|
Emmelie
Prophète, Le Testament des solitudes, Mémoire d'encrier,
Montréal, 2007
Née en 1971, poète, romancière, journaliste, Emmelie
Prophète a connu un début de carrière qui l'a amené
à voyager. Elle a animé un émission de jazz à
Radio-Haïti, a suivi un cursus universitaire aux États Unis,
puis a mené une carrière diplomatique. Elle a notamment
occupé la fonction d'attachée culturelle d'Haïti
à Genève. Depuis son retour, elle est chargée de
piloter la Direction du Livre, organisme qui dépend du ministère
haïtien de la culture, et qui met en œuvre une politique de
l'édition et de la diffusion du livre et de l'écrit, dans
un pays dont la lutte contre l'analphabétisme demeure encore
une des priorités. Mais cette Direction est aussi un lieu qui
fédère les énergies : le petit immeuble du quartier
de Pacot accueille les écrivains de passage, organise des rencontres
et tisse les liens entre les acteurs du livre, en facilitant les échanges.
À cette tâche, Emmelie Prophète voue une grande
part de son énergie. Une autre part est dédiée
à la meilleure diffusion internationale de l'écriture
haïtienne, par un affichage, notamment, lors des salons et foires
du livre en Europe, au Canada, aux États Unis ou dans la Caraïbe.
Mais il demeure aussi cette part plus discrète, celle de l'écriture.
En 2000, elle publie un premier recueil de poèmes, Des Marges
à remplir (Éditions Mémoire), puis en 2004
Sur parure d'ombre, chez le même éditeur. Elle y
dénoue lentement l'impossible à dire, et surtout à
penser, le dénuement, le pas de côté, le dépeçage
de ce soi qui part en lambeaux, l'application à "dessiner
/ des portes de sorties" ("Un jour, rappelle-toi"),
tant la voie paraît sans issue. Dans "Au fil de l'eau",
une des traces rattrapée dans Une Journée haïtienne,
la figure de l'auteur raconte son retour au pays, la préparation
d'un entretien, dans une institution. La figure personnelle ne peut
se défaire de la présence à la fois inquiétante
et familière de la ville : "Les rues
n'ont pas changé. Les garages à ciel ouvert du bas de
la ville étalent leurs carcasses de gens et de voitures, envahissent
l'air des voix des moteurs. Il faut essayer de donner, d'offrir une
dernière vie à tout". Après le soubresaut
des violences désespérées, l'obscénité
des organismes, réduits à de purs mécanismes, sature
de sa présence l'espace minéralisé par la chaleur
qui se lève : "Port-au-Prince des
furies gît fatiguée à mes pieds".
C'est bien cet apparent surplomb que prend en charge l'œuvre de
l'auteur : en constituant le désastre comme un objet littéraire,
le risque est évident de l'esthétisation de l'horreur.
Et pourtant, c'est là, bien là, devant le regard comme
une taie qui obscurcit sans cesse le paysage : un "chemin
embroussaillé" dont il demeure quand même le
clignotement intérieur de l'"arrière
souvenir du temps des touristes, des macoutes, des troubadours, des
peintres naïfs, des rêves de mon père".
Car Haïti a été porteuse de rêves, et de cela,
compte est toujours tenu. C'est dans cette part la plus secrète
alors que la réflexion de Mon Roumain à moi prend
sens : devant justement le messianisme de la narration dans Gouverneurs
de la Rosée, la distance prise par l'auteur est celle du
constat, brutal. Le hameau de Fond-Rouge, où Manuel parvient,
mais par sa mort, à réconcilier les habitants, s'est démultiplié.
L'île est désormais ravagée par le vide qui a étreint
toute parole et les mots sont partis à vau l'eau, comme la source
décelée par le héros solaire qui meurt désormais
chaque soir. Le seul surplomb est bien cette posture de celle qui se
penche en avant pour recueillir en elle les dernières bribes
d'espoir afin de les remettre en circulation, peut-être même
en jeu. C'est en s'attachant au plus près des êtres, à
"ces odeurs, ces haillons, ces yeux qui se
baissent devant le fatal et sous le poids de l'impuissance",
que le travail de l'écrivain prend place, non comme activité
lointaine, mais comme ce qui étreint à chaque instant
sa propre présence. Attentive à ce geste, Emmelie Prophète
repousse les séductions de la rhétoriques des idéaux,
ce que la critique haïtienne a depuis longtemps coutume de nommer
la littérature chrysocale.
C'est à partir de ces constats que la fiction romanesque prend
forme, et non pas comme une autofiction. Le Testament des solitudes
raconte une histoire improbable, une série d'évidences
qui se creusent, le destin d'êtres que le regard extérieur
ne peut que considérer comme de peu. On pourrait même alors
estimer que ce n'est rien. Cependant, la narratrice, qui ne cesse de
voyager, de partir, de revenir, de prendre pied dans sa propre mémoire,
parvient à se charger de ces riens que sont avant tout les récits
du quotidien. Ils deviennent aussi les traces fragiles qu'Emmelie Prophète
parvient à suivre, et qui ouvrent alors le chemin dans l'intime.
Des bribes de récits se recomposent, pas à pas, dans lesquelles
les trois sœurs et leur mère se surprennent elles-mêmes
à relever leur propre progression dans l'empathie et dans l'affection.
S'éloignent alors les conflits entre les mères et les
filles, et les silences entre elles peuvent alors réellement
commencer à faire sens. Il ne s'agit plus, en effet, de raconter
la vie d'un autre que soi à partir de sa propre maîtrise
sur les autres, comme le font, d'ailleurs, "autant
de gens sérieux, pressés, emmitouflés dans leur
occidentalité. Tous ces gens qui ont raison d'avance".
C'est bien de cette règle éthique que prend acte la narratrice
: se mettre à l'écoute des autres qui sont en soi, sans
être les siens, c'est-à-dire sa propriété,
et retrouver ce qui est toujours passé inaperçu dans les
récits menés autour de soi de ce qui constitue l'héritage
maternel. On le pressent rapidement : cet héritage n'est autre
qu'une Haïti que ne voient pas ceux qui d'habitude en parlent.
Entrevoir ce qui demeure en soi, c'est d'abord avant tout autre encombrement
de l'imaginaire ressentir au plus près de soi cette grande blessure
en forme d'île, une large cicatrice écartelée sur
la mer des Caraïbes, toute sincère dans sa misère.
Dans la parole d'une jeune femme, se glissent les histoires de trois
sœurs.
Des histoires ? Voire. C'est d'abord d'une absence d'histoire dont il
est ici question.
"Trois filles nées ici quand il fallait
naître ni ici, ni femmes. Entre champs
morts et rivières tristes, le seul rêve dont elles avaient
hérité était celui de partir. Partir loin de ces
terres silencieuses, marâtres. La route qui menait à l'école
était trop longue. Elles ne voyaient pas la nécessité
d'y aller tôt tous les matins, moitié endormies, le ventre
vide, pour revenir trop tard, trop fatiguées pour s'atteler aux
corvées de rigueur pour les filles".
Trois femmes, qui connaissent des destins différents, mais ce
qui les rapproche est leur absence au monde, comme si à la fois
celui-ci les écartait tandis qu'elles-mêmes s'en désinvestissaient,
en tentant à la fois d'en acquérir les signes d'une richesse
relative, tout en n'en maîtrisant ni le langage, ni les significations,
encore moins les codes. C'est la fille de l'une d'entre elles qui depuis
quelques souvenirs épars et éparpillés de cette
histoire familiale, de ce qui n'est plus vraiment une famille, renoue
les fils, que personne ne songeait justement à retenir entre
les doigts, comme cette poussière de terre que la vieille Delira
de Gouverneurs de la rosée laisse filer dans les premières
pages du roman de Jacques Roumain. Elle connaît le monde, elle
le parcourt. C'est à la faveur d'un voyage en Haïti depuis
les États Unis, peu de temps après l'attaque contre les
tours, que le sens de cette histoire lui apparaît, comme la nécessité
de mettre en mots les façons de penser, les sentiments, le ressenti
de ces êtres que le seul regard éloigné rejette
dans la banalité. C'est dans cet écart entre le crime
et les mesures de rétorsion prises après coup que le roman
déplie son économie, et qu'il installe l'évidence
du creux que constituent les sociétés les plus pauvres,
en face des plus fastueuses, et des plus enclines à la certitude.
Alors, dans cette grandeur qui ne se pare pas des oripeaux de l'héroïsme
comme du souci de la gloire, ces haillons sublimes de la volonté
farouche de se tenir debout, d'un peuple amoindri et dépecé
depuis sa lutte initiale, se déroulent des existences égrenées
par le rythme de la pendule et le ronronnement de la machine à
coudre maternelle, et se lèvent ces personnages, avec leurs parents
et leurs enfants, dont l'existence est une perpétuelle résistance,
dans une histoire dont la destinataire unique est cette narratrice qui
s'interroge sur le sens de sa propre vie, de sa propre inscription charnelle
dans les espaces restreints et sans cesse mouvants d'un Port-au-Prince
halluciné par sa démesure, comme par sa part de l'ombre,
et où Dieu, imploré sans cesse, S'est absenté.
"Il est désolé devant tous
ces malheurs, bien sûr". C'est de ces vides et de
ces paroles désinvoltes que s'alimentent les violences. Demeure
alors la seule trace écrite d'une histoire, et la conscience
d'une solitude absolue, qui ne s'achève pas dans la tragédie
grandiloquente : "Me voilà seule avec
une histoire qui se termine sans éclaboussure et sans témoin".
On notera quand même qu'elle prend la forme d'un texte testamentaire.
Il ne s'agit plus d'un témoignage ayant une visée vers
l'espoir et une perspective d'avenir, et tout se passe comme si Emmelie
Prophète offrait à ses lecteurs la possibilité
de commencer un véritable travail de deuil. L'enjeu est bien
de se rendre disponible à d'autres histoires, d'autres creux,
d'autres attentes.
C'est peu de reconnaître que les témoins de ce désastre
sont rares, ou bien comme rendus muets par la stupeur d'être là,
face à ces existences qui ne se disent pas, et dont les marges
ont à voir avec la misère la plus radicale de ceux qui,
à force de ne plus habiter le monde, finissent eux mêmes
par se considérer comme déshabités. Ce constat
est sans doute actuellement une des perceptions les plus justes et les
plus dignes d'Haïti, dont on n'ose plus encore ressasser l'impossible
quotidien.
|
|