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Si
la nature des faits et le déroulement des événements
qui se sont déroulés pendant les guerres d'Indochine
et d'Algérie,
et plus largement d'opposition aux décolonisations, ne sont
plus banalisés, et si les témoignages de jeunes appelés
du contingent ont fait l'objet de plusieurs recensions, il n'en demeure
pas moins que du point de vue français, rares sont les études
qui mettent en perspective les deux conflits, du point de vue de
leurs acteurs. De surcroît, peu de traces vivantes demeurent
dans la conscience collective de cette guerre sans nom en Indochine,
prise entre deux autres conflits, à part l'héroïsation
hyperbolique de la défaite. Mais ce dernier point vaut déjà jugement.
La postcolonialité se défait bien souvent de ces histoires
douloureuses, les rejetant dans l'assignation à la culpabilité des
acteurs. Hélène Erlingsen, en reconstruisant minutieusement
les carrières militaires de Clovis et Kleber Creste, son père
et son oncle, nous enjoint de nous replonger dans cette histoire
et d'entendre ce que fut le quotidien de ces "soldats perdus", égarés
dans des guerres dont le sens peut-être leur échappait,
mais au milieu desquelles ils conservèrent leur dignité.
L'aveuglément des gouvernements ordonnateurs de ces guerres
est avéré, les responsabilités et leurs inconséquences
relevées, de même que l'analyse des causes, et elles
constituent des champs de recherches qui ont livré des études
importantes ces dernières années, comme un regard critique
presque généralisé, même si certains appareils
d'État ont tenté maladroitement de s'en défaire
: telle loi, votée à la sauvette ; tel sinistre "discours
de Dakar", pour n'évoquer que les plus récents.
C'est que le temps étire la réflexion, entraîne à l'analyse,
qui est toujours comme un pas de côté. Pourtant, des
textes, parfois anciens, comme la Lettre aux Français d'Abd
el-Kader1 – dont on célèbrera au mois de septembre
2008 le bicentenaire de la naissance –, envoyée en 1855
et demeurée sans réponse, valaient comme une mise en
garde adressée à la pensée conquérante
: la raison, dans sa pleine conscience, engendre aussi des monstres.
Ou bien alors, elle est imparfaite, et s'est égarée.
Engluée dans sa posture de surplomb des autres, jetant un
regard qu'elle a longtemps considéré comme impérial
alors qu'il n'était que pathétique, elle n'a pas écouté cette
parole qui lui était adressée, et qui la mettait en
garde contre ses propres démons. Mais en même temps,
pour qui a vécu ces années, comme pour ceux dont les
parents ont été profondément meurtris et ont
transmis, plus ou moins distinctement, la mémoire de ces soldats
perdus, depuis la seconde guerre mondiale, pour ceux qui ont traversé ces
moments et ont vu le monde où ils vivaient chavirer et disparaître à jamais,
la blessure demeure. Ils savent, eux, que les démons sont
toujours tapis dans l'ombre.
L'histoire des frères Creste résonne de leur présence.
Par une patiente recherche, Hélène Erlingsen a renoué les
fils arrachés. Son père, Clovis, est mort, le 26 octobre
1958, près de la SAS où il était affecté. À la
mort de Kleber, en 1990, c'est le deuil, ancien et inaccompli, qui,
se réveillant, déclenche l'ouverture de la recherche
: l'important, n'est pas seulement de savoir, mais ce qu'il faut faire
de ce savoir. Cette recherche devient une thèse.
Nés près d'Agen, respectivement en 1927 et en 1930, Clovis
et Kleber, ainsi que leur quatre frères et sœurs, voient
leur père mourir en 1934, des suites des gazages dans les tranchées.
Dès 9 ans, Clovis travaille, dans des abattoirs, des fermes.
Les enfants sont confiés à des familles, ou bien placés
en hospice, ou en orphelinat, par les embryons de services sociaux.
En 1944, séparés depuis plusieurs mois, ils sont entrés
tous les deux dans des maquis, et participent aux combats. L'un a 17
ans, l'autre, 14. Mentant sur leur âge, ils s'engagent dans l'armée
française, qui devient, pour longtemps, leur seule famille.
Kleber sera légionnaire. C'est ainsi que les plus pauvres tentent
de survivre. La grande réussite de ce livre tient en ceci que
le destin de ces êtres n'est jamais dissocié du récit
des événements politiques, ni de l'étude d'une
société qui connaît des mutations intenses dans
les années de l'après-guerre, et qui, pourtant, rate
l'essentiel : "l'heure de la décolonisation avait sonné",
et la France reste "sourde".
Dans cette grande narration, l'errance du politique est pointée, à chaque étape,
comme les jeux de force qui le travaillent et empêchent la IVème
République de définir de réelles stratégies.
Très vite sur le terrain de l'Indochine, les frères Creste
connaissent les conditions précaires de l'armée française
: peu ou pas soignée, pas équipée, assurant des
missions parfois dérisoires au regard des résultats,
elle connaît des pertes sévères. Mais ce n'est
pas une guerre, à peine une "pacification", et l'on
ne négocie pas avec des "bandits", et surtout pas
leur chef, Ho Chi Minh. Surdité et aveuglement vont de pair,
mais ce sont ces jeunes hommes qui en paient le prix lourd, tandis
que les populations secouent le joug. Les frères Creste, qui
se retrouvent, presque par hasard et parviennent à renouer le
lien fraternel, en sont marqués : blessures irréversibles – les
services de santé ne se préoccupent pas de la perte d'un œil
par Clovis -, amibiases chroniques, et cette dépression, qui
a gagné la troupe. Hélène Erlingsen donne des
chiffres qui donnent le vertige, sur les pertes de poids, les soldats
n'étant nourris que parcimonieusement et avec des conserves
inadaptées, sur les ravages de l'alcoolisme, les taux de suicides
ou les maladies. "En Indochine, durant les neuf années
de campagne, le corps expéditionnaire a dû traiter 34700
cas d'affections neuropsychiatriques, qui ont nécessité 19300
hospitalisations. 240 hommes sont morts de maladies mentales et 5400
malades mentaux ont été rapatriés – soit
environ 10% des rapatriés de ce conflit. Tous ces chiffres,
je les ai trouvés à la bibliothèque de l'hôpital
militaire du Val-de-Grâce, à Paris." Les familles,
en France, sont averties sans ménagement de la mort d'un fils,
d'un mari. Parfois, elles doivent payer les taxes, lorsque le corps
est rapatrié. Et l'auteur fait preuve d'un sens de la nuance
pour évoquer ces souffrances réelles, tandis que s'agitent
des politiciens sans aveu. On l'imagine, rencontrant des camarades
de son père et de son oncle, ou bien assise à une table,
dans un service d'archives, dépouillant des dossiers, qui évoquent
laconiquement la conduite de ses parents. Toute la matière de
l'ouvrage est constitué de ces entrelacements, entre la reconstruction
des faits de campagnes, grâce aux journaux de route des régiments,
sa propre conscience au moment où elle les lit, et le ressaisissement
d'une vie politique ponctuée par la mise en minorité de
gouvernements successifs, dans un pays qui tente de reconstruire ce
que l'occupation et les bombardements ont détruit. Il lui faut
alors tenir fermement les rênes de son enquête, alors que
la réalité qu'elle décrit est taraudée
par les contradictions et les paradoxes. Par exemple, le refus du parti
communiste français de collaborer à cette guerre, et
qui conduit à insulter les blessés, voire à caillasser
les trains qui les transportent, ou bien à saboter le matériel
militaire envoyé, mais à exiger de la part des gouvernements
que les soldes soient décentes, et les pensions revalorisées.
Mais aussi à saisir dans son ensemble le vaste mouvement qui
a gagné la Tunisie, l'Algérie, le Maroc, le Cameroun,
Madagascar, la Guinée … et qui n'est que rarement perçu à l'époque
comme une ligne de force essentielle. Un chapitre porte le titre éloquent
d'"autisme". Il décrit le refus de prendre en compte
ce mouvement d'ensemble, et il est ponctué des récits
de répression. Lorsque des mouvements se lèvent pour
demander des réformes, la France envoie plus de troupes. Et
toujours, ce constat : des générations, déjà carencées
par la pauvreté, l'Occupation, l'absence d'éducation à la
santé, sont détruites par le scorbut, les maladies tropicales,
l'absence de perspectives claires. Pour lutter contre la syphilis,
l'état-major ouvre des BMC : tel est le niveau de réponse.
Quant aux prisonniers… Sur le plan de la conscience, il n'est
pas besoin d'être grand clerc pour voir en soi se dessiner une
sorte de réversibilité des conditions, de l'oppresseur à l'opprimé,
du soldat au combattant en lutte pour l'indépendance. Et c'est
sans doute aussi sur ce point que l'ouvrage apporte une note supplémentaire à la
réflexion : loin de s'achever dans la mise en procès
et de glisser vers l'imputation d'une culpabilité trop vague
pour ne pas faire figure de mauvaise foi, il participe de l'écriture
d'une histoire qui ne se réduit pas à des statistiques, à des
masses de flux. Ces hommes aussi ont une histoire, et qui mérite
qu'on la raconte.
Variant la focale, elle rejoint le plus souvent possible le destin
des deux hommes, en particulier Clovis. Avec pudeur, elle raconte la
rencontre de ses parents, l'histoire de sa mère puis les retrouvailles
entre son père et sa propre mère, des années après
la séparation. Ce qui devient déterminant, est la construction
d'un projet, qui passe par le départ de l'armée, à partir
du moment où il pourra faire valoir ses droits à la retraite,
car les soldes, même réactualisées demeurent misérables,
alors que les ménages français connaissent un accroissement
de richesses. La progression de carrière est lente, les deux
frères se voyant reprocher systématiquement leur absence
de culture générale, malgré des conduites héroïques.
Alors que le corps se dégrade, dilacéré par de
multiples blessures, et qu'il faut rapidement quitter l'Indochine.
Pendant ce temps, dans les commissions de l'Assemblée nationale,
on discute du temps qu'il fait en Indochine. Bientôt, pourtant,
ce sera le désastre de Dien Biên Phu, et la guerre se
rappellera aux métropolitains.
Les étapes suivantes seront Saint-Louis du Sénégal,
Suez puis l'Algérie. Le livre décrit la progression vers
la catastrophe. Mais désormais, il est aussi nimbé d'une étrange
lumière : l'auteur est née en 1952 au Sénégal,
et l'histoire qu'elle poursuit est aussi devenue la sienne.
L'armée s'est mieux équipée, les opérations
sont aussi d'une rare violence, menées à coup de ripostes
et de contre ripostes, d'"actions psychologiques", qui s'inscrivent
dans une perspective cette fois tracée par l'affrontement entre
les deux blocs, et que marque au coin le désastre de Suez. Et
pendant toute la période, les troupes originaires des colonies
et les troupes supplétives continuent à être traitées
avec circonspection et condescendance, même si elles sont systématiquement
envoyées au feu, avant d'être abandonnées au sort
que l'on connaît. Hélène Erlingsen rappelle en
note combien cette condescendance méprisante est encore d'actualité : à la
suite des interrogations portées par Indigènes, le film
de Rachid Bouchareb, la pension "des 48000 titulaires étrangers
de la carte du combattant" est en moyenne de "450 euros par
AN ! La pension des invalides de guerre est portée à 700
euros maximum." L'ensemble est édifiant, mais s'insère
aussi dans un contexte où l'écriture demeure dans la
retenue, et dans l'interrogation. Mais aussi la mise à distance
de l'émotion, qui appartient en propre à l'auteur. Ainsi,
racontant la lecture du document portant déposition des témoins
de la découverte du corps de son père, elle écrit
sobrement : "je lisais, je recopiais et les larmes sont montées".
Elles lui appartiennent et font partie de son histoire. Pas de trace
d'un procédé qui viserait à entraîner le
lecteur dans son émotion à elle. Car toute l'émotion
a été retenue par la rigueur, le déploiement d'une
histoire générale, comme des variations de focale, ou
bien des récits des témoins. C'est au lecteur alors qu'il
convient de savoir désormais ce qu'il doit faire de cette histoire,
et d'y retrouver ce qui lui appartient, à lui aussi, en propre.
C'est aussi par là que l'histoire ne désinvestit pas
ses sujets et, surtout, ne les neutralise pas.
Cet ouvrage important invite ainsi à se décentrer, et à revenir,
pour ceux qui sont concernés, sur leur propre histoire familiale,
comme à se pencher sur la nature de la transmission. Et à tout
ceux qui sont nés dans ces 'ailleurs' d'une métropole
arrogante, et dont le pouvoir apparaît si vide, à interroger
la pérennité de ses (im)postures comme des manières
de taire leur propre fêlure, irrémédiable.
1 Abd el-Kader, Lettre aux Français. Notes brèves destinées à ceux
qui comprennent, pour attirer l'attention sur des problèmes essentiels,
Avant-Propos par Antoine Sfeir, Introduction et traduction par René R.
Khawam, Paris, Phébus, coll. Libretto, 2007 [1977]
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