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Côté Sud

   

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  Voracité sous contrôle. Lecture du roman de Guillaume Dasquié, La Ville des mensonges, Paris, Robert Laffont, 2009

Reprise d'une chronique sur des Goûts et des Couleurs, vendredi 6 février 2009

 

 
 

Le monde, sans doute faudrait-il plutôt ici évoquer la planète, semble communément destiné à l’alimentation de ses habitants, elle-même garante de leur survie. Les paléontologues nous ont depuis longtemps enseigné que les regroupements et les hordes étaient animés de cette nécessité du survivre ensemble. L’art rupestre dit aussi ces scènes de chasse, qui aussi nous transmettent comme ces mains en creux, les traces d’imaginaires structurés. Bien avant l'apparition de l'art pariétal, l’homme de Neandertal s’il concevait et réalisait des outils de chasse élaborés, collectait aussi, semble-t-il, des minéraux rares et gravait des signes sur des pierres ou des os.
La révolution néolithique nous a appris, bien plus tard, la mise en exploitation technicisée des terres. Manger : nos histoires semblent ainsi rythmées par les famines, dont le spectre est, dans les histoires centrées sur l’occident, rejeté dans l’avant-monde industriel. Dans l’Europe de l’après deuxième guerre mondiale, la mise en surproduction des exploitations agricoles a permis l’accumulation de ces mètres cubes de céréales, de ces pyramides de beurre, de ces silos de viandes réduites en farines, ou bien conservées dans d’immenses congélateurs, servant à des fins de régulation des prix. Pendant ce temps, et ce n’est pas une surprise, quelques centaines de millions crevaient de faim et continuent, d’ailleurs, à en crever. Les pauvres, il faut sans cesse se le rappeler, ont ceci d’agaçant qu’ils le demeurent pour la plupart d’entre eux, et les sorties de la pauvreté, quand il y en a, se font au détriment des plus riches, ou bien de leur sécurité. Il faut se résigner : les places sont occupées, et ceux qui les occupent, ne sont pas près de les lâcher. Mieux : ils auraient plutôt tendance à se maintenir dans la place, voire à étendre leur présence.
L’accès à l’alimentation est en fait bien un vecteur stratégique. À l’opposition fondatrice de la distinction entre le raffinement extrême et diversifié, et la frugalité répétitive, vient s’ajouter cependant celle entre les (très) gros et les (très) maigres, entre les obèses, qui ont désormais accès tout le temps à la variété découplée du besoin, et les très maigres en état de dénutrition. Les populations suralimentées sont ainsi tenues par le ventre, comme les autres par le besoin. Nous vivons ici dans un monde de la réplétion et de la surabondance.
Tel est un des points de départ du roman de Guillaume Dasquié, La Ville des mensonges.
L’auteur est journaliste d’investigation et directeur de recherches à l’IRIS, l’institut de relations internationales et stratégiques. Il a publié un certain nombre d’ouvrages liés à l’actualité et consacrés au renseignement économique, au financement du terrorisme et aux milieux de l’armement. On trouvera ces informations sur son site, www.guillaume-dasquie.com. Il anime également le site www.geopolitique.com. Actualité oblige, on signalera plus précisément son livre consacré à la thèse complotiste et nauséabonde concernant les attentats du 11 septembre, L'effroyable mensonge (La Découverte, avec Jean Guisnel, juin 2002).
La Ville des mensonges est un étrange roman, quelque peu inquiétant. Il y est question du Liban (un peu), des grandes métropoles occidentales, du Mexique, de la Chine, de la banque, des émeutes de la faim, de Hong Kong, et de l’homme de Neandertal.
C’est aussi un roman aux allures de thriller international et géopolitique, mais qui, à la différence d'ouvrages en général inscrit sur le registre des meilleurs ventes, trop souvent écrits à l’emporte pièce, prend le temps d’analyser les situations et surtout de poser un regard en profondeur sur les êtres qui en animent l’histoire. Guillaume Dasquié met en perspective nos inquiétudes, mais écrit un véritable roman.
Un jeune homme né au Liban, Nadim, est recruté de manière totalement inespérée par la Bank of China, à Hong Kong, pour occuper la place de conseiller de l’institution en matière de mécénat. Le roman s’ouvre par son arrivée dans la ville démente, à la densité de population la plus élevée au monde : quatre-vingt mille habitants au kilomètre carré. Il arrive de loin, portant en lui dans son imaginaire trimbalé depuis l’adolescence, ces scènes nocturnes vécues dans les parkings de Beyrouth en guerre : le jour, les batailles technicisées et sauvagement idéologisées : «les lunettes des tireurs d’élite, les photographies des avions espions qui préparaient les tirs de mortier, et les baratins religieux qui justifiaient de buter les autres en embuscade». La nuit, «les lutteurs vêtus de slips blancs élimés [qui] se percutaient bouche ouverte et tête inclinée, pour mieux se trancher la carotide avec les dents. (...) Le courage c’était ça : pendant les récréations de la guerre, assumer sans limite ses instincts de boucher». Face à cette violence, Nadim publie une gazette photocopiée chez les jésuites (c’est un ancien élève du Carmel Saint-Joseph dont Darina al-Joundi a déjà raconté le caractère militant dans le très remarquable Jour où Nina Simone a cessé de chanter, co-écrit avec Mohammed Kacimi) et son antimilitarisme agace les miliciens, au point que son père l’envoie à Paris. Il travaille comme journaliste dans un quotidien indépendant, le journal est repris par des industriels, les rêves de changement s’envolent : «Il buvait quand la nuit venait. Du champagne exclusivement. Quand on est libanais, même révolutionnaire, même triste, on reste chic». On a pu le constater dans d'autres circonstances, hélas.
En 2001, il a pour idole le sous-commandant Marcos, il est au Chiapas, à l’université autonome de Puebla, ferment intellectuel des alter mondialistes. Là, il découvre encore d’autres arrangements, derrière le baratin : Chavez, les narco trafiquants, ce qui n’est plus qu’une «farce minable». Il rentre en France, s’inscrit dans un cabinet de chasseurs de têtes, et se retrouve à la Bank of China, à Hong Kong.


C’est le point de départ, complexe, d’une aventure intérieure assez inquiétante. La direction de cette banque est assurée par un personnage troublant, Madame Huenzi, qui tient le fil directeur de cette histoire. C’est elle qui a embauché ses proches collaborateurs, la plupart aux destins erratiques, à la fois déplacés et décentrés. Depuis le sommet de l’immeuble de cette banque, elle dirige un monde qui est à la fois supérieur et souterrain, et elle a a coeur de former ses collaborateurs, Nadim, en particulier. On l’apprend peu à peu, elle-même est travaillée par l’élaboration de sa propre disparition, qui est comme le sommet de la construction de sa propre vie, tout entière tournée vers cette ascèse de l’annulation de soi depuis la disparition de son mari, un ingénieur agronome qui a compris ce que les dirigeants chinois était en train de projeter : faire grossir les Chinois. «Si les Chinois grossissaient dans les mêmes proportions [que les Américains et les Européens], alors un jour, ils prendraient possession de l’industrie agroalimentaire mondiale. (...) Pour dominer le monde, la Chine se contenterait d’un seul programme : tous obèses».
Nadim est ainsi affecté au financement des recherches d’une paléontologue, Dagmar, qui arrive elle-même de très loin, puisqu’elle serait la soeur d’une terroriste allemande bien connue : Ulrike Meinhoff. La thèse soutenue est qu’Homo sapiens a bel et bien éradiqué Neandertal, et elle court le monde à la recherche des charniers fossiles.
En neuf chapitres, titrés chacun par un numéro de jour (du deuxième au trois-centième), qui font varier les points de vue, la formation de Nadim est racontée, par touches successives, en même temps que se déroule progressivement l’anamnèse de l’histoire de madame Huanzi, et de ses contacts étroits avec les groupes trotskystes. Elle aussi est passée par Puebla. Comme son corps s’alentit et s’allège, elle se défait de ce qu’elle possède. Nadim est appelé à de plus hautes fonctions dans la banque. Il est initié au Feng Shui, cet art taoïste auxquels les Chinois se réfèrent pour concevoir leurs cités, construire leurs maisons et inhumer leurs morts. Dans plusieurs scène assez saisissantes, et remarquablement documentées, le roman décrit comment le monde des affaires consulte les maîtres en Feng Shui pour décider de l'implantation des bureaux. L’immeuble de la Bank of China projette une ombre ciblée sur ses concurrents, et cela a du sens.
Le monde est ainsi regardé depuis ce centre, adossé à la Chine, et il se réduit de plus en plus à un vaste réservoir de ressources alimentaires, qu’un neocolonialisme exploite sans vergogne. Implicitement, tout en évoquant des révoltes de la faim sauvagement réprimées un peu partout sur la planète, les personnages prennent alors à coeur de glisser des grains de sable qui viennent mettre à mal certains rouages de cette finance internationale et sans aveu. Et Hong Kong joue un rôle évidemment essentiel dans cette construction de la faim des autres. Cela donne au lecteur des pages d’un réalisme qui frôle la poésie de l’abjection. Ainsi, Nadim se rend le soir dans un bar d’un quartier interlope de la ville : «Lan Kwai Fong ressemblait à un cirque de la finance, des centaines de cadres des états-majors voisins composaient l’essentiel de la foule compacte. Le manque de sommeil, l’absence de vacances, l’ivresse des fortunes amassées, les journées de quinze heures, toute cette vie en forme d’appendice de Windows Vista installait sur leur visage des grimaces exaltées, pire que les masques anciens des Vénitiens. De la frénésie et des hormones circulaient et, surtout, une grande fraternité. Ces gens se mimaient». Nombreux sont, ici ou là, les clones de ces êtres sans affiliation autre que celle maîtrisée par leur écran, on les croise chaque jour.

La disparition génocidaire de la part démunie de l’humanité peut s’accomplir comme la répétition de cette autre disparition, hypothétique et surtout mystérieuse, des néandertaliens, qui nous fonde, quand même. Il n’est pas alors dénué de sens que les personnages de Nadim, de Dagmar ou de madame Huenzi, comme celui du chef de la sécurité de la banque, revendiquent quelque peu leur appartenance à l'ethnie disparue. Certes, ce sont de toute évidence d’abord des hommes, d’une humanité superlative.
On appréciera la justesse de ton, les subtilités dans la mise en jeu des personnages et des idéologies qui les animent, une écriture de l’inflexion, comme une colère retenue, mais présente, dont l’expression demeure imprimée dans la conscience du lecteur. Guillaume Dasquié nous décrit ici un monde infécond, le nôtre, qui semble rejouer une de ses tragédies fondatrices. N’oublions pas que l’homme de Neandertal a également laissé des traces de faits religieux, et que s’il est malaisé d’apporter des preuves de son massacre, sa disparition au profit de la face conquérante de l’humanité est aussi une question qu’il est sain de rappeler. même si c’est de l’histoire très ancienne. Elle est notre inquiétude quand la violence frappe quotidiennement les démunis sur la planète. En 2006, huit cent millions de personnes ont souffert de sous alimentation et quelques 36 millions d’entre elles sont mortes de faim.

 

 

 

  Mise à jour le : 8/02/09