|
Malcolm de Chazal
Autobiographie spirituelle, Paris, L'Harmattan, coll. L'Afrique
au cœur des lettres, 2008. 12€
Moïse (Théâtre), Paris, L'Harmattan, coll.
L'Afrique au cœur des lettres, 2008. 11 €
Pour Jean-Louis Joubert
Qui déshabillerait
La Nuit
Verrait
Le corps de Dieu
Sens magique, Port-Louis, 1957
Malcolm de Chazal ?
Pour beaucoup, le nom est d'abord un mot de passe qui transporte vers
l'île Maurice : c'est peu de rappeler qu'il en est un des inventeurs.
Par delà les stéréotypes qui un jour ou l'autre
finissent par typifier les personnages littéraires, en particulier
ceux que le vulgaire qualifie rapidement d'originaux, ou pire, d'excentriques
: le chapeau, les lunettes, l'élégance légendaire,
l'écriture abondante, la distribution des ouvrages aux personnes
qui lui sont sympathiques, les autodafés, le mythe lémurien,
la bibliographie erratique, la misogynie superlative…, Malcolm
de Chazal est d'abord écrivain de la présence, comme
le soulignent Jean-Louis Joubert et J.M.G. Le Clézio(1). Il
aura abordé divers genres, mais aussi plusieurs formes d'expression,
afin d'en retenir les contours. Les deux publications récentes
en témoignent assurément. La pièce intitulée
Moïse est rescapée de l'autodafé de 1951. Il ne
reste que peu de traces des textes dramatiques de ces années,
et cette publication confère à cette période un éclairage
singulier. L'Autobiographie spirituelle, remise d'une main insistante à Jeanne
Gerval ARouff en 1976, et présentée ici en fac-similé,
en regard du texte imprimé, dit autrement, et dans une forme
particulièrement ramassée, le parcours du poète
aux milliers d'aphorismes. Dans ces textes énigmatiques et oraculaires,
les entrées sont multiples. Il y aurait d'abord la littérature
de l'insularité, et l'inscription de l'île dans la géographie
jusque là occultée d'un écart de la rhétorique
littéraire. Puis il y aurait la question de la seconde main,
de l'articulation de sa propre écriture à celle des récits,
et plus largement, des écrits, qui le précèdent.
Enfin, la question de la vérité, de la présence
ininterrompue du logos dans chaque être, chaque trace de la création.
Mais déjà ces propositions portent en elles leurs propres
contradictions, leur écart par rapport à une écriture
qui précisément récuse par avance toute tentative
de la récupérer. Le lecteur est d'emblée saisi
d'un trouble lorsqu'il prend le risque de commenter ces feuillets dont
l'auteur affirme qu'il est né "bête", qu'au
sortir de ses études il était "idiot", avant
de devenir ce qu'il est, "grotesque". C'est le rapport au
savoir qui est ici en jeu, et dans ces savoirs, la littérature
est pour Chazal semble-t-il objet de défection, voire de contemption.
C'est par elle qu'est néanmoins venue une première reconnaissance,
fondée sur un contresens majeur, de la part de Breton et de
Paulhan.
Et pourtant, l'œuvre tout entière doit être rattachée à ce
contexte particulier de Maurice, à ces contacts de langues et à son élaboration
culturelle, qui en font un des lieux particuliers de la postcolonialité.
C'est dans ce creuset que l'œuvre prend sa véritable mesure.
Le monde de l'ailleurs, dont il raconte la traversée avec un
ravissement mesuré lors du voyage vers Bâton Rouge où il
mena des études liées à l'ingénierie sucrière,
n'a fait que "meubler" l'esprit. L'essentiel, c'est-à-dire
l'intériorité, c'est dans la terre natale qu'il le retrouve.
Toute l'écriture est alors tournée vers l'effort de rejoindre
enfouie en soi la vision d'enfance, à distance à la fois
de la stéréotypie courante et d'un esthétisme
qui se complaît dans une invention d'images, découplées
de toute relation au sens premier de la relation au divin. Ce n'est
pas tant la littérature qui importe, que l'exigence à ne
pas taire la révélation intime d'une lecture métaphysique
de la présence au monde. Pour la plupart, l'impératif
se range au rayon de la poésie. Or pour Chazal, celle-ci n'aura été qu'un
cheminement. Il en demeure l'évocation de l'enfance, les lacs
de Curepipe, ceux aussi que dessinent les "trouées de lumières",
l'air cristallin "qui faisait filtrer les fleurs". Mais le
principal enjeu est bien dans la centralité intérieure
de l'île : c'est aussi de ce monde intérieur dont il serait
seul question. Méprisé de ses contemporains, Chazal leur
ouvrait néanmoins l'espace de la présence à soi, à eux
dont on ne cesse de répéter qu'ils sont de l'ailleurs.
L'écriture, la peinture deviennent bien ainsi ce qu'ils sont
: une voie d'accès à une connaissance qui ne soit pas
d'emprunt, mais bien la synthèse qui rend perceptible la conscience
de l'hybridité. Dans "Écrire et peindre 'au-delà de
soi-même' : la vie et l'œuvre de Macolm de Chazal",
qui suit l'Autobiographie spirituelle, Robert Furlong rappelle combien
son écriture est pensée comme un instrument de cohésion
nationale. De même, les traités d'économie par
lesquels il avait tenté d'infléchir les pratiques rétrogrades
et sans perspective de certains sucriers ou dans l'industrie textile,
semblent énoncer des vérités qui eussent dû être
entendues en leur temps. On est ici très loin de l'image du
seul poète inspiré, installé dans le surplomb
céleste.
Et cependant, aussi, se dresse dans ce texte la figure majeure et si
improbable à la fois d'un écrivain assuré de sa
propre parole, et qui la dépose comme la marque ou la trace
d'une oblation qui n'aura pas été captée par ses
contemporains, tant ils sont eux-mêmes envahis, presque digérés,
par ce qui en eux est la part de l'altérité. Chazal interroge
les conditions de l'existence absorbée dans la procession d'un
monde dont la fuite est décrite comme une involution vers le
pire : "comment vivre quand tout nous menace
: l'argent, l'insécurité,
l'esclavage de la machine". Ce n'est pas vraiment une question.
Ces mots, nous ne pouvons nous empêcher de les entendre résonner
en nous, encore, comme la trinité du mal. Ce que Chazal réalise
dans son existence c'est bien la défection de cette altérité là,
que le passant béat confond avec l'être même : "ma
recherche frénétique n'a usé – je le sais
aujourd'hui- qu'à me délivrer de l'AUTRE –celui
que je ne suis". Tout l'effort doit tendre à ceci : se
désaltérer de ce qui contraint le champ de l'intériorité.
Pour y parvenir, il faut remonter dans l'en-deçà, se
tenir au plus près des paroles les plus anciennes, et quand
elle sont faussées par le regard des hommes, il faut tenter
de les rattraper par la quête ésotérique, rejoindre
la Tradition initiatique, afin de participer aux retrouvailles de l'humanité et
du monde, dans le jeu infini des correspondances. L'écriture
de Chazal a en perspective une quête du sacré, qui se
démarque des églises et de ces conformismes qui réitèrent
sans cesse l'exigence de la soumission. Cette quête est généralisée.
Ainsi, la naissance au monde est déjà considérée
comme séparation, prise de possession de l'être, et perte
irrémédiable de l'âme. Significativement, l'Autobiographie commence par l'évocation du "pré-natal". La
conscience de la précédence devance toute prise de parole,
fût-elle oraculaire.
Une des voix qui résonne avec insistance dans cette tension est bien celle
des textes bibliques et des figures qui y défilent. Une présence
insistante, celle de Moïse, est évoquée à plusieurs
reprises, parfois de façon presque latérale. Ainsi : "Nul
n'a vu le DOS DE DIEU". Et bien si, justement, et c'est le prophète,
comme le raconte un passage fameux de L'Exode, lors de la sculpture des secondes
tables de la loi, juste après l'épisode de l'adoration du veau
d'or : "Je te mettrai dans la fente du rocher, et je t'abriterai de ma main
durant mon passage. Puis j'écarterai ma main et tu me verras de dos ;
mais ma face, on ne peut la voir". C'est bien ici, face à un ubac
dont l'adret demeure interdit, puisqu'il est aussi l'effroi, que se démarque
le seuil de ce retour vers l'origine de la parole, dont la précédence
en mouvement dresse la limite. Mais dans ces confins, nécessairement,
l'humanité se tient aussi aux limites, sur la frange incertaine qui paraît
si proche de l'inhumain. Chazal résiste à la tentation du renoncement
: "C'étaient eux qui ne pouvaient rejoindre mon humanité", "je
n'appartenais à aucune fraternité", "parmi les hommes
j'étais un extradé". Tel est bien le sort de ceux qui se tiennent
au plus près de l'Être. L'essentiel qui demeure est bien la maîtrise
de la parole, et de la langue, seule à même de rendre possible la
quête. Tout le reste encombre, retient, empêche, attache misérablement,
en particulier l'école, pour laquelle il n'a pas de mots assez durs : "insanité", "supplice", "crime", "la
manière de faire oublier ce qu'on est", c'est-à-dire la mesure
de la communication avec les fleurs et les montagnes de l'île, avec l'être
enfin. C'est pourquoi il faut se défaire de toute attache, en approchant
au plus près du dos de Dieu, jusqu'à presque s'y absoudre. Telle
est bien aussi le sens de la réflexion qui irradie Moïse, où le
prophète prononce cette parole, qui paraît une des clés de
lecture de l'Autobiographie spirituelle : "Je
n'ai été qu'un
outil du Très-Haut. Dieu se suit".
Le lecteur est confronté, dans la pièce, à la même
incertitude que pour l'Autobiographie spirituelle : quelle est la nature
de ce
texte ? Un théâtre à la dramaturgie tant spectaculaire qu'improbable
? Une vaste fresque où les temps se bousculent dans un espace qui est
la figuration d'un immense corps stellaire, et où, dans le crâne
vogue une planète peuplée par les morts en attente de leur chute
aux enfers ou leur montée au paradis et sur lesquels règne Moïse
? La mise en perspective et la récriture à la fois de la Passion
et de l'Exode, mais aussi la remémoration de l'Initiation et des cultures ésotériques
? Malcolm de Chazal, dans la forme qu'il pratiquait dans ces années, tente
de transmettre ce dont il est porteur, une métaphysique ordonnée
par l'épreuve de la raison, mais d'une raison qui se fonde sur le déplacement
des perspectives. Dans la succession des scènes, Moïse anticipe la
Passion, mais aussi la vit intérieurement. L'accomplissement signe alors
la fin de son existence sur Terremonde, qu'il aura animée de sa présence
supérieure, réitérant sans cesse à ses sujets, des
remontrances sur leur peu de foi, sur l'imposture de leurs propres postures,
toutes confondues avec le conformisme des églises qu'ils ont autrefois
dirigées, sur Terre. C'est un autre Chazal qui manifeste ici sa présence,
plus didactique, plus travaillé encore par la volonté de transmettre
et d'enseigner. Mais dans le texte même, en parallèle avec la parole
oraculaire d'outre terre, c'est aussi cette centralité décentrée
qui donne à entendre sa voix : "l'Orient est
le Paradis, et l'Occident
est l'Enfer". Ce qui importe est alors de déterminer quel est le
propre Orient de celui qui parle. Moïse représente en effet un moment
sans doute important dans le montage qu'élabore Chazal. En reprenant les
livres bibliques, en faisant raconter la Passion à Moïse par une
femme, Déborah – au prénom si chargé dans l'histoire
biblique et du texte même de la Bible-, il décale les représentations
communes, ressuscitant alors du Texte, une série d'interprétations
peu communes. Le paysage sacré familier est quelque peu bouleversé,
et c'est sans doute bien une autre façon de croire qui, ici, se manifeste
pleinement, et elle se fonde sur la déterritorialisation de la relation
au sacré. Jean-Claude Guillebaud, dans Le Commencement d'un monde, un
ouvrage récent, montre que ce type de déplacement s'apparente pleinement à la
désoccidentalisation du concept de religion. Ce qui est en jeu est bien
un rapport à l'identité, à la fois défaite et reconstruite
par un penseur qui pense autrement, et qui surtout, opère des déplacements
en s'appuyant sur des récits comme des images qu'il semble éprouver
avec intensité. C'est ainsi qu'il faut parvenir à comprendre – mais
le mot est ici bien faible – la découverte primordiale, et souvent
rappelée, du regard sur la fleur qui le regarde. On aurait grand tort à n'apprécier
ici qu'une figure symbolique. C'est aussi le sens de la lutte incessante de Chazal
contre le préjugé de couleur. Mais c'est aussi le sens de cette
référence presque pressante à la figure du Moïse biblique
qui nous conduit hors de cette Égypte qui altère l'être au
point de lui faire oublier qui il est, et surtout qui il devrait être.
C'est ainsi, par ces nombreuses courbures, qui travaillent le monde dès
l'origine, mais aussi la pensée, et ce qui parle en elle, que les correspondances
s'animent. On en trouvera un exemple dans cette cathédrale de Bryn Arthyn, édifiée
près de Philadelphie par l'Église Swedenborgienne, dont les asymétries
et les apparentes irrégularités architecturales ont tant frappé Chazal
lors de son séjour aux États Unis. Ces infléchissements
et ces cambrures dessinent les entrelacements d'un monde et des êtres,
survenus, déjà, par leur parfum et leur qualité, tant il
est vrai que pour Chazal, l'essence précède l'existence.
1. Voir : Jean-Louis Joubert, "Malcolm de Chazal", in Poésie,
grandes voix du Sud, Cultures Sud / Notre Librairie, N° 164, Janvier-Mars
2007.
|
|