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Titre de l'article

 

date et lieu de parution

 
  Note de Lecture : Le Fils de l'arbre de Libar Fofana, Paris, Gallimard, coll. Continents noirs, 2004

Notre Librairie, N°156

 

 
 

Partir, quitter le pays muselé – la Guinée -, la terre, le village, le groupe, le clan, la famille, se dégager de toute dépendance : quarante ans auparavant, Bakari a trouvé le salut dans une fuite éperdue. C’est qu’à Conakry, où il est à l’école, il a découvert que d’autres vies étaient possibles, et que son mariage, célébré en son absence, se refermait sur lui comme une nasse. Il aurait même charge de famille : Bintou a déjà un fils, Youssoufou, et le père de Bakari, ancien mineur d’or, est en train de mourir. Il faudrait prendre en charge tout le groupe, sa mère, son frère, Siaka, qui est handicapé, cultiver le champ de sorgho. La tradition impose cette tâche, l’autorité des anciens en est la gardienne. Mais il s’enfuit. Le voici pourtant qui revient, et qu’il faut faire le décompte des malheurs provoqués par cette fuite. Est-il possible de réparer ? Et cette réparation ne risque-t-elle pas d’entraîner d’autres malheurs ?
Il y aurait deux façons de raconter des histoires : la première est traditionnelle, fondée sur la transmission orale, prise en charge par les griots. Mais cette façon est devenue fatigante, coupée de multiples dérives, souvent grandiloquentes, dans l’éloge comme dans le dénigrement. On demande au griot d’abréger. Et puis, il y en a une autre, moderne, décalée par rapport à toute la culture des anciens, comparable à un tissu relevé d’une broderie simple, l’écriture. Le roman de Libar Fofana est tout entier construit par cette confrontation, qui est la marque même des bouleversements culturels que le départ puis le retour du héros aura entraînés. L’écriture déplace le regard : elle conçoit la description des espaces, désigne l’entrebâillement entre les mots et la réalité, autant que la rencontre des langues. Elle rend possible le développement d’un temps non linéaire, et d’une narration fondée sur le temps du souvenir. Un élément très concret figure cette opposition : dans le train qui emmène le jeune Bakari vers les confins du pays, il est pris en charge par une femme, Siréba, qui se fait passer pour sa tante. Elle brode un mouchoir. L’intervention autoritaire d’un soldat soupçonneux lui fait rater une maille, qu’elle ne peut reprendre : « Les belles choses ont besoin de temps ». Quarante ans plus tard, Bakari offre à Youssoufou, ce fils qu’il apprend à connaître, le mouchoir. Toutes les conversations entre les deux hommes tournent autour de cette question : en quoi les livres peuvent-ils permettre de vivre mieux ? Et quelles sont ces améliorations que la modernité porte en elle ? Depuis le bord du fleuve, Bakari revient sur cet ailleurs marseillais qui a su l’accueillir, l’intégrer, mais dont il se sent encore tout de même à distance, même si, là-bas, il a Anna. Le voici presque en mesure de demeurer, et de prendre en charge, le temps passé, l’héritage recueilli. Mais ce serait trop simple de nier ainsi le départ initial : la réparation n’est pas possible, car la tradition, et l’appât du gain, reprennent le dessus. Il y a une sombre histoire de trésor, dans cet héritage. Youssoufou est assassiné, Bintou meurt, dans les bras de Bakari. Et puis, il y a surtout Anna, qui inquiète, est venue le retrouver. Pendant le voyage, dans un camion, elle assiste une femme mourante, qui lui remet un mouchoir, le même que celui de Bakari. Mais celui-ci est sans accroc. Le temps a passé : l’écriture a permis d’amender l’entaille. Il devient possible de vivre à la fois à Marseille et à Djoulabougou. De retour chez eux, alors qu’Anna lit un livre de Ziegler, probablement consacré au pillage de l’Afrique, une lettre arrive du village. La vie a repris, et Bakari, devenu « un autre homme, pareil à un vase qui s’est brisé et qu’on a recollé », le plus ancien du village, accepte, désormais, la parenté qui lui est octroyée. Il s’est vraiment enrichi.


Yves Chemla

 

 

 

  Mise à jour le : 24/01/09