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de Gerty Dambury La Flêche du temps, Coullonges-les-Sablons, s.d.
[1999]
Composé de onze nouvelles, le recueil de Gerty Dambury rend perceptible
cette affection si prégnante que l'on désigne habituellement
par la mélancolie. Cependant, loin de la réduire au motif
littéraire d'une complaisance voluptueuse et morbide, ces textes
la situent au centre d'un malaise existentiel caractéristique
du rapport au monde de ses personnages. L'espace relationnel que décrivent
ces brèves histoires, qui ont pour décor l'île de
la Guadeloupe, se démarque ainsi sensiblement du rayonnement
tropical comme de l'abondance de paroles. Le " cri
policé / pauvre lallation du dire " que devine le lecteur
dessine en perspective cet " espace où
tout semble dit mais qui attise le questionnement " (Le Lit).
D'étranges et inquiétantes histoires mettant en scène
les difficiles relations entre les personnages se dévoilent peu
à peu, comme un ébruitement, à la faveur d'une
écriture traversée de tensions : entre le soliloque traduisant
la communication tronquée dans Tant de petites faiblesses
et les dialogues décalés d'Héloïse verte,
du Lit ou de Reflux, entre le caractère fragmentaire
de Méprise et la coulée de texte de Contrariété
II, l'écriture de ces nouvelles s'approprie une palette resserrée,
qui lui permet de pénétrer dans cet espace ténu,
propice à faire entendre la mélancolie caraïbe, l'espace
de la méprise, du décalage entre ce qui est perçu
et ce qui parvient à peine à se dire, entre ce qui est
et ce qui aurait pu être. La félure entre aperçue
est toujours ouverte par une violence : au point de départ de
ces histoires, un personnage est confronté à la mort,
mort " naturelle " ou provoquée. Que ce soit celle du père,
de la mère, d'un voisin, d'un être proche ou éloigné,
voire de la sienne propre, la disparition provoque chez les acteurs
des récits un questionnement radical, sur les relations entretenues
les uns avec les autres. Dès la première nouvelle, Héloïse
verte, le ton est donné : à la mort d'un père
qu'il n'a pas connu, Raymond revient dans l'île. Il est alors
confronté à une opposition entre la familiarité
lointaine avec les permanences culturelles et sa propre double étrangeté
: vis à vis de ses amis en France, vis à vis de ce qui
le relie à son père. Au discours post-moderne sur la disparition
des origines qui rendrait possible les commencements, le personnage
féminin d'Armise lui objecte la permanence du souvenir de l'origine,
peut être de cette Afrique, désormais si lointaine que
seuls les songes permettent de retrouver. Il n'est pas possible de construire
sur l'oubli. Mais aussi, il n'est pas tenable non plus de se laisser
enfermer dans la mémoire, sans courir le risque de se séparer
radicalement de l'existence. Le personnage d'Une si belle fin
qui a vécu la mort de sa mère dans ses bras, au cours
d'une danse, ne parvient plus à se dégager de la spirale
temporelle et affective qui relie ces derniers instants à ceux
de sa propre naissance. Il n'y a plus de vie possible pour lui en dehors
de ce trouble amour maternel. Il en est de même pour Luc, le philosophe
de Tant de petites faiblesses, qui, malgré son énergie
critique, ne parvient pas non plus à sortir du ressassement.
Ces événements, la façon dont ils sont interprétés
par les personnages, mettent à nu le caractère fragile
des relations entre les personnages. Vis à vis de Luc par exemple,
le personnage féminin se retient au bord du désir, en
limite de la complicité et de la connivence. Rester sur son quant
à soi est à la fois une nécessité et un
regret : dans Le Lit, l'enfant perçoit peu à peu
qu'il y a du différent entre sa famille et celle de ses voisins,
pauvres, et c'est la mère de ses amies qui lui fait prendre conscience
de la distance entre elle et eux. Distance sociale, certes, mais d'abord
et surtout existentielle : le jeune personnage découvre brutalement
sa propre altérité. Les relations embarrassées
oscillent ainsi sans cesse entre la crainte d'une fusion avec l'autre
et le risque d'une solitude forcenée. Mais cette hésitation
constante montre que la relation entre les personnages ne se réduit
pas à une opposition binaire entre l'amour et la haine : au point
de départ, il y a sans doute et d'abord la méprise. Ainsi
de l'amour. La seule évocation d'un moment érotique renvoie
à un événement décrit à contretemps
(et en contrechamp) : dans Contrariétés, les époux
font l'amour sur un terrain promis à un avenir de développement.
Le bonheur ressenti est en fait miné par le regard caché
de la maîtresse de l'époux, un regard qui surplombe la
scène. La méprise caractérise ainsi un large spectre
des relations, non seulement des personnages entre eux (Méprise)
mais encore entre les personnages et le lecteur (Où est passé
Harry ?).
C'est dans Contrariétés II que la figure prend
un tour particulièrement inquiétant, puisque le récit
est mené par un personnage qui s'est suicidé, et qui flotte
dans la mer. La relation amoureuse qu'il a voulu nouer avec la servante
de la maison, une relation totalement à l'opposé du mythe
caraïbéen de la femme-jardin troussée parmi une végétation
exubérante, a été niée avec la plus extrême
violence par la figure paternelle. Or c'est seulement depuis la mort
que le personnage du fils parvient à donner sa voix à
entendre, une voix retranchée de l'autre côté de
la ligne. Cette méprise défausse la représentation
courante des identités. Elle rend possible la compréhension
d'une part de la violence inhérente aux relations et d'autre
part de l'origine de celle-ci. " Qui a inscrit
toutes ces violences dans les mémoires ? " demande avec
amertume le vieux personnage de Reflux.
Avec cette question, c'est bien sûr tout un pan du passé
qui refait surface. Poser cette question comme ce à partir de
quoi se nouent toutes les relations humaines, toutes les relations entre
les êtres et les paysages, revient à la nécessité
de renouer la mémoire pour pouvoir enfin parvenir à parler,
à dire, et ainsi, peut-être, à sortir de la défaite.
L'intuition de Gerty Dambury est ici remarquable, de signaler, avec
une musique qui accompagne les personnages toujours au bord de l'émotion,
que ces questionnements constituent l'épissure qui rend possible
une véritable relation interpersonnelle.
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