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de Louis-Philippe Dalembert, Paris, Stock, 1996
Peut-on revenir de l'étranger longtemps après avoir quitté
son pays au seuil de sa vie d'adulte ? C'est par la négative
que répond le narrateur du beau et douloureux roman écrit
par Louis-Philippe Dalembert. Poursuivant et approfondissant la démarche
exploratoire d'une géographie salbondesque et de sa capitale
Port-aux-Crasses, ainsi que d'un passé révolu, démarche
inaugurée par son recueil de nouvelles, Le Songe d'un photo
d'enfance, l'auteur reconstruit de façon décalée,
voire paradoxale, les lieux de l'enfance : la légende de
tel personnage, comme Tikita fou doux et son compagnonnage avec Colomb,
par exemple, ou les derniers moments de Pont-d'Avignon, vaincue par
les nuées de fourmis, trouvent dans le roman un ancrage plus
décisif. Encore que le terme d'ancrage soit ici trop marqué
: toute l'histoire racontée dément justement que soit
possible dans un Salbonda désormais voué à la dérive,
un ancrage dans un lieu, dans un temps, dans une société
ou dans une histoire.
Au départ, il y a un expatrié -il l'est doublement : il
n'a pas de parents, il n'a plus de patrie- qui revient et qui arrête
ses pas au seuil de la cour où il a passé sa première
enfance. Quel sens donner à ce retour ? Sur quelle photo d'enfance
se retrouver ? S'agit-il pour le narrateur de tenir chronique nécrologique
de tous les parents disparus ? Ces questions sont repoussées
d'un revers de main. Elles ne disparaissent pas cependant. Au contraire
et comme pour ces tissus effilochés que patiemment les couturières
raccommodent, le narrateur suit l'homme qui dans le souvenir comme dans
la lointaine enfance, a assemblé les brins du fil. Ainsi sont
ravaudés les vêtements usés de l'histoire. Le cireur
de chaussures Faustin, natif du village en bord de mer de Trou-Coucou,
époux attentionné de Marie et père d'une jeune
fille, qui demeurent toutes deux au village, est ainsi le guide de la
mémoire. Parfois, pourtant, le narrateur ne connaît pas
véritablement cette histoire ; alors, sous la dictée des
rêves, il l'invente. Mais invente-t-il vraiment ? Ainsi, ce qui
pouvait passer pour le récit d'un retour raté au pays
natal, prend peu à peu peu une ampleur et une dimension considérables.
Quatre niveaux au moins se donnent à lire : celui du narrateur
; celui de l'histoire de l'émigration ratée de Marie et
Faustin à Port-au-Prince ; celui de la vie de Faustin dans la
cour où vit le narrateur enfant ; celui du narrateur enfant,
observant le monde et cherchant à le comprendre. Loin de les
dissocier complètement dans l'ordre du récit, le narrateur
se prend peu à peu dans cette spirale qui met en relation des
événements, des récits, des moments les uns avec
les autres selon un ordre et une progression ordonnés par les
personnages, et non par une construction chronologique uniforme. Le
troisième niveau indique, par exemple, comment une nouvelle dimension
surgit du texte : le cireur de chaussures Faustin, confronté
à la brutalité policière, à la sottise du
chacal-à-lunettes, une incarnation
de macoute, qui lui fait cirer le dessous des semelles, se voit possédé
les soirs de clairin, par Faustin 1er, le tyran mégalomane et
bien connu.
Cette possession dépasse le cadre de l'évocation de la
folie ou du rituel : c'est, au sens où le décrit Laroche,
un écho de l'histoire haïtienne qui cherche à se
faire entendre, et que fait parvenir à une forme qui la rend
transmissible la conversation avec le directeur d'école, grand-oncle
du narrateur : des traces de l'histoire des origines lointaines réapparaissent
dans la trame du roman, réinvestissant les personnages., comme
le sont Marie, Faustin et Anacaona, tous trois natifs du même
lieu, Yaguana, devenu depuis Trou-Coucou, aux multiples résonnances.
Mais pour une histoire retrouvée, combien d'autres lieux de mémoire
échappent aux personnages ? Et plus, encore : cette histoire
retrouvée n'est pas la même pour tous comme le constate
le narrateur. C'est même la grande leçon qu'il retire de
ce voyage : non une initiation, mais un détachement progressif
de lieux qu'il n'habite plus que dans un autre temps.
Ce pays-temps n'est pas comme d'autres voué à la magie
ou à la peur : sous la houlette de sa grand-mère Pont-d'Avignon,
le narrateur y a appris la compassion, la générosité
pour les gens de peu qu'il n'a cessé d'observer toute son enfance
dans le rétroviseur de la guimbarde échouée. N'insistons
pas sur la symbolique : le narrateur mesure ce regard décalé
porté de façon quasi-clandestine sur les autres, un narrateur
qui s'interroge enfant sur l'exécution publique à laquelle
il assiste et qui le fait entrer dans la vie adulte, et qui nous rappelle
combien l'enfance peut être marquée par les mises en scène
du pouvoir, un narrateur qui s'éloigne en catimini lors de la
veillée de Mésilom, qui se rend le plus discret possible,
enfermé dans sa chambre d'hôtel pour mieux écrire
ce roman.
Or c'est précisément dans cette écriture qu'il
tente non de rebâtir ou même seulement de condamner des
attitudes bien connues, mais de regarder. On ne peut qu'être
sensible à l'attention portée aux détails, à
son propre regard sur le pays aux esprits encore et toujours confinés
"entre les rêves avortés des uns
et la morgue indifférente des autres", ainsi que sur les
démarches entreprises pour retrouver Faustin et écrire
le roman que nous lisons, ensemble qui constitue le roman. Sensible
aussi à l'histoire de l'émigration ratée de Marie
et Faustin à Port-au-Prince, des tentatives réitérées
du couple de s'établir et de vivre dans la dignité, une
dignité sans cesse récusée par les employeurs et
les logeurs. Le combat mené contre cette atteinte insupportable
les conduit à reculer encore et encore les limites de la survie,
jusqu'au moment où les rêves de réussite finissent
pas se trouer. Trio aux prénoms en forme d'antiphrases, Mésilom,
Faustin et Marie, témoignent de ce corps à corps contre
le sentiment de déréliction qui les étreint, malgré
le silence et l'absence d'épanchement : démiurge malgré
lui, Faustin trouve son meilleur emploi comme personnage de remplacement,
chargé de faire la queue pour les autres à la porte des
consulats. En acceptant un tel emploi, Faustin investit une situation
qui s'apparente somme toute à celle de la société
post-industrielle : il vend un service.
C'est sous le regard du Génois qu'il jette à la mer son
passeport et sa boîte de cireur, refondant une dernière
fois sa présence dans l'île. Ce rejet de la condition humiliante
et indigne de cireur dans la mer précède de quelques années
seulement, comme le découvre stupéfait le narrateur, le
rejet de Colomb lui-même, celui par qui tout est arrivé.
Par cette action, c'est le peuple haïtien qui a montré sa
lassitude devant ce qu'on pourrait appeler les Grands Récits
: le directeur d'école lui-même ne rend pas compte du dernier
régime dictatorial et de ses logorrhées, comme si à
ce moment, la sortie de l'histoire avait commencé à détacher
Haïti de la région, voire du monde. Pire, il semble même
qu'il soit impossible de revenir en arrière, et que tout le pays
soit frappé d'une immense césure qui met les êtres
à distance les uns des autres, distance augmentée par
la déception causée par l'absence de toute perspective
et "hors de portée de Dieu" comme
le souligne Pont-d'Avignon. Dieu, dont il est maintenant impossible
de corriger l'écriture et les desseins, Salbonda n'étant
plus qu'une terre de départ. Et c'est pourtant ce rôle
de démiurge qui est mis en cause par le narrateur qui ne cesse
de se décrire écrivant le roman, dénonçant
sans cesse le caractère littéraire de l'entreprise : écrire
sur la société haïtienne, revient toujours à
faire prendre un risque à cette société, celui
de la spolier, de la démentifier encore en la ventriloquant
par un discours qu'elle ne maîtrise pas et qui ne saurait lui
être adressé. Ainsi, il lui faut se défaire, se
dégager de toute posture qui confinerait son discours dans ce
qui prend la forme d'une idéologie de la vérité.
En tenant compte de ces précautions et en prenant acte que toute
prise de parole des plus pauvres s'appuie sur un corps de croyances
qu'il ne saurait disqualifier sous peine de décrédibiliser
toute sa démarche, Dalembert nous apporte avec Le Crayon du
Bon Dieu n'a pas de gomme, la preuve que la représentation
de l'autre est une figure centrale du roman haïtien. En marchant
à côté des personnages, en considérant avec
une grande patience l'origine de la voix narrative, et les question
soulevées par cette origine, Dalembert montre que cette représentation
ne se satisfait jamais d'évidences.
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