteurs : ce qui est présenté au départ comme disjoint, démembré, rejeté dans l'altérité, une altérité qui rend impossible toute communication, forme en fait un système. Les personnages, les spectacles, les sentiments se correspondent, malgré les faux semblants construits justement pour composer chacun comme autre et différent. Ce geste littéraire paradoxal, puisque jusqu'à présent toutes les figures de personnages du roman haïtien témoignaient de césures, se concentre dans la figure imaginaire de l'enfermement infernal, un enfermement inscrit dès l'origine : L'enfer nous guettait depuis longtemps et nous y voilà plongés. Les pieux ont tracé le cercle infernal et les mains qui les ont plantés sont peut-être moins coupables que les nôtres. Nous payons nos terribles hérédités, la malédiction ancestrale qui ne disparaîtra qu'avec notre race. Il nous faut aimer et haïr avec la même exagération. (14) Seule subsiste une altérité de surface, toujours refabriquée et mise en avant. En deçà de cette surface, Rose le constate, il y a dans notre sueur à tous l'odeur de la bête. L'animalité est ici rattrapée par la bestialité. La permutation des places est dès lors possible : le monstre-"gorille"-chien-loup devient vampire, digne des mythes les plus inquiétants du versant obscur du vaudou : Ce soir, il était comme fou. Il criait, il me reniflait et me léchait comme une bête. Puis il m'enfonçait son poing dans le corps et regardait couler mon sang en râlant de volupté. Vampire ! Vampire ! Je l'ai vu boire mon sang et s'en griser comme du vin (15). Mais la Rose-vierge-martyre-panthère peut aussi se détruire elle-même : Je lacèrerai mon corps impur de mes griffes (16)
Pourtant à ce moment, c'est le premier qui se traînera à ses pieds. Ainsi, les mendiants finissent toujours par prendre le pouvoir, mais seulement pour un moment.

CONSCIENCES OPAQUES
Il faut cependant garder à l'esprit que le montage de cette spirale appartient à un discours explicatif et interprétatif énoncé par le personnage lui-même, un discours fortement teinté par un argumentaire d'origine analytique. La matière même de la fiction est ici constituée par un système volontairement opaque, mais redevable lui-aussi d'une approche analytique et interprétative. Certes, on peut en rester à la surface du personnage de Rose, qui se revendique comme duel, et admettre ou bien refuser l'explication de ces rapports complexes entre les êtres. Mais on peut aussi relever que cette saturation de la figure du double se marque par une identification étrange, que Rose elle-même revendique, celle de la narratrice au personnage d'Irena, du film de Jacques Tourneur, Cat People (17). Cette identification me paraît décisive et je vais m'y arrêter un moment.

CAT PEOPLE, OU LA PANTHERE ETHNIQUE
Déjà, dans ce film, la référence au(x) mythe(s) analytique(s) était centrale et l'analyse qu'en donne E. Ann Kaplan dans Looking for the other (18) en est particulièrement éclairante. L'objet du quatrième chapitre de ce livre est de montrer comment le cinéma hollywwodien a considéré le motif psychanalytique comme un support idéologique particulier, notamment en matière de théorie racialiste. Dès lors que le regard est socialement et culturellement élaboré autour de structures occidentales considérant qu'elles sont seules productrices de discours, ce que l'essayiste désigne sous le terme de "regard impérial" (the imperial gaze,(19)), il s'avère particulièrement difficile d'en percevoir les registres du rejet de l'autre : The inability to "see" the racism in the films we were studying in relations to structures to the male gaze testifies to how looking is socially constructed : we had grown up with such images, regardless of our actual relations with peoples of other ethnicities, and thus could not see what was under our very eyes (20)

DECENTRATION DU REGARD
Il faut en fait disposer de regards décalés, quelque peu en crise pour parvenir à nommer la centration culturelle et sexuelle de ce regard. Le cinéma hollywoodien a produit ces regards, la plupart du temps d'une façon qui tient plus du lapsus que de la construction déterminée. Ainsi Cat People, présenté en 1942, et la référence implicite qu'en fait le personnage de Rose est à bien des égards pertinente. E.Ann Kaplan observe tout d'abord qu'il s'est opéré un glissement dans la thématique des films hollywoodiens : après avoir exploré les terres obscures, inconnues (the "dark continent", on se souvient par exemple de King Kong ou bien que la célébrité de Tourneur s'est construite aussi sur la mise à l'écran du zombi, (21)), le cinéma s'est attaché à un continent immatériel, le côté obscur de la psyché, et notamment celle de la femme. Ce glissement est inscrit à l'origine du mouvement freudien, dès lors que Freud lui-même situe la femme et l'autre ethnique dans des continents parallèles (p.126). Dans le film de Tourneur, le personnage d'Irena Dubovna incarne les deux versants : elle est la fois monstrueuse parce qu'autre, étrangère, et autre parce que monstrueuse. Femme et panthère, sa présence rend instables les relations et les hiérarchies entre hommes et femmes, américains normaux et étrangers irrationnels : Irena is a Cat Woman, unable to make love to a human and able to move between leopard and human. Irena crosses the boundaries and demarcations between animal and human of western culture (22)

LA MEDECINE " CIVILISATRICE "
Face à elle, le personnage du mari -et de sa maîtresse, "Alice- the "all-American girl" who corresponds to Oliver's solid American-ness-for comfort" -, oppose à ce qu'il perçoit comme des troubles du comportement la remédiation psychiatrique, incarnée par le psychanalyste Judd. C'est à ce moment précis du film que le "lapsus" entre en oeuvre (23) : Like the colonist, the psychoanalyst is sure that he can do what is best for Irena, that is bring her to "civilization" and also rationalize his lustful, illicit desires as part of the process of "cure". Given this, his violent death by the black, wild animal at once represents empire's deepest fears of revenge by the racial Others whom colonists dominate, and the film's ambivalence toward this arrogant Science Master who thoroughly deserves his death (24).

LE REGARD INTERIEUR

En s'identifiant au personnage d'Irena, qui ne peut se satisfaire des catégories et des frontières culturelles tracées dans les cultures occidentales, le personnage de Rose accomplit néanmoins un pas supplémentaire : autant Irena est placée sous le regard d'une société condescendante et relativement suffisante, autant Rose a pour ainsi dire intériorisé ce regard. Le paradigme explicatif la traverse, elle revendique ce discours d'origine analytique et vaudouesque à la fois, ce qui la conduit, en fait, à détruire en elle la part explicative et curative. Mais à la différence d'Irena, enfermée dans une cage et exhibée dans un zoo alors que Judd a été déchiqueté, Rose se détruit de l'intérieur, et perd peu à peu toute énergie. Lorsque son frère la reçoit une dernière fois, alors que la situation a été modifiée, et que les terres ont été vendues, c'est bien cette image d'un corps démembré qui clôt la narration : Rose leva la main et la passa sur son visage. Il avait l'impression qu'elle luttait avec une horrible fatigue et que d'un moment à l'autre elle allait s'effondrer devant lui, maigre et disloquée comme un pantin (25).

LE MEME E(S)T L'AUTRE
En intériorisant et en revendiquant totalement à la fois la schize et le duel, les personnages du roman de Marie Chauvet mettent à nu la désorientation qui les fonde. Ainsi le père, qui après avoir été vilipendé par l'avocat, revendique pour lui-même la part d'ombre : Peut-être avons-nous trop longtemps vécu tranquilles et insouciants parmi les larmes et les lamentations des autres. Accepter le crime même sans y participer est en lui-même criminel. J'ai donc été un lâche et un criminel toute ma vie (26). La force de la conséquence, qui mime le mouvement cartésien du cogito..., ne peut être considérée comme banale. Elle fonde le désastre, et provoque la sortie de tous les acteurs de la tragédie : les tenants de l'ordre ancien, le grand-père et le fils malingre, sont éliminés, la mère et la fille se consument, le père convertit le capital immobilier en espèces. Il rejoint au delà de la narration ces personnages de vieillards abandonné entraperçus dans d'autres textes romanesques, comme Diogène Artheau de La Discorde aux cent voix d'Emile Ollivier ou Gédéon des Affres d'un défi, de Franketienne. Rescapé du désastre, il reste le fils Paul : après avoir résisté de manière aveugle comme l'apôtre du même nom et tenté d'agir de façon brutale, subit une véritable conversion lorsque le père lui révèle les résultats de la supercherie : -Voilà ton passeport et celui de Rose et aussi l'argent de vos études. (...) -Papa ! -Oui ! mon petit, répondit-il sans se retourner. Il se sentit agrippé de dos par deux mains tremblantes qui, remontant vers son visage lui parurent froides comme de la glace. -Papa, entendit-il encore, papa ! Et les mains se promenèrent sur son visage comme folles, cherchant l'étreinte capable seule de les arrêter. Alors, il les saisit dans les siennes et resta là, sans bouger, les mains glacées de son fils dans les siennes. Il sentit contre son corps affaibli les tressaillements de ses membres puissants et robustes (27)
On pourrait voir dans ce dernier texte la description d'un stéréotype. Rapportée aux romans haïtiens de ces années de plomb, je crois au contraire qu'il faut y lire un mouvement particulièrement fort que cette phrase de Lévinas nous permet de mieux comprendre : L'altérité d'autrui est en lui et non par rapport à moi, elle se révèle, mais c'est à partir de moi et non pas par la comparaison du moi avec l'Autre que j'y accède. J'accède à l'altérité d'Autrui à partir de la société que j'entretiens avec lui et non pas en quittant cette relation pour réfléchir sur ses termes (28) Dans Colère, c'est ainsi à une refondation qu'en appelle Marie Chauvet, une refondation appuyée sur une attitude non équivoque, qui consiste à regarder l'autre en train de nous regarder, mouvement qui peut prendre la forme d'une caresse ou la force d'une étreinte. Dans un second temps, on relèvera que cette découverte est humaine, très humaine : comme le montre justement Anne Marty, elle ouvre la voie à ce qui aurait pu devenir une refondation sociale : ...en proie aux sentiments de dégoût et d'injustice, Rose s'interroge sur l'esprit de prostitution qui entache les comportements humains ; la famille qui l'expose au sacrifice est la représentation miniaturisée du pays dans son ensemble dont la lâcheté est étroitement associée à la mentalité vénale. Quand bien même l'exploitation, l'injustice et la violence engendrées par la dictature duvaliériste enfermeraient les individus dans des situations inextricables ou sans issue, l'auteure-narratrice a pour la première fois dans l'histoire du roman anti-duvaliériste montré des êtres humains dotés d'un libre-arbitre et la part de responsabilité qui leur incombait dans la perpétuation du système (29) Malheureusement, cette compréhension entraîne aussi une sortie de l'espace haïtien. Nul ne sait si elle sera temporaire ou définitive, mais chacun comprend que toute refondation passe nécessairement par cette séparation. Sinon, comme nous le rappelait récemment Peter Sloterdijk, c'est la bestialité qui l'emporterait : ...les retours à l'état sauvage, aujourd'hui comme hier, se déclenchent justement, d'ordinaire, lorsque le déploiement de la force atteint un degré élevé, que ce soit sous la forme d'une brutalité guerrière et impériale immédiate ou sous celle de la bestialisation quotidienne des êtres humains... (30)
Plus rien, plus personne après la mort de sa soeur ne retiennent désormais Paul à l'issue de cette conversion : la terre d'Haïti est quittée. Paul devra s'orienter tout seul, et mener ses études ailleurs. Une rupture cardinale est ainsi accomplie dans le roman de Marie Chauvet.


Notes
1 Anne Marty, Haïti en littérature, La Flêche du temps / Maisonneuve et Larose, Paris, 2000, p.113
2 Anne Marty, Le personnage féminin dans les romans haïtiens et quebecois de 1938 à 1980, Presses universitaires du Septentrion, Villeneuve d'Ascq, 1997, p.32
3 Colère, p.263
4 Colère, p.309
5 Colère, p. 224-225
6 Colère, p.292
7 Colère, p.295
8 Colère, p.292
9 Colère, p.292
10 Colère, p.253-254
11 Colère, p. 289
12 Colère, p.28
13 Colère, p.287, 291.
14 Colère, p.291
15 Colère, p.289
16 Colère, p.293
17 Jacques Tourneur, Cat People, 1942. Avec Simone Simon.
18 E. Ann Kaplan, Looking for the other. Feminism, film, and the imperial gaze, New York and London, Routledge, 1996. En particulier le chapitre 4, "Darkness within : or, the dark continent of film noir", p.99 et sqq.
19 "By the "Imperial Gaze", I mean a gaze structure which fails to understand that (...), non-American peoples have integral cultures and lives that work according to their own albeit different, logic. The imperial gaze reflects the assumption that the white western subject is central, much as the male gaze assumes the centrality of the male subject. ", E. Ann Kaplan, Looking for the other. Feminism, film, and the imperial gaze, p.78.
20id., p.127.
21 Voir notamment de Jacques Tourneur, I walked with a Zombi, 1943
22E. Ann Kaplan, Looking for the other. Feminism, film, and the imperial gaze, p.119
23 Dans un article disponible sur Internet ( www.imaginet.fr/secav/adc/n12mdi.html ), " Le Mystère dans les images. A propos de quelques films de Jacques Tourneur ", Daniel Fisher montre combien le cinéaste s'est attaché à maintenir l'indécidabilité de ce qui est montré. Le réel représenté n'est pas déchiffré préalablement. En fait, ce que voit le spectateur est un réel à déchiffrer, toujours ambigu, toujours aux prises avec des sens multiples.
24E. Ann Kaplan, Looking for the other. Feminism, film, and the imperial gaze, p.118
25 Colère, p.330
26 Colère, p.314
27 Colère, p.327

28 Emmanuel Lévinas, Totalité et infini, ???, p.126
29 Anne Marty, Haïti en littérature, p.110
30 Peter Sloterdijk, Règles pour le parc humain, Editions Mille et une nuits, Paris, 2000, p.16 1

 

 

 

  Mise à jour le : 24/01/09