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Partir,
quitter le pays muselé – la Guinée -, la terre,
le village, le groupe, le clan, la famille, se dégager de toute
dépendance : quarante ans auparavant, Bakari a trouvé
le salut dans une fuite éperdue. C’est qu’à
Conakry, où il est à l’école, il a découvert
que d’autres vies étaient possibles, et que son mariage,
célébré en son absence, se refermait sur lui comme
une nasse. Il aurait même charge de famille : Bintou a déjà
un fils, Youssoufou, et le père de Bakari, ancien mineur d’or,
est en train de mourir. Il faudrait prendre en charge tout le groupe,
sa mère, son frère, Siaka, qui est handicapé, cultiver
le champ de sorgho. La tradition impose cette tâche, l’autorité
des anciens en est la gardienne. Mais il s’enfuit. Le voici pourtant
qui revient, et qu’il faut faire le décompte des malheurs
provoqués par cette fuite. Est-il possible de réparer ?
Et cette réparation ne risque-t-elle pas d’entraîner
d’autres malheurs ?
Il y aurait deux façons de raconter des histoires : la première
est traditionnelle, fondée sur la transmission orale, prise en
charge par les griots. Mais cette façon est devenue fatigante,
coupée de multiples dérives, souvent grandiloquentes,
dans l’éloge comme dans le dénigrement. On demande
au griot d’abréger. Et puis, il y en a une autre, moderne,
décalée par rapport à toute la culture des anciens,
comparable à un tissu relevé d’une broderie simple,
l’écriture. Le roman de Libar Fofana est tout entier construit
par cette confrontation, qui est la marque même des bouleversements
culturels que le départ puis le retour du héros aura entraînés.
L’écriture déplace le regard : elle conçoit
la description des espaces, désigne l’entrebâillement
entre les mots et la réalité, autant que la rencontre
des langues. Elle rend possible le développement d’un temps
non linéaire, et d’une narration fondée sur le temps
du souvenir. Un élément très concret figure cette
opposition : dans le train qui emmène le jeune Bakari vers
les confins du pays, il est pris en charge par une femme, Siréba,
qui se fait passer pour sa tante. Elle brode un mouchoir. L’intervention
autoritaire d’un soldat soupçonneux lui fait rater une
maille, qu’elle ne peut reprendre : « Les
belles choses ont besoin de temps ». Quarante ans
plus tard, Bakari offre à Youssoufou, ce fils qu’il apprend
à connaître, le mouchoir. Toutes les conversations entre
les deux hommes tournent autour de cette question : en quoi les
livres peuvent-ils permettre de vivre mieux ? Et quelles sont ces
améliorations que la modernité porte en elle ? Depuis
le bord du fleuve, Bakari revient sur cet ailleurs marseillais qui a
su l’accueillir, l’intégrer, mais dont il se sent
encore tout de même à distance, même si, là-bas,
il a Anna. Le voici presque en mesure de demeurer, et de prendre en
charge, le temps passé, l’héritage recueilli. Mais
ce serait trop simple de nier ainsi le départ initial :
la réparation n’est pas possible, car la tradition, et
l’appât du gain, reprennent le dessus. Il y a une sombre
histoire de trésor, dans cet héritage. Youssoufou est
assassiné, Bintou meurt, dans les bras de Bakari. Et puis, il
y a surtout Anna, qui inquiète, est venue le retrouver. Pendant
le voyage, dans un camion, elle assiste une femme mourante, qui lui
remet un mouchoir, le même que celui de Bakari. Mais celui-ci
est sans accroc. Le temps a passé : l’écriture
a permis d’amender l’entaille. Il devient possible de vivre
à la fois à Marseille et à Djoulabougou. De retour
chez eux, alors qu’Anna lit un livre de Ziegler, probablement
consacré au pillage de l’Afrique, une lettre arrive du
village. La vie a repris, et Bakari, devenu « un
autre homme, pareil à un vase qui s’est brisé et
qu’on a recollé », le plus ancien du
village, accepte, désormais, la parenté qui lui est octroyée.
Il s’est vraiment enrichi.
Yves Chemla
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