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Etrange
forme que le roman : fruit de constructions et de réflexions
subtiles, objet d'études innombrables qui en font un des «
objets culturels » les plus aboutis et les plus raffinés,
pourtant ce qu'il met en scène est la plupart du temps un tissu
d'horreurs que le lecteur immédiatement rejetterait hors de son
propre champ d'intérêt, mais qu'une conception esthétique
bizarre et qui ne veut pas dire son nom lui demande d'accueillir ! On
sait que la théorie de la fiction bannit la plupart du temps
ces considérations un peu rapides et qu'elle s'attache essentiellement
aux stratégies narratives et à l'économie textuelle.
Il n'empêche : ce que nous lisons fomente un espace dans lequel
la procuration joue le rôle principal et nous accordons momentanément
crédit à ce qui est mis en évidence par le ou les
narrateurs. Meurtre, prostitution, déshumanisation, massacres,
suicides : voici ce qui nourrit notre imaginaire, le temps de la lecture,
et trace en nous des sillons si profonds qu'ils nous font la plupart
du temps oublier ce décalage essentiel entre une forme culturellement
élaborée jusqu'à l'excès, objet d'enseignement
et de transmission, et l'objet de cette transmission, qui est bien souvent
la négation même de la culture. Comme si le romancier ou
le novelliste par là rendait hommage au réel le plus terrifiant
mais en lui signifiant que lui même - et le lecteur avec lui -
s'en absente. Paradoxe majeur, que les littératures atteignent,
plus ou moins rapidement. Les fêtes sanglantes des libertins sadiens
ont depuis longtemps mis en évidence ce paradoxe. Mais on y revient
toujours, comme pressé par un appel insurmonté.
Notre Pain de chaque nuit, de Florent Couao-Zotti est un de ces
textes où le décalage se donne lui-même comme objet
d'interrogation. Il vient à nous comme une tragédie :
les personnages s'enferment peu à peu dans des logiques irrationnelles,
ou plus précisément ne parviennent jamais à maîtriser
leurs comportements : ils sont emportés par leurs passions et
les mènent à leurs termes c'est-à-dire à
leur mort. Ils sont tenus ensemble par un ensemble de secrets et de
désastres qui les poussent à devenir eux-mêmes des
monstres. Au départ, il y a un couple, improbable et néanmoins
si commun : une femme, un homme. Chaque nuit ils se retrouvent, et se
nourrissent de leur ressourcement, leur pain nocturne, dont le titre
nous affirme que nous le partageons également. Mais nous le savons
aussi, d'un savoir qui ne se proclame que lorsque nous restons sur notre
faim, arrêtés sur le seuil de notre désir : ce pain-ci
vient à manquer, parce que nous perdons la dignité de
le boulanger.
Nous n'y songeons que trop rarement : comme le roman, la tragédie
raconte l'envers de toute culture, mais en même temps, refuser
la tragédie, c'est aussi refuser la culture. Rationaliser les
comportements, mènerait la fiction peut-être du côté
du roman de formation, certainement plutôt du côté
de la banalité. L'auteur choisit ici de nous mener au delà
de la catastrophe : Dendjer, un jeune boxeur africain qui devient le
temps du roman, champion du monde de sa catégorie, est amoureux
de Nono, la prostituée qui assassine un premier député
dans les premières pages du roman. En dépit de l'aide
que lui apporte Dendjer qui parvient à la débarrasser
du cadavre bien encombrant, elle le quitte rapidement, car elle est
l'objet des sollicitudes de Kpakpa, un autre député, qui
finira par l'épouser, après avoir fait assassiner son
épouse légitime, malgré le recours aux palabres
et à la négociation familiale et traditionnelle. Dendjer,
rejeté, alcoolique un temps, assume une certaine rédemption,
en acceptant auprès de lui son fils un peu oublié, dont
il se charge d'une vague éducation. Mais il est toujours en quête
de l'accomplissement de sa passion pour Nono. Celle-ci tente de le manœuvrer
au profit des affaires de Kpakpa. Mais en instrumentalisant Dendjer,
les deux personnages deviennent eux aussi les instruments d'un destin
qui leur échappe. Nono finit par assassiner son mari, complètement
déchu et qui a perdu ses attributs politiques - et économiques
-, Dendjer se suicide en se fracassant le crâne contre un palmier,
tandis que Nono, désormais incarnant le personnage de la Folle,
erre nue dans les bidonvilles, avant, on s'en doute, de se jeter dans
un marais. Scènes finales hallucinées et insoutenables
: la furie est à son comble, aucun personnage ne cherche à
rédimer cette situation.
La perspective africaine ne doit pas non plus être passée
sous silence. Elle est sans doute essentielle à la lecture. Elle
constitue aussi un attrait pour le lecteur. Mais de quelle Afrique s'agit-il
? de quel État ? de quelle société ? Questions
qui nous ouvre brusquement à la complexité, car les lieux,
dans le roman, ont le caractère de l'évidence.
L'action se déroule dans une ville, en partie dans le quartier
dit de Sainte-Rita, une ville bordée par « le lac »,
traversée par de grandes avenues, comme l'avenue « Marina
», « nouvellement asphaltée pour cause de prochaine
visite du pape » (128). Parfois, une partie de l'action a lieu
à Glexué, ou bien non loin de l'autoroute qui y mène.
On n'en sait pas plus sur la topographie africaine, et sur Cotonou.
Paris l'est à peine plus : une salle où se déroule
le combat, une chambre d'hôtel. Certains lieux valent également
par leur nom : les bars par exemple, dont la désignation est
toujours a contrario de ce qui s'y passe. Du Berceau des Amis,
Dendjer est brutalement chassé, tandis qu'il nie sa propre paternité
; à La Rencontre des Rêves, celui de Kpakpa oblige
Dendjer à oublier le sien. Mais l'essentiel paraît en ceci,
que la plupart des lieux représentés sont plongés
dans la nuit : la description en est minimale, il n'y a rien à
voir. Les rares lieux décrits ont des attributs dispersés
et vraisemblablement symboliques : à Sainte-Rita, près
de la cathédrale, au milieu de l'ordure qui baigne dans l'eau
« cramoisie de pluie », « un couple de mouton qui
s'accouplaient-bon-appétit ». Dendjer y est accueilli par
« le grognement d'un cochon » dénommé Gabriel.
Ce qui émerge dans cette absence est bien entendu la fin de toute
perspective exotique : à Paris, à Cotonou, dans les concessions
comme au milieu du lac, entourés de la famille, ou abandonnés
à son absence, les personnages ne s'inscrivent dans des lieux
concrets que par le hasard de circonstances sur lesquelles ils n'ont
plus aucune prise. Ce qu'ils tentent de construire, ce sont avant tout
des espaces intérieurs. Et c'est bien là leur difficulté,
car une intériorité sans culture - cet ensemble idéologique
qui à la fois informe et modèlise notre rapport au monde
et qui se transforme sans cesse dans le retour de cette information
- ne « tient » pas. L'être qui se projette dans cette
intériorité rend lui-même perceptible la béance
qui le fonde. C'est par là qu'il devient le jouet d'une tragédie
qui lui échappe, et dont il ne parvient pas à se dégager.
Il est condamné à mort, malgré tous les fétiches
et toutes les protections qu'il tente de s'acheter. Rien ne peut, lui,
elle, les racheter. La question même du salut ne parvient pas
à émerger. Aucun point de fuite n'offre de réelle
perspective : les signaux du religieux saturent le texte, mais les personnages
s'en détournent, ou peut-être ne les remarquent pas. Il
ne demeure que la croyance en la force des fétiches et des contre
fétiches, dont le fonctionnement est assuré essentiellement
en terre africaine. Ainsi le fifobo, cette bague qui protège
Dendjer de la mort lors de l'attentat, et qui l'introduit momentanément
dans un intermonde : à Paris, il eût été
dangereux de s'en servir. « Ici, lui déclare Simson l'entraîneur,
nous avons nos propres dieux et nos géographies culturelles »
(216). C'est reconnaître aussi l'effondrement de toute perspective
exotique. Le seul réel sur lequel les personnages parviennent
à se fonder, c'est celui qui se reconstitue inlassablement dans
l'ici et le maintenant, dans un moi qui a pour point de départ
son mouvement incessant. C'est dans le présent des personnages
que se déroule l'action, même si le récit en est
au passé. Chaque moment est celui d'un risque, celui d'un insuccès
de ce réel travaillé sans relâche par sa propre
négation, malgré la foi inusable en l'avenir du boxeur.
Est terriblement significative, à cet égard, la remarque
du narrateur décrivant le visage de Simson, le mentor de Dendjer,
celui par qui le jeune héros parvient à atteindre la dimension
extra nationale, en rendant possible la sortie de la misère insensée
: Simson est « borgne à faire avorter une parturiente ».
Le réel est toujours affecté par le dégoût
de lui. La plupart des rencontres, la plupart des lieux évoqués,
sont marqués, estampés, par le travail du rejet. Ainsi
le premier regard sur La rencontre des rêves fait apparaître
des vomissures d'ivrognes cascadant le long des escaliers.
Il ne demeure que les passions. Mais leur mécanique est détraquée
: ainsi l'amour, qui est décrit et perçu par les personnages
comme un obstacle à l'accomplissement, sauf à passer par
le dégradant : le meurtre, la vénalité, le suicide.
Ainsi, le politique : le masque de l'honorabilité cède
devant la figure du mal qu'il ne parvient pas à dissimuler. L'amour
filial est en partie la cause d'un accident : c'est en jouant avec son
fils Viko que Dendjer est renversé par une voiture. Le succès
populaire enfin, serait lui aussi plongé dans l'affliction et
dans la mort, avec l'attentat. La nuit baignerait alors le monde des
femmes et des hommes, et cette négativité là constituerait
le fait général.
Pourtant, un envers de cette inversion des valeurs mine le revers du
monde : c'est aussi l'amour qui permet à Dendjer de sortir de
son état. La seule présence de Nono aperçue depuis
le ring lui redonne les forces dont il a besoin. C'est l'amour que ressent
pour Dendjer, Adjoké, la mère de son fils, qui lui redonne
cette volonté de se dépasser et lui confère le
visage de la paternité. C'est aussi cette paternité assumée
par l'entraîneur Simson qui redonne de l'énergie à
Dendger, et le remet sans cesse dans l'écoute. Le droit est respecté,
lorsque Dendjer est arrêté par la police à la suite
de ses frasques d'ivrogne. Et le député Kpakpa finit par
perdre estime et titre, à partir du moment où son épouse
bafouée vient publiquement dénoncer ses agissements. Quant
à Dendjer, il accède à la consécration internationale.
Ce sont enfin les fétiches et la tradition qui assurent la protection
de Dendjer, notamment lors de l'attentat. Le travail du négatif
offre aux personnages la possibilité de sortir de l'errance.
Mais cette sortie n'est que momentanée : tout équilibre
ne peut qu'être qu'instable, comme la danse des boxeurs sur le
ring. On le sait : quand le match n'est pas truqué, l'issue est
toujours incertaine. Ce n'est qu'à la limite du KO que se décide
l'issue du combat.
Pour le lecteur, cette situation est toute d'inconfort : les clichés
exotiticisants sont mis à mal, et les coups de poing assénés
par Dendjer, c'est aussi lui qui les reçoit. Il y a d'abord l'onomastique
: dans le prénom du boxeur, pèsent la menace, le péril
et ce pouvoir de dominer (« danger
») par lequel le personnage tente de se donner une place, en jouant
des poings. Une fois obtenue, cette place ne peut être que défendue.
Pour le lecteur, c'est précisément cette figure qui est
un enjeu : le spectacle du combat, la passion qui s'empare des spectateurs
et qui se manifeste par les appels au meurtre adressés aux boxeurs
depuis la salle, renouvelle sans cesse un rapport inhumain à
la culture. Mais c'est aussi une figure essentielle des formes culturelles
que la mise en spectacle, ou la mise en tableau de cette puissance brute.
Dès que le point de vue se déplace et devient celui du
boxeur, la perspective est inversée : dans l'œil du boxeur,
c'est bien le désir d'amour et de réconfort, et à
travers ce désir, celui de la reconnaissance de ce qu'il est
et qui n'est pas perçu, qui se redressent. Si l'adversaire est
le challenger, le véritable ennemi est bien le spectateur, celui
qui le réduit à l'état de force brute. Dès
qu'il est sorti de l'arène, c'est contre la terre entière
que Dendjer tente de boxer. Mais les règles ne sont plus les
mêmes, et il est ramené immédiatement à celui
d'un être infra-humain, lui-même battu.
Le député Kpakpa ce « gros
bonhomme avec sa tête de... de pot à cacas »
est bien entendu intégralement rejeté dans l'opprobre.
La première rencontre avec Dendjer le plonge dans une fange dont
il ne se purifie plus. Pour lui aussi la puissance est fragile et ne
peut se déployer dans une certitude définitive. Le champ
du politique n'est investi que pour asseoir celui de la brillance sociale.
Le politique est réduit au levier de la réussite, et ce
sont jusqu'à ses paroles qui sont souillées. L'homme de
pouvoir est d'abord une figure simiesque, et le roman offre une galerie
de tableau sinistres notamment lors des festivités troublées
par l'irruption des épouses légitimes : des ripailles
brutes, la dévoration grotesque et désolante de nourritures
non goûtées. Chacun est en quelque sorte chargé
de faire « descendre au fond des tripes le monticule de bouffe
qui le défiait » un quart d'heure auparavant. Le temps
du repas est réduit à celui de la dévoration. Au
dessus de l'assemblée trône sur l'estrade le député
Kpakpa, « honorable » et « aussi digne qu'un singe
émancipé ». Emancipation qui nous renvoie, nous
lecteurs d'ailleurs à notre propre vocabulaire : émancipation
est le terme par lequel l'administration coloniale qualifiait la sortie
de l'espace traditionnel, et le frac des attitudes et des postures mentales
du colonisateur. Le texte charrie ces souvenirs et cette évocation
indirecte des impostures du politique dans les lieux autrefois relevant
de l'Empire. L'imposture est dans le détournement du rhétorique
: les discours, les prises de parole du député sont plongés
dans la fange, et les mots de dignité, d'honneur, d'intimité,
de mérite, enfin, tracent une géographie linguistique
marquée d'abord par l'inversion et la perversion. Le roman de
Florent Couao-Zotti parvient à désigner la décrépitude
et la déchéance de ce politique, d'une certaine façon
de biais, mais avec une efficace assez rare, celle de l'évocation
des conséquences : le traitement des causes est rejeté
dans l'obscur, voire dans ce que le lecteur veut bien en assumer. Depuis
le cycle romanesque inauguré par Kourouma, le questionnement
s'est déplacé et ce n'est plus le pouvoir, sa causalité
interne et externe ainsi que ses conditions d'exercice qui s'imposent
au romancier, mais bien ses conséquences les plus immédiates
et les plus sommaires. Il ne saurait être question de passer sous
silence les conséquences de la déshérence du politique,
et d'évacuer la voix détraquée de ceux qui le subissent
mais il importe que ce soit de l'œuvre littéraire que surgisse
le corps démembré de ce qui ne parvient plus à
se fonder en société : si le romancier est un moraliste,
c'est parce qu'il « est écrivain d'imagination. Sa revanche
sur l'observation et l'analyse, c'est le pouvoir de fiction qu'il se
donne parmi les ombres d'idées dont quelques-unes ont gardé
une puissance mortelle »1.
Le roman reprend corps dans sa double posture historique : il est l'instrument
par lequel le monde se regarde, mais aussi le moyen privilégié
de regarder ce monde et de l'interroger. Notre pain de chaque nuit
s'empare de la figure du mythe, mais c'est encore pour mieux la déconstruire
: aucune positivité ne parvient à se dégager de
la fange, ni à se dépêtrer du marais. Bien au contraire
: il ne demeure en fin de course, pour le boxeur, qu'un chant funèbre,
et la préparation de son corps pour des obsèques, avant
la disparition, l'enfermement dans une « cave à cadavres
». La fiction, ici, à l'inverse de ce qu'en décrit
Francis Tremblay, ne satisfait pas « les
exigences de la morale naïve »2.
Malgré un détour par l'anti-réalisme, malgré
l'attache prise avec les espaces culturels, c'est au retour du réel
que sont confrontés les protagonistes, et à la mécanique
des passions. Pour Kpakpa, tous les verrous qu'il tente de poser sautent
les uns après les autres, et lorsqu'il est totalement dépossédé
de ses attributs -pouvoir, fétiches, argent, puissance, virilité-,
c'est son intérieur que met à nu Nono, en lui ouvrant
le ventre avec les ciseaux. Aucune perspective n'est ouverte à
la refondation du champ du politique. La société tourne,
comme elle peut, et la misère s'entretient de cette absence de
perspective. Plus rien ne doit être digéré et réduit
à l'état d'excrément.
Le personnage de Nono décrit l'axe autour duquel s'articulent
les tensions. Sirène, prostituée et figure de rupture,
elle concentre sur elle les regards, elle attire : coucher avec elle
équivaut à une véritable révélation
des sens, à une découverte par l'homme de ses propres
capacités. Elle repousse : une fois l'acte terminé, elle
se dégage et se retire. Son prénom dit déjà
la double posture négative, le bégaiement insistant. Le
roman est d'abord celui de ses départs et de ses disparitions.
La nudité, plus qu'elle ne la révèle, la masque
au regard des hommes qui ne s'attardent qu'à la surface de son
corps, et sur lequel ils tentent de prendre pouvoir et autorité.
Et c'est bien ce qu'elle leur laisse : toute exigence de possession
entraîne de sa part un retrait ou la fuite. Ce qu'elle vend, c'est
bien cette surface, et le premier député qui tente de
l'acheter complètement et ainsi de la placer dans une non posture,
de la réifier comme une non personne, reçoit le prix de
cet achat. L'esclave en révolte ne permet jamais au monde des
maîtres de poursuivre son emprise et son viol des consciences,
surtout lorsque cette emprise et ce viol prennent l'allure du mouvement
naturel. La morgue du premier client du roman, dont la parole faussement
amoureuse ne reçoit en écho que l'éclat de rire
de Nono, déclenche la révolte qu'aucune retenue ne parvient
à apaiser. Le premier acte de cette révolte est le rire.
Nono est un personnage qui rit et qui met à distance.
Prostituée : le client est d'abord un homme qui lui fait mal,
et dont l'activité s'apparente à celle d'un viol multiple
et « mécanique », «
coefficié ». La prostituée,
fût-elle impératrice, est d'abord « sensation
» de mort, « tel un porc qui expire
sous le couteau du boucher ». Mais en même temps,
l'acte lui-même se termine : l'homme s'achève dans le gluant,
dans l'absence de signification, dans le futile. La déclaration
d'amour se perd dans le gargouillement et dans la perte : le corps de
la prostituée est « caisse à
semence », « gourbi avide de
transes mâles» qu'elle happe dans la rage que supporte
la transe. De cette semence, rien ne se produit qui ne soit en pure
perte : c'est bien là une figure de la célébration
sacrificielle. Nono est à la fois la prêtresse du culte,
son objet, l'officiante et la sacrifiée. Perdre une de ces dimensions,
vouloir s'approprier une des instances et nier les autres entraîne
dans le moindre des cas l'incompréhension de l'équivoque
(avec Dendjer), dans les pires, la transformation du client en bête
sacrifiée. Aucune sortie n'est possible, et surtout pas un quelconque
déport vers l'espérance du rachat. Il ne saurait être
question de racheter ce qui n'a pas de prix, et qui, peut-être,
dément le naturel de la vénalité. Le silence intérieur,
le refus d'ex-primer l'extase est le gage que le culte n'a de valeur
que pour les croyants. Trahir l'espace et le temps de la cérémonie,
c'est se trahir soi-même et tout l'ordre fondé sur le désordre.
Car la prostituée est celle par qui se révèle le
désordre social, qui rend la société proprement
inhabitable. Tout frein à la révélation est un
blasphème sévèrement puni. L'accès à
son autel est dès lors fermé.
Sur la prêtresse, on ne saurait porter la main : son être
est celui de la désobéissance. Sa parole, hautaine, vaut
comme avertissement. Langue qui se démarque de la trivialité
: Nono donne une hauteur de ton toute classique à ses refus.
A l'insulte proférée par Dendjer (« ...vieille
étoffe (...). Toujours les cuisses dégoulinantes, hein
! ... sorcière ... vieille pourrie, l'essuie-cul des hommes
» (61)), elle répond par une parole hautaine, digne du
grand siècle : « Même la volonté
de Dieu ne pourrait changer une seule, je dis bien une seule virgule,
à ma décision. Allez lui dire que je souhaite ardemment
sa mort ». Garantie du divin, écriture de la loi,
application à la lettre.
Maltraitée par l'épouse réputée légitime
de Kpakpa, subissant la violence des femmes, démembrée
par les furies en apparence seulement vertueuses, exposée à
la vue et la vindicte de tous, c'est par la mort - et par là
même aussi l'épiphanie de la fin d'un droit qui ne vaut
plus que comme effet de discours - que sera apaisée sa propre
colère. Le viol commis hors de l'espace strictement défini
de la cérémonie conduit l'incroyant à se mesurer
à ce qui le dépasse et dont il ne peut se protéger.
La faute originelle commise par Dendjer, celle d'avoir préféré
son propre destin à celui de la prêtresse, ne peut-être
elle aussi rachetée. Mais aussi comment « bousiller
» le bousilleur ? Il est seul à pouvoir le faire en s'éclatant
la tête contre des palmiers.
Entre temps, la prostituée se sera dénudée et aura
montré son corps de sirène, de Mère sortie des
Eaux, à la fois séductrice, femme de sable et d'écume
de la nuit, mais dont le chant ne parvient pas à totalement convaincre
un Dendjer troublé par la révélation. Il ne saurait
être question, pourtant, de constituer un espace de légitimité
et de réussite positive quand dans la nuit sociale, le mensonge
recouvre indistinctement tout le champ de la parole. Mais la parole
de Nono est mensongère dans la mesure où aussi elle dénonce
le mensonge. Etrange parole, étrange séduction : l'accomplissement
de celui qui la voit et qui l'entend et qui couche avec elle, se paye
du prix de son refus. Il faut entrer au plus près de ce non sens.
C'est bien, en fait, que cet accomplissement est perçu de façon
unilatérale par Dendjer, qui ne parvient pas à sortir
de la logique de l'affrontement, et qui ne cède jamais à
la voix qui l'appelle sans le retenir, dans le consentement. Dendjer
n'accède pas à l'acquiescement, et ne parvient pas à
détourner son regard de la fascination pour l'éphémère.
Là est le véritable chant des sirènes, celui qui
détourne de sa voi(e)(x), et qui l'immobilise. Nono attire, mais
Dendjer est ligoté dans sa propre réussite et dans sa
propre progression. Il annule le chant de la sirène, et le renvoie
dans l'abîme du malheur, où Nono est plongée. Il
y aura eu un instant, où elle aurait pu passer du « rien
», la béance sans fond de l'état de prostituée,
à la dignité de l'être, dans la relation partagée.
Mais Dendjer est aveuglé par le spectacle des cadavres en décomposition,
et particulièrement celui du député. Le chant de
la sirène, est toujours discrédité, et l'homme
ne l'écoute pas, ou bien l'écoute sans l'entendre. Peut-être
que c'est dans cette posture aussi que se révèle la véritable
inhumanité de ceux qui renoncent au nom de morales qui les précèdent
et qu'ils ne maîtrisent pas, mais qui fait taire en eux leur véritable
désir. Dendjer n'a pas l'étoffe du héros : sa jouissance
est mesurée, c'est-à-dire médiocre, perfide et,
probablement, décadente. Ouvert par la souffrance de Nono, refermé
sur son errance et le spectacle de sa nudité délirante
donné aux enfants, Notre Pain de chaque nuit donne à
entendre que c'est cette violence là, la parcimonie du désir
et l'étroitesse du rêve, qui est centrale, et matière
d'enseignement.
Le roman de Florent Couao-Zotti n'a de cesse de déplacer la relation
entre le réalisme et l'irréalisme, ou plutôt l'antiréalisme,
et ce déplacement qu'accompagne une parole narratrice à
la fois navrée et ricanante, toujours distanciée mais
en même temps au plus près de l'intimité des personnages,
est animé de cette logique effrayante, par laquelle la conduite,
les attitudes, et les postures de ces derniers, révèlent
ouvertement le désastre, et affirment ce désastre plus
sûrement que la dénonciation ou la démonstration.
En cheminant ainsi aux côtés des habitants des souterrains
urbains, il confère à ceux-ci l'épaisseur et le
trouble de ces intériorités tenues pour indistinctes et
si éloignées de toutes représentations autres que
celles de surfaces, et que le romancier ne peut prendre en charge que
selon le mode de l'altération, tout en battant sa coulpe : ceux
qui sont l'objet même de cette représentation n'en seraient
jamais les destinataires, à peine des emblèmes. En écartant
l'idée même de mauvaise conscience, le romancier parvient
ici à défaire l'idée de représentation de
cette emprise culpabilisatrice. Il assure au roman une double posture
: d'une part, être un instrument par lequel le monde se regarde
et d'autre part, devenir ce moyen à l'usage de l'auteur et du
lecteur pour regarder ce monde. Qu'on ne s'y trompe pas : c'est par
là que l'auteur s'efface de son œuvre, car il parvient à
donner au mythe qu'il a recueilli, les mots qui lui permettent d'être
entendus et de circuler parmi les femmes et parmi les hommes. C'est
par cette lancée, si ténue, si fragile -un roman- qu'ils
pourraient alors, comme Nono quand elle est secourue par Dendjer, sentir
couler les larmes qui, comme l'écrit si justement l'auteur, langageraient
« une autre lyrique : celle de bonheur et
d'espérance ». Ou bien alors, si la seule figure
nocturne recouvre le champ des possibles, il faut supposer, comme Dendjer,
que la folie s'est aussi emparée du divin, et que toute existence
est vouée au non sens.
1 Blanchot, Maurice, Faux pas, Paris, Gallimard, Coll. blanche,
1943, p.270
2 Tremblay, Francis, La Fiction en question, Perpignan, Balzac-Le
Griot éditeur, 1999, p.142
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