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Études postcoloniales

   

Titre de l'article

 

date et lieu de parution

 
  Anatomie d'une monstruosité

Hélène Erlingsen, Soldats perdus. De l'Indochine à l'Algérie, dans la tourmente des guerres coloniales, Paris, Bayard, 2007

 

 
 

Si la nature des faits et le déroulement des événements qui se sont déroulés pendant les guerres d'Indochine et d'Algérie, et plus largement d'opposition aux décolonisations, ne sont plus banalisés, et si les témoignages de jeunes appelés du contingent ont fait l'objet de plusieurs recensions, il n'en demeure pas moins que du point de vue français, rares sont les études qui mettent en perspective les deux conflits, du point de vue de leurs acteurs. De surcroît, peu de traces vivantes demeurent dans la conscience collective de cette guerre sans nom en Indochine, prise entre deux autres conflits, à part l'héroïsation hyperbolique de la défaite. Mais ce dernier point vaut déjà jugement. La postcolonialité se défait bien souvent de ces histoires douloureuses, les rejetant dans l'assignation à la culpabilité des acteurs. Hélène Erlingsen, en reconstruisant minutieusement les carrières militaires de Clovis et Kleber Creste, son père et son oncle, nous enjoint de nous replonger dans cette histoire et d'entendre ce que fut le quotidien de ces "soldats perdus", égarés dans des guerres dont le sens peut-être leur échappait, mais au milieu desquelles ils conservèrent leur dignité. L'aveuglément des gouvernements ordonnateurs de ces guerres est avéré, les responsabilités et leurs inconséquences relevées, de même que l'analyse des causes, et elles constituent des champs de recherches qui ont livré des études importantes ces dernières années, comme un regard critique presque généralisé, même si certains appareils d'État ont tenté maladroitement de s'en défaire : telle loi, votée à la sauvette ; tel sinistre "discours de Dakar", pour n'évoquer que les plus récents. C'est que le temps étire la réflexion, entraîne à l'analyse, qui est toujours comme un pas de côté. Pourtant, des textes, parfois anciens, comme la Lettre aux Français d'Abd el-Kader1 – dont on célèbrera au mois de septembre 2008 le bicentenaire de la naissance –, envoyée en 1855 et demeurée sans réponse, valaient comme une mise en garde adressée à la pensée conquérante : la raison, dans sa pleine conscience, engendre aussi des monstres. Ou bien alors, elle est imparfaite, et s'est égarée. Engluée dans sa posture de surplomb des autres, jetant un regard qu'elle a longtemps considéré comme impérial alors qu'il n'était que pathétique, elle n'a pas écouté cette parole qui lui était adressée, et qui la mettait en garde contre ses propres démons. Mais en même temps, pour qui a vécu ces années, comme pour ceux dont les parents ont été profondément meurtris et ont transmis, plus ou moins distinctement, la mémoire de ces soldats perdus, depuis la seconde guerre mondiale, pour ceux qui ont traversé ces moments et ont vu le monde où ils vivaient chavirer et disparaître à jamais, la blessure demeure. Ils savent, eux, que les démons sont toujours tapis dans l'ombre.

L'histoire des frères Creste résonne de leur présence. Par une patiente recherche, Hélène Erlingsen a renoué les fils arrachés. Son père, Clovis, est mort, le 26 octobre 1958, près de la SAS où il était affecté. À la mort de Kleber, en 1990, c'est le deuil, ancien et inaccompli, qui, se réveillant, déclenche l'ouverture de la recherche : l'important, n'est pas seulement de savoir, mais ce qu'il faut faire de ce savoir. Cette recherche devient une thèse.

Nés près d'Agen, respectivement en 1927 et en 1930, Clovis et Kleber, ainsi que leur quatre frères et sœurs, voient leur père mourir en 1934, des suites des gazages dans les tranchées. Dès 9 ans, Clovis travaille, dans des abattoirs, des fermes. Les enfants sont confiés à des familles, ou bien placés en hospice, ou en orphelinat, par les embryons de services sociaux. En 1944, séparés depuis plusieurs mois, ils sont entrés tous les deux dans des maquis, et participent aux combats. L'un a 17 ans, l'autre, 14. Mentant sur leur âge, ils s'engagent dans l'armée française, qui devient, pour longtemps, leur seule famille. Kleber sera légionnaire. C'est ainsi que les plus pauvres tentent de survivre. La grande réussite de ce livre tient en ceci que le destin de ces êtres n'est jamais dissocié du récit des événements politiques, ni de l'étude d'une société qui connaît des mutations intenses dans les années de l'après-guerre, et qui, pourtant, rate l'essentiel : "l'heure de la décolonisation avait sonné", et la France reste "sourde".
Dans cette grande narration, l'errance du politique est pointée, à chaque étape, comme les jeux de force qui le travaillent et empêchent la IVème République de définir de réelles stratégies. Très vite sur le terrain de l'Indochine, les frères Creste connaissent les conditions précaires de l'armée française : peu ou pas soignée, pas équipée, assurant des missions parfois dérisoires au regard des résultats, elle connaît des pertes sévères. Mais ce n'est pas une guerre, à peine une "pacification", et l'on ne négocie pas avec des "bandits", et surtout pas leur chef, Ho Chi Minh. Surdité et aveuglement vont de pair, mais ce sont ces jeunes hommes qui en paient le prix lourd, tandis que les populations secouent le joug. Les frères Creste, qui se retrouvent, presque par hasard et parviennent à renouer le lien fraternel, en sont marqués : blessures irréversibles – les services de santé ne se préoccupent pas de la perte d'un œil par Clovis -, amibiases chroniques, et cette dépression, qui a gagné la troupe. Hélène Erlingsen donne des chiffres qui donnent le vertige, sur les pertes de poids, les soldats n'étant nourris que parcimonieusement et avec des conserves inadaptées, sur les ravages de l'alcoolisme, les taux de suicides ou les maladies. "En Indochine, durant les neuf années de campagne, le corps expéditionnaire a dû traiter 34700 cas d'affections neuropsychiatriques, qui ont nécessité 19300 hospitalisations. 240 hommes sont morts de maladies mentales et 5400 malades mentaux ont été rapatriés – soit environ 10% des rapatriés de ce conflit. Tous ces chiffres, je les ai trouvés à la bibliothèque de l'hôpital militaire du Val-de-Grâce, à Paris." Les familles, en France, sont averties sans ménagement de la mort d'un fils, d'un mari. Parfois, elles doivent payer les taxes, lorsque le corps est rapatrié. Et l'auteur fait preuve d'un sens de la nuance pour évoquer ces souffrances réelles, tandis que s'agitent des politiciens sans aveu. On l'imagine, rencontrant des camarades de son père et de son oncle, ou bien assise à une table, dans un service d'archives, dépouillant des dossiers, qui évoquent laconiquement la conduite de ses parents. Toute la matière de l'ouvrage est constitué de ces entrelacements, entre la reconstruction des faits de campagnes, grâce aux journaux de route des régiments, sa propre conscience au moment où elle les lit, et le ressaisissement d'une vie politique ponctuée par la mise en minorité de gouvernements successifs, dans un pays qui tente de reconstruire ce que l'occupation et les bombardements ont détruit. Il lui faut alors tenir fermement les rênes de son enquête, alors que la réalité qu'elle décrit est taraudée par les contradictions et les paradoxes. Par exemple, le refus du parti communiste français de collaborer à cette guerre, et qui conduit à insulter les blessés, voire à caillasser les trains qui les transportent, ou bien à saboter le matériel militaire envoyé, mais à exiger de la part des gouvernements que les soldes soient décentes, et les pensions revalorisées. Mais aussi à saisir dans son ensemble le vaste mouvement qui a gagné la Tunisie, l'Algérie, le Maroc, le Cameroun, Madagascar, la Guinée … et qui n'est que rarement perçu à l'époque comme une ligne de force essentielle. Un chapitre porte le titre éloquent d'"autisme". Il décrit le refus de prendre en compte ce mouvement d'ensemble, et il est ponctué des récits de répression. Lorsque des mouvements se lèvent pour demander des réformes, la France envoie plus de troupes. Et toujours, ce constat : des générations, déjà carencées par la pauvreté, l'Occupation, l'absence d'éducation à la santé, sont détruites par le scorbut, les maladies tropicales, l'absence de perspectives claires. Pour lutter contre la syphilis, l'état-major ouvre des BMC : tel est le niveau de réponse. Quant aux prisonniers… Sur le plan de la conscience, il n'est pas besoin d'être grand clerc pour voir en soi se dessiner une sorte de réversibilité des conditions, de l'oppresseur à l'opprimé, du soldat au combattant en lutte pour l'indépendance. Et c'est sans doute aussi sur ce point que l'ouvrage apporte une note supplémentaire à la réflexion : loin de s'achever dans la mise en procès et de glisser vers l'imputation d'une culpabilité trop vague pour ne pas faire figure de mauvaise foi, il participe de l'écriture d'une histoire qui ne se réduit pas à des statistiques, à des masses de flux. Ces hommes aussi ont une histoire, et qui mérite qu'on la raconte.

Variant la focale, elle rejoint le plus souvent possible le destin des deux hommes, en particulier Clovis. Avec pudeur, elle raconte la rencontre de ses parents, l'histoire de sa mère puis les retrouvailles entre son père et sa propre mère, des années après la séparation. Ce qui devient déterminant, est la construction d'un projet, qui passe par le départ de l'armée, à partir du moment où il pourra faire valoir ses droits à la retraite, car les soldes, même réactualisées demeurent misérables, alors que les ménages français connaissent un accroissement de richesses. La progression de carrière est lente, les deux frères se voyant reprocher systématiquement leur absence de culture générale, malgré des conduites héroïques. Alors que le corps se dégrade, dilacéré par de multiples blessures, et qu'il faut rapidement quitter l'Indochine. Pendant ce temps, dans les commissions de l'Assemblée nationale, on discute du temps qu'il fait en Indochine. Bientôt, pourtant, ce sera le désastre de Dien Biên Phu, et la guerre se rappellera aux métropolitains.

Les étapes suivantes seront Saint-Louis du Sénégal, Suez puis l'Algérie. Le livre décrit la progression vers la catastrophe. Mais désormais, il est aussi nimbé d'une étrange lumière : l'auteur est née en 1952 au Sénégal, et l'histoire qu'elle poursuit est aussi devenue la sienne.
L'armée s'est mieux équipée, les opérations sont aussi d'une rare violence, menées à coup de ripostes et de contre ripostes, d'"actions psychologiques", qui s'inscrivent dans une perspective cette fois tracée par l'affrontement entre les deux blocs, et que marque au coin le désastre de Suez. Et pendant toute la période, les troupes originaires des colonies et les troupes supplétives continuent à être traitées avec circonspection et condescendance, même si elles sont systématiquement envoyées au feu, avant d'être abandonnées au sort que l'on connaît. Hélène Erlingsen rappelle en note combien cette condescendance méprisante est encore d'actualité : à la suite des interrogations portées par Indigènes, le film de Rachid Bouchareb, la pension "des 48000 titulaires étrangers de la carte du combattant" est en moyenne de "450 euros par AN ! La pension des invalides de guerre est portée à 700 euros maximum." L'ensemble est édifiant, mais s'insère aussi dans un contexte où l'écriture demeure dans la retenue, et dans l'interrogation. Mais aussi la mise à distance de l'émotion, qui appartient en propre à l'auteur. Ainsi, racontant la lecture du document portant déposition des témoins de la découverte du corps de son père, elle écrit sobrement : "je lisais, je recopiais et les larmes sont montées". Elles lui appartiennent et font partie de son histoire. Pas de trace d'un procédé qui viserait à entraîner le lecteur dans son émotion à elle. Car toute l'émotion a été retenue par la rigueur, le déploiement d'une histoire générale, comme des variations de focale, ou bien des récits des témoins. C'est au lecteur alors qu'il convient de savoir désormais ce qu'il doit faire de cette histoire, et d'y retrouver ce qui lui appartient, à lui aussi, en propre. C'est aussi par là que l'histoire ne désinvestit pas ses sujets et, surtout, ne les neutralise pas.


Cet ouvrage important invite ainsi à se décentrer, et à revenir, pour ceux qui sont concernés, sur leur propre histoire familiale, comme à se pencher sur la nature de la transmission. Et à tout ceux qui sont nés dans ces 'ailleurs' d'une métropole arrogante, et dont le pouvoir apparaît si vide, à interroger la pérennité de ses (im)postures comme des manières de taire leur propre fêlure, irrémédiable.



1 Abd el-Kader, Lettre aux Français. Notes brèves destinées à ceux qui comprennent, pour attirer l'attention sur des problèmes essentiels, Avant-Propos par Antoine Sfeir, Introduction et traduction par René R. Khawam, Paris, Phébus, coll. Libretto, 2007 [1977]

 

 

 

  Mise à jour le : 24/01/09