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Louis-Philippe
Dalembert, Rue du Faubourg-Saint-Denis, Paris, Éditions
du Rocher, 2005, 170 p.
Il y a une manière propre à Louis-Philippe Dalembert de
dire et de voir le monde : ses personnages semblent observer de
façon latérale ce qui leur arrive, tout en s’en
tenant à distance. C’est une marge intérieure, gagnée
par un flot de paroles, et qui témoigne d’une conscience
qu’ils tiennent pour aiguë, et surtout assurée. Las !
Le monde est obtus, ses désastres ne sauraient résonner
sans affecter sérieusement à la fois leur identité,
et leurs propres discours. Du Songe d’une photo d’enfance
à L’Île du bout des rêves, la surprise
est sans cesse réactivée, et les personnages sont transformés,
alors qu’ils se pensaient déterminés, une fois pour
toutes. La première qualité littéraire de ces romans
et de ces nouvelles est de manifester de nombreux indices qui, malgré
les personnages et leurs certitudes, révèlent et recèlent
à la fois ce qu’ils pensent et ce par quoi ils sont pensés,
parfois à leur insu. L’écriture de Louis-Philippe
Dalembert se déploie toujours dans un double registre, au moins.
Rue du Faubourg Saint-Denis est d’abord un très
beau roman. Avec le regard et la voix d’un adolescent, c’est
une géographie parisienne qui prend corps, littéralement,
et littérairement. La longue travée ouverte par le Faubourg
Saint-Denis descend jusqu’à la Seine, pénètre
au cœur de Paris, et emporte jusqu’à la pointe de
l’Île. C’est à partir de là, depuis
ce cœur improbable, qui semble dériver, alors que c’est
le fleuve qui s’écoule, que cesse la fuite et que commence
le récit. Pendant l’été 2003, qui restera
comme une référence en France, et sans doute aussi sur
le Vieux Continent, de la désaffection à l’égard
des « vieux », Ti-Jean vit une passation d’héritage,
et une transformation. La vieille madame Bouchereau, à qui il
rend visite, et dont il est devenu une sorte de petit-fils par plaisanterie,
meurt et lui lègue son appartement. La police enquête.
Ti-Jean grandit et dépasse sa mère d’une tête.
C’est aussi un hommage à la littérature. L’arrière
plan déclaré du roman est La Vie devant soi, d’Emile
Ajar - Romain Gary, dont les citations ponctuent les séquences
qui organisent la progression du récit de Ti-Jean. On se souvient
que le roman, prix Goncourt (refusé par l’auteur en 1975)
avait marqué de son étrangeté le paysage littéraire.
Ti-Jean, lui aussi, promène son regard sur les laissés
pour compte, ces êtres que la littérature semble négliger
et rendre invisibles : « les Pakis, les Blacks, les
Jaunes, les Yougos. La volaille. Les types de Sangatte qui squattent
le square de jour comme de nuit. Les Soviets. » Des « Mahométans »,
nombreux dans la rue, « soutiennent les murs ».
Et puis des repères : madame Bouchardeau, qui a rêvé
sa vie, monsieur Kahn, le « nanar feuj», un des
deux pères de substitution de Ti-Jean, avec Djibril, surdiplômé
algérien devenu pâtissier. Car c’est sans doute ici
un des enjeux manifestes de ce roman d’éducation :
depuis l’intérieur d’une conscience gouailleuse,
mais aussi travaillée par l’anxiété, dans
l’avant-seuil de l’entrée dans l’âge
adulte, Ti-Jean raconte qu’il apprend et ce que signifie pour
lui comprendre. Le monde « gaulois » est tissé
de signes codés, rarement univoques, et c’est avec patience
et ténacité que l’adolescent sert de truchement,
particulièrement pour sa mère. Ti-Jean se révèle
peu à peu un passeur, passionné et affectueux, préservant,
depuis son for intérieur, un espace familial de substitution,
tant sa propre identité familiale lui paraît improbable.
Dans l’arrière plan, éloignée du côté
de l’autre bord de l’eau, voilée par la brume, apparaissant
dans la cuisine de la mère, dans ses tisanes et par des coups
de téléphones nocturnes qui sont autant d’appels
au secours, il y a l’Île de Desdunes d’où est
arrivée la mère, et qu’il ne connaît pas.
Ti-Jean est irrémédiablement marqué du sceau de
l’enracinerrance.
Cette marque, qui n’est résolument plus une flétrissure,
se traduit alors dans une manière borgessienne de caractériser
la voie droite par ses bifurcations : nombreuses sont les sorties
de cette rue qui vaut surtout par ses trottoirs, ses plongées
et ses contre plongées. Cela rend possible tous les questionnements
sur le hors champs de la vision, et du récit. Ti-Jean, qui voue
une passion pour le cinéma, laisse venir dans son récit
les digressions multiples, mais c’est pour mieux parvenir à
dénouer les nœuds qui contraignent la compréhension
et verrouillent les faits dans l’implicite. Peu à peu,
séquence par séquence, à la manière dont
un étranger explore une urbanité initialement insaisissable,
ce sont des cultures différentes, voire concurrentes, que Ti-Jean
s’approprie, et fait se frotter les unes avec les autres. Par
là, il rejoint le personnage de Momo, de La vie devant soi, mais
aussi Zazie. Mais tant d’autres, encore, qui laissent venir à
eux des identités relatives.
Car, par delà les parcours manifestes des personnages emblématiques,
il se passe aussi quelque chose d’essentiel, dans le roman, et
qui relève du parti pris pour la littérature. Dire le
monde depuis un regard tiers et décalé est un procédé
littéraire courant, et il appartient à chacun de ne pas
se laisser prendre à ce qui pourrait ne paraître somme
toute que comme un jeu, presque gratuit. Queneau ouvrait les portes
du sentiment de la merveille pour dépasser ce jeu, et Gary avait
choisi de disparaître, au profit d’un pseudonyme anonyme,
un entrebâillement (Ajar, en anglais).
Dalembert ne se dissimule pas, ni ne déploie les ressources d’un
quelconque sentiment de la merveille. Il confère à son
personnage une langue à la fois décalée et réaliste,
parfois brutale dans ses assertions, mais qui rend possible de dire
les oppositions et les confrontations, une langue rapide et souple qui
parvient à épouser les contours de l’émotion :
« j’ai le cerveau à marée basse et le
cœur en kit à remonter ». Cette langue, si riche
et si effrontée que d’aucuns persistent à estimer
dégradée, parvient pourtant, non seulement à dire
le monde avec beaucoup d’acuité, et au delà, comment
les autres disent ce monde – nous parlons depuis le bord de la
parole de l’autre, comme ne cesse de le rappeler Ti-Jean -, mais
elle sait dire aussi le rapport à la culture et à certains
signifiants derniers : il y a des pages admirables sur la lecture
des Écritures par la mère. Pour qui connaît les
romans de Dalembert, cet appel est essentiel. Mais ce n’est pas
la seule référence à une manière de parler
le monde et à l’entendre . Tout y passe : la
rhétorique télévisuelle, celle de la scolarité,
le cinéma étatsunien, la chanson, les faits divers dans
la presse, les lectures, l’expression de l’opinion, le ressentiment
à l’égard du politique et de la classe qui la soutient.
Certains personnages de l’État français en prennent
pour leur grade, d’autres sont portés au pinacle. L’auteur
ici est attentif à un réel et à une langue méprisés
parce qu’incompris par ceux qui justement devraient écouter
et entendre. Mais aussi, il occupe une place et ne s’en cache
pas.
Ou plutôt, et c’est le paradoxe fondateur de la littérature,
il prend immédiatement parti, en révélant le procédé,
qui est celui même de l’occultation : « Je
vous dis pas mon âge, lance Ti-Jean au lecteur qui est ainsi désigné
dans le texte, et ne saurait se dissimuler à lui-même,
parce qu’après vous allez me discourir sur comment causer
dans ma propre histoire. » C’est aussi par là
que Rue du Faubourg Saint-Denis devient un pur bonheur de lecture,
et nous révèle à nous-mêmes un questionnement
lancinant, sur notre rapport aux autres dans ces paysages urbains que
nous savons si peu, finalement, habiter de notre présence.
Yves Chemla
Voir aussi l'article
de Annie Forest-Abou
Mansour, sur sitartmarg.com
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