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Ester Mann, Levon Minassian, Le Fil des anges, Vents d'ailleurs, La Roque d'Anthéron, 2018

Ce roman a reçu le prix Senghor du premier roman

 
 
 

La littérature est avant tout une affaire de rugosités, d’aspérités, de fil tendu au dessus des désastres quotidiens. Ce qui n’empêche pas la subtilité. C’en est même souvent un gage. Les histoires qui touchent et qui entraînent l’adhésion distanciée des lecteurs n’ont en général rien d’apaisé. Les histoires racontées semblent viser un dénouement au départ incertain, ou à un apaisement, qui ne se confond pas avec un état définitif de paix. Bien souvent aussi, on se retrouve à lire des histoires de famille, parce que c’est dans cet environnement que se répand la tragédie, d’ordinaire. Ou bien c’est là qu’elle retient notre attention.

Dans Le Fil des anges, Ester Mann et Levon Minassian emportent le lecteur dans un pays mal en point, l’Arménie du 21e siècle, et où un homme âgé, Vazguen, tente de sauver l’art ancien des danseurs sur le fil, les pahlevan. Mais il est des formes culturelles anciennes comme de nombreuses espèces biologiques : elles ne résistent pas au laminage de la modernité. Il est le dernier, trop vieux pour monter sur la corde. Alors il cherche un apprenti qu’il initiera puis formera à cet art ancien. Dans l’Arménie d’après le séisme de 1988, il le recherche sans attache familiale, dans les orphelinats. Il y a quelque chose de l’élu au départ : « … la peur est dans leur coeur.Un enfant capable de marcher sur une corde, ça se voit tout de suite. C’est un don de Dieu. Il l’a ou il ne l’a pas ». Il ne s’agit pas seulement de marcher sur la corde, mais jouer et déjouer l’équilibre précaire avec un grand balancier, et de danser, de sauter, de faire vibrer la corde au rythme d’un tambourin et au son d’un instrument à hanche, la zourma.

C’est un art qui vient du fond des âges, qui est antérieur même à la christianisation de la contrée, et qui a à voir avec les tréfonds les plus archaïques de l’arménité. Il vient des temps quand les dieux et les êtres humains étaient souvent confondus avec des anges. Mais Vazguen ne trouve pas. Sauf un soir de neige, une petite fille, obstinée, Tamar. Or la tradition répète à l’envi que l’art du pahlevan est exclusivement masculin. Il suffira de grimer la fille et de placer sa féminité en retrait. Ça pourrait marcher. Ce n’est pas la seule histoire de ce roman âpre, et dont le décor est grandiose comme le sont les paysages traversés par les deux personnages au cours de leurs pérégrinations vers les villages, les monastères, les fêtes religieuses. L’art de danser sur le fil est aussi le gagne pain des deux, le grand-père bougon et la petite fille aux secrets.

Le premier d’entre eux est qu’elle ne serait pas vraiment orpheline, qu’elle aurait une mère. Cette présence, c’est comme une ancienne veilleuse à la flamme fragile que l’enfant entoure de ses paumes durcies et gercées par le travail quotidien sur le fil. Un courant d’air plus méchant que le vent de la plaine pourrait la souffler et alors cette présence intérieure vacillerait. Mais Tamar est tenace. Quand elle danse, elle permet à chacun d’élever son regard. Ici, les anges montent et dansent en sautant vers les cieux, toujours plus haut, dans une quête sans fin, comme une réponse à un appel, comme cette disponibilité à soi-même que demande Vazguen à Tamar, qui rêve quand même de lumière et de cirque, au lieu de ces lieux médiocres, de ces villages perdus, où seuls les vieux restent dehors les soirs d'été. Les autres sont collés à la télévision devant un film pornographique. Parfois, ainsi, l’ange fait une chute. En fait c’est tout le monde autour de lui qui s’est écroulé. C’est l’Arménie qui a survécu au séisme de 1988, à la disparition de l’Union Soviétique et de son appétence pour la culture. Le monde ancien s’est délité. C’est un désastre continu qui dessine l’arrière plan du roman. Un pays exsangue, désormais aminé par des failles multiples, qui sont sans doute aussi les nôtres, plus prononcées, plus radicales : désir éperdu de modernité, sans l’imposition sociale ni économique, des conditions de celle-ci ; désir d’enrichissement alors, de consommation ; acrimonie des relations entre les êtres et des rapports sociaux ; fuites alcooliques. Les jeunes s’en vont vers les dollars et les autres restent, partagés entre ceux qui pratiquent encore une solidarité quotidienne et ceux qui n’en peuvent plus. Il n’est pas simple alors à Vazguen de se battre pour faire perdurer, encore et encore, l’art très-ancien, de l’incarner dans le corps et l’esprit d’une fillette qui grandit et passe de moins en moins pour un garçon, malgré la pauvreté, la rudesse de l’hiver, les poussières de l’été, et toutes ces haines recuites par la vie quotidienne. La résistance de la petite fille à cette formation entière, qui est comme une métaphore du chemin à suivre pour parvenir à la disponibilité à l’écriture, ne la détourne cependant pas de sa voie étroite. Il faut faire vivre déjà une parentalité improbable. Si elle rêve des lumières du cirque, Tamar cherche aussi à prouver qu’elle peut devenir le pahlevan céleste dont rêve Vazguen.

Et elle cherche sa mère. Ce qui suscite l’émotion à la lecture, c’est la manière de ne pas faire lien de façon directe et univoque entre toutes ces tracées et de donner à éprouver plusieurs rythmes à la fois et qui se superposent, comme de déjouer ainsi les désirs de régularité du lecteur, de mettre à mal sa tranquillité, on le sait pourtant souvent contrefaite. Ester Mann et Levon Minassian nous offrent cette indécidabilité entre mode majeur et mineur, entre euphorie et dysphorie si l’on préfère et qui est à mon sens la plus nécessaire des exigences littéraires. Les anges n’ont que faire de la voie droite.

 

 

 

  Mise à jour le : 5/10/19      
   

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