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Etudes haïtiennes

   

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date et lieu de parution

 
  Invective des chiens

Inédit

 

 
 

André Vilaire Chéry, Le Chien comme métaphore en Haïti. Analyse d’un corpus de proverbes et de textes littéraires haïtiens, Port-au-Prince, Ethnos – Henri Deschamps, 2004

« …même un chien vivant vaut mieux qu’un lion mort
» Ecclésisate, 9-4, cité par André Vilaire Chéry, p.177


C’est un lieu commun : il y a quelque chose de détraqué dans le discours haïtien, « un défaut de fabrication » (Milcé) dans une histoire qui bégaie. Les écrivains d’Haïti, sans exception, -historien, essayistes, poètes, romanciers et c’est là une unanimité qui ne laisse pas de nous interroger- ont tous attiré l’attention sur les points aveugles qui semblent désigner le caractère inhabitable de cette réalité. Chéry applique sa réflexion sur un de ces hors champs qui conduisent la pensée vers ce point, la métaphore du chien qui travaille les représentations que les Haïtiens ont d’eux-mêmes. Dépassant – il n’est désormais pas le seul- ce cliché qui veut qu’il ait eu un âge heureux, jamais daté mais souvent évoqué, en particulier chez les romanciers – on se souvient de la vision stéréoscopique de Gouverneurs de la rosée-, puis, depuis on ne sait quand ni pourquoi, l’entrée dans la saison des désastres, il montre avec rigueur que la crise a toujours été dite, dans la parole la plus quotidienne, celle des proverbes.

Son essai est composé de deux parties. Dans la première, il repère les différentes métaphores à l’œuvre dans le discours haïtien, celui de la rue, mais aussi dans un certain nombre de romans et de nouvelles. Il rappelle en particulier la singulière modernité de ce roman exceptionnel et devenu malheureusement introuvable : Les Chiens, de Francis-Joachim Roy. C’est sans doute le texte où la métaphore est travaillée avec le plus d’acuité et traduit justement cette permanence de la souffrance et de la césure qui travaille la sociologie haïtienne. Le chien y dessine une silhouette inquiétante, « à la fois animal-repousoir et puissant rôle d’identification symbolique » (93).
La seconde partie de l’ouvrage est consacrée à l’analyse de cette ambivalence. Elle est nettement marquée par le sentiment de l’urgence. Chéry pose une hypothèse radicale : « Cette métaphore représente une sorte de « logiciel » qui façonne les schémas de pensée, les attitudes et les conduites sociales des Haïtiens » (97). Nous le suivons le long de sa démonstration qui convoque la majeure partie des discours qu’il est possible de porter sur Haïti. Il rencontre ce paradoxe étonnant, que Yanick Lahens avait mis en lumière, cet ancrage et cette fuite, cette « migrance » intérieure que le regretté Émile Ollivier avait décrite, lui aussi. Haïti semble se nourrir de sa dissolution. Piètre régime. Et les termes utilisés ont une dureté que seul un auteur haïtien peut se permettre d’employer. Il ne revient à personne de l’extérieur de dire cette abjection, qui a trop souvent fonctionné comme repoussoir et valorisation par défaut de l’autre étranger. Dans La Question de l’autre dans le roman haïtien contemporain, j’ai moi même suivi cette pente de la désolation, telle qu’elle est décrite par les écrivains haïtiens du mitan du XXème siècle, et tenté de mettre en évidence combien, dans la représentation de l’autre comme une altérité altérée, c’était le paysage qui partait à la mer, tout aussi bien que la possibilité de la représentation du lien, voire de la relation, ce dont les romanciers ont eu une conscience aiguë. Je m’étais arrêté sur le seuil de cette disparition, qu’il ne m’appartient pas de décrire. J’avais ressenti de l’effroi et j’étais resté sur le seuil. Je vis dans un espace où les chiens justement sont à la fois plus nombreux et mieux traités que l’immense majorité des Haïtiens, et il me paraît toujours pitoyable de mettre ce constat en parenthèse. J’ai toujours eu cette conscience de l’artificialité de mes propres mots, tapés sur un traitement de texte, et traitant de la représentation littéraire de la misère la plus abjecte, même si je n’ai jamais su quoi en faire, de ce constat. Le silence lui-même serait encore pire. Quand on parle d’Haïti, nous le savons, est essentielle la prise en compte de l’origine de cette parole. Chéry lui-même semble préférer la citation, celle de Lyonel Trouillot : « D’une certaine façon, être haïtien, c’est ne pas l’être ». Constat accablant, qui oblige à sans cesse reprendre cette histoire dont les Européens commencent à comprendre qu’elle leur est commune, particulièrement en ces temps de Bicentenaire, et à soumettre notre propre regard à ce réel qui s’échappe par toutes les fissures du langage.

Mais Chéry habite Haïti, dans tous les sens que les Haïtiens donnent à ce mot. Tout phénomène lui fait sens, et il tente de prendre en écharpe ces discours qui lui permettre lui même d’être à la fois dedans et dehors, de décentrer son propre regard afin de mieux l’assurer. L’appareil des notes, les références bibliographiques disent aussi d’une manière têtue combien est difficile la recherche en Haïti même. Mais en lui subsiste cette étincelle de la confiance. Il devrait être possible de fonder, un jour, cette communauté de projet nécessaire. Le rappel de l’Ecclésiaste dit cette nécessité. Ou bien alors, c’est le non sens qui étend sa nuit, comme l’affirment la plupart des romanciers actuels.


Yves Chemla

 

 

 

  Mise à jour le : 24/01/09