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Le
monde, sans doute faudrait-il plutôt ici évoquer la planète,
semble communément destiné à l’alimentation
de ses habitants, elle-même garante de leur survie. Les paléontologues
nous ont depuis longtemps enseigné que les regroupements et les
hordes étaient animés de cette nécessité
du survivre ensemble. L’art rupestre dit aussi ces scènes
de chasse, qui aussi nous transmettent comme ces mains en creux, les
traces d’imaginaires structurés. Bien avant l'apparition
de l'art pariétal, l’homme de Neandertal s’il concevait
et réalisait des outils de chasse élaborés, collectait
aussi, semble-t-il, des minéraux rares et gravait des signes
sur des pierres ou des os.
La révolution néolithique nous a appris, bien plus tard,
la mise en exploitation technicisée des terres. Manger
: nos histoires semblent ainsi rythmées par les famines, dont
le spectre est, dans les histoires centrées sur l’occident,
rejeté dans l’avant-monde industriel. Dans l’Europe
de l’après deuxième guerre mondiale, la mise en
surproduction des exploitations agricoles a permis l’accumulation
de ces mètres cubes de céréales, de ces pyramides
de beurre, de ces silos de viandes réduites en farines, ou bien
conservées dans d’immenses congélateurs, servant
à des fins de régulation des prix. Pendant ce temps, et
ce n’est pas une surprise, quelques centaines de millions crevaient
de faim et continuent, d’ailleurs, à en crever. Les pauvres,
il faut sans cesse se le rappeler, ont ceci d’agaçant qu’ils
le demeurent pour la plupart d’entre eux, et les sorties de la
pauvreté, quand il y en a, se font au détriment des plus
riches, ou bien de leur sécurité. Il faut se résigner
: les places sont occupées, et ceux qui les occupent, ne sont
pas près de les lâcher. Mieux : ils auraient plutôt
tendance à se maintenir dans la place, voire à étendre
leur présence.
L’accès à l’alimentation est en fait bien
un vecteur stratégique. À l’opposition fondatrice
de la distinction entre le raffinement extrême et diversifié,
et la frugalité répétitive, vient s’ajouter
cependant celle entre les (très) gros et les (très) maigres,
entre les obèses, qui ont désormais accès tout
le temps à la variété découplée du
besoin, et les très maigres en état de dénutrition.
Les populations suralimentées sont ainsi tenues par le ventre,
comme les autres par le besoin. Nous vivons ici dans un monde de la
réplétion et de la surabondance.
Tel est un des points de départ du roman de Guillaume Dasquié,
La Ville des mensonges.
L’auteur est journaliste d’investigation et directeur de
recherches à l’IRIS, l’institut de relations internationales
et stratégiques. Il a publié un certain nombre d’ouvrages
liés à l’actualité et consacrés au
renseignement économique, au financement du terrorisme et aux
milieux de l’armement. On trouvera ces informations sur son site,
www.guillaume-dasquie.com.
Il anime également le site www.geopolitique.com.
Actualité oblige, on signalera plus précisément
son livre consacré à la thèse complotiste et nauséabonde
concernant les attentats du 11 septembre, L'effroyable mensonge
(La Découverte, avec Jean Guisnel, juin 2002).
La Ville des mensonges est un étrange roman, quelque
peu inquiétant. Il y est question du Liban (un peu), des grandes
métropoles occidentales, du Mexique, de la Chine, de la banque,
des émeutes de la faim, de Hong Kong, et de l’homme de
Neandertal.
C’est aussi un roman aux allures de thriller international et
géopolitique, mais qui, à la différence d'ouvrages
en général inscrit sur le registre des meilleurs ventes,
trop souvent écrits à l’emporte pièce, prend
le temps d’analyser les situations et surtout de poser un regard
en profondeur sur les êtres qui en animent l’histoire. Guillaume
Dasquié met en perspective nos inquiétudes, mais écrit
un véritable roman.
Un jeune homme né au Liban, Nadim, est recruté de manière
totalement inespérée par la Bank of China, à Hong
Kong, pour occuper la place de conseiller de l’institution en
matière de mécénat. Le roman s’ouvre par
son arrivée dans la ville démente, à la densité
de population la plus élevée au monde : quatre-vingt mille
habitants au kilomètre carré. Il arrive de loin, portant
en lui dans son imaginaire trimbalé depuis l’adolescence,
ces scènes nocturnes vécues dans les parkings de Beyrouth
en guerre : le jour, les batailles technicisées et sauvagement
idéologisées : «les lunettes des tireurs d’élite,
les photographies des avions espions qui préparaient les tirs
de mortier, et les baratins religieux qui justifiaient de buter les
autres en embuscade». La nuit, «les lutteurs vêtus
de slips blancs élimés [qui] se percutaient bouche ouverte
et tête inclinée, pour mieux se trancher la carotide avec
les dents. (...) Le courage c’était ça : pendant
les récréations de la guerre, assumer sans limite ses
instincts de boucher». Face à cette violence, Nadim publie
une gazette photocopiée chez les jésuites (c’est
un ancien élève du Carmel Saint-Joseph dont Darina al-Joundi
a déjà raconté le caractère militant dans
le très remarquable Jour où Nina Simone a cessé
de chanter, co-écrit avec Mohammed Kacimi) et son antimilitarisme
agace les miliciens, au point que son père l’envoie à
Paris. Il travaille comme journaliste dans un quotidien indépendant,
le journal est repris par des industriels, les rêves de changement
s’envolent : «Il buvait quand la nuit venait. Du champagne
exclusivement. Quand on est libanais, même révolutionnaire,
même triste, on reste chic». On a pu le constater dans d'autres
circonstances, hélas.
En 2001, il a pour idole le sous-commandant Marcos, il est au Chiapas,
à l’université autonome de Puebla, ferment intellectuel
des alter mondialistes. Là, il découvre encore d’autres
arrangements, derrière le baratin : Chavez, les narco trafiquants,
ce qui n’est plus qu’une «farce minable». Il
rentre en France, s’inscrit dans un cabinet de chasseurs de têtes,
et se retrouve à la Bank of China, à Hong Kong.
C’est le point de départ, complexe, d’une aventure
intérieure assez inquiétante. La direction de cette banque
est assurée par un personnage troublant, Madame Huenzi, qui tient
le fil directeur de cette histoire. C’est elle qui a embauché
ses proches collaborateurs, la plupart aux destins erratiques, à
la fois déplacés et décentrés. Depuis le
sommet de l’immeuble de cette banque, elle dirige un monde qui
est à la fois supérieur et souterrain, et elle a a coeur
de former ses collaborateurs, Nadim, en particulier. On l’apprend
peu à peu, elle-même est travaillée par l’élaboration
de sa propre disparition, qui est comme le sommet de la construction
de sa propre vie, tout entière tournée vers cette ascèse
de l’annulation de soi depuis la disparition de son mari, un ingénieur
agronome qui a compris ce que les dirigeants chinois était en
train de projeter : faire grossir les Chinois. «Si les Chinois
grossissaient dans les mêmes proportions [que les Américains
et les Européens], alors un jour, ils prendraient possession
de l’industrie agroalimentaire mondiale. (...) Pour dominer le
monde, la Chine se contenterait d’un seul programme : tous obèses».
Nadim est ainsi affecté au financement des recherches d’une
paléontologue, Dagmar, qui arrive elle-même de très
loin, puisqu’elle serait la soeur d’une terroriste allemande
bien connue : Ulrike Meinhoff. La thèse soutenue est qu’Homo
sapiens a bel et bien éradiqué Neandertal, et elle court
le monde à la recherche des charniers fossiles.
En neuf chapitres, titrés chacun par un numéro de jour
(du deuxième au trois-centième), qui font varier les points
de vue, la formation de Nadim est racontée, par touches successives,
en même temps que se déroule progressivement l’anamnèse
de l’histoire de madame Huanzi, et de ses contacts étroits
avec les groupes trotskystes. Elle aussi est passée par Puebla.
Comme son corps s’alentit et s’allège, elle se défait
de ce qu’elle possède. Nadim est appelé à
de plus hautes fonctions dans la banque. Il est initié au Feng
Shui, cet art taoïste auxquels les Chinois se réfèrent
pour concevoir leurs cités, construire leurs maisons et inhumer
leurs morts. Dans plusieurs scène assez saisissantes, et remarquablement
documentées, le roman décrit comment le monde des affaires
consulte les maîtres en Feng Shui pour décider de l'implantation
des bureaux. L’immeuble de la Bank of China projette une ombre
ciblée sur ses concurrents, et cela a du sens.
Le monde est ainsi regardé depuis ce centre, adossé à
la Chine, et il se réduit de plus en plus à un vaste réservoir
de ressources alimentaires, qu’un neocolonialisme exploite sans
vergogne. Implicitement, tout en évoquant des révoltes
de la faim sauvagement réprimées un peu partout sur la
planète, les personnages prennent alors à coeur de glisser
des grains de sable qui viennent mettre à mal certains rouages
de cette finance internationale et sans aveu. Et Hong Kong joue un rôle
évidemment essentiel dans cette construction de la faim des autres.
Cela donne au lecteur des pages d’un réalisme qui frôle
la poésie de l’abjection. Ainsi, Nadim se rend le soir
dans un bar d’un quartier interlope de la ville : «Lan Kwai
Fong ressemblait à un cirque de la finance, des centaines de
cadres des états-majors voisins composaient l’essentiel
de la foule compacte. Le manque de sommeil, l’absence de vacances,
l’ivresse des fortunes amassées, les journées de
quinze heures, toute cette vie en forme d’appendice de Windows
Vista installait sur leur visage des grimaces exaltées, pire
que les masques anciens des Vénitiens. De la frénésie
et des hormones circulaient et, surtout, une grande fraternité.
Ces gens se mimaient». Nombreux sont, ici ou là, les clones
de ces êtres sans affiliation autre que celle maîtrisée
par leur écran, on les croise chaque jour.
La disparition génocidaire de la part démunie de l’humanité
peut s’accomplir comme la répétition de cette autre
disparition, hypothétique et surtout mystérieuse, des
néandertaliens, qui nous fonde, quand même. Il n’est
pas alors dénué de sens que les personnages de Nadim,
de Dagmar ou de madame Huenzi, comme celui du chef de la sécurité
de la banque, revendiquent quelque peu leur appartenance à l'ethnie
disparue. Certes, ce sont de toute évidence d’abord des
hommes, d’une humanité superlative.
On appréciera la justesse de ton, les subtilités dans
la mise en jeu des personnages et des idéologies qui les animent,
une écriture de l’inflexion, comme une colère retenue,
mais présente, dont l’expression demeure imprimée
dans la conscience du lecteur. Guillaume Dasquié nous décrit
ici un monde infécond, le nôtre, qui semble rejouer une
de ses tragédies fondatrices. N’oublions pas que l’homme
de Neandertal a également laissé des traces de faits religieux,
et que s’il est malaisé d’apporter des preuves de
son massacre, sa disparition au profit de la face conquérante
de l’humanité est aussi une question qu’il est sain
de rappeler. même si c’est de l’histoire très
ancienne. Elle est notre inquiétude quand la violence frappe
quotidiennement les démunis sur la planète. En 2006, huit
cent millions de personnes ont souffert de sous alimentation et quelques
36 millions d’entre elles sont mortes de faim.
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