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Etudes haïtiennes

   

Titre de l'article

 

date et lieu de parution

 
  Interview de Franketienne

Notre Librairie, Paris, 199, nę133

 

 
 

De passage à Paris pour présenter son dernier ouvrage, Franketienne a accordé à Daniel Pujol et Yves Chemla un entretien.

Est-il possible de commencer notre dialogue par un rappel du commencement de votre écriture ?

J'ai commencé à fréquenter le groupe Haïti Littéraire dans les années 60. C'était un groupe de jeunes qui avait décidé de rompre avec l'écriture traditionnelle, et qui publiait une revue, Haïti Littéraire. Ce n'était pas une école mais une rencontre de jeunes écrivains. Cela se passait au début de la période duvaliériste. De cette rencontre allait jaillir une pléiade d'écrivains : Anthony Phelps, René Philoctète, Serge Legagneur, Roland Morisseau, Gérald Etienne. Et moi, qui n'était pas encore un écrivain. J'avais plutôt la vocation de le devenir, par admiration pour ces ainés (ils avaient entre 25 et 28 ans, et moi j'en avais 20). La majeure partie du groupe est partie en exil. Je suis resté, je ne sais pas si c'est par bravoure ou par attachement. J'étais diplômé de l'Institut des Hautes Etudes Internationales, déjà professeur. J'aurais pu trouver un contrat au Canada ou en Afrique, mais je suis resté. Je suis resté par hasard. J'ai fait paraître mes premiers recueils, en 1964 et 1965. Coup sur coup, quatre recueils. J'ai quelques regrets avec le recul d'avoir publié si tôt, car je me suis rendu compte, quatre ou cinq ans plus tard, que si, à l'époque, j'avais une vocation, l'écriture, elle, est une vocation. Il n'y a pas de poète né. Ma première oeuvre, Chevaux de l'avant-jour, republiée depuis dans la revue Dérives, laissait pressentir les formes d'écritures vers lesquelles j'allais m'acheminer des années plus tard. J'ai ensuite vite pensé écrire un roman dans le cadre d'un moule théorique qui allait devenir la spirale. J'ai écrit aussi grâce à une très grande dame haïtienne, Marie Chauvet, l'auteur, entre autres, de la trilogie, Amour, Colère, Folie, publiée chez Gallimard. Sur le plan de l'expression littéraire, elle est la femme haïtienne écrivain par excellence. Marie a cru voir dans les Chevaux de l'avant-jour, l'annonce d'une écriture éclatée. C'est depuis cette époque que ma poésie s'intègre complètement à ma prose. En 1968, je publie Mûr à crever. Jusqu'en 1972, je vis l'incubation de l'oeuvre majeure du spiralisme : Ultravocal. Complexité, opacité, incertitude, ont été les ferments de cette création. Ensuite vint cette expérience de la langue créole qu'est Dezafi.

Votre écriture dépasse de loin le cadre local et géopolitique. Comment l'articulez-vous à la pensée de l'universel ?

C'est une question à laquelle il est très difficile de répondre : il me faut adopter à la fois la position de l'observateur et la place de l'acteur. J'ai toujours été fasciné par la multi-dimensionnalité de la personne humaine. J'ai été professeur de physique et de mathématiques. Avant de m'intéresser à la littérature, j'ai été un lecteur vorace de théories physiques, notamment celles d'Einstein. J'ai constaté dans mes lectures d'Einstein que ce dernier n'était pas allé au bout de ses théories et qu'il a fallu attendre ses continuateurs pour que ceux-ci, dans une sorte de meurtre du père, accomplissent les linéaments de la physique einsteinienne. J'ai pris conscience de l'importance du phénomène du chaos dans tous les aspects de la vie, que le chaos était une constante et non une excepion, que les lueurs de rationnalité étaient des exceptions. C'est ce constat et cette découverte, renforcés par mes lectures scientifiques qui m'ont permis cet acheminement vers cette forme littéraire de la spirale. A cette époque je fréquentais aussi beaucoup les cérémonies vaudoues, ce qui me permettait de sortir du carcan familial tout en me rattachant à mes origines, à leurs traditions, car ma grand-mère était mambo à Saint-Marc. Ma mère était aussi mambo, ét elle était souvent chevauchée par des loas en ma présence. Parallèlement à la fréquentation du vaudou, je me suis intéressé aux grands textes mystiques et j'ai découvert le taoïsme, le zen. J'ai perçu ce qui rapprochait ces textes de ceux des grands physiciens modernes.

N'y a-t-il pas ainsi un paradoxe dans votre projet d'écriture : alors que vous n'avez jamais quitté Haïti, votre oeuvre est marquée par un souci d'ouverture, qu'on ne perçoit pas en revanche d'emblée chez d'autres écrivains cosmopolites comme Roumain ou Alexis ?

J'ai effectivement vécu un enfermement qui a été source d'angoisse existencielle, une angoisse qui a rejailli sur l'écriture. C'est au moment où je ne pouvais pas laisser Haïti que j'accomplissais des voyages imaginaires non seulement dans l'écriture et dans la lecture mais également dans les rêves. Savez-vous que la première fois que j'ai pris l'avion, c'était pour aller à Miami. Trois jours après j'étais à New York où j'ai servi de guide dans Manhattan à des parents qui y vivaient depuis quinze ans sans pouvoir encore parfaitement s'y orienter. L'intellectuel dispose de quantités d'outils qui lui permettent de connaître le monde. Le paysan haïtien, lui, accomplit des voyages oniriques. Il y a des vaudouisants qui prétendent voyager au fond de la mer où à travers des galaxies en y découvrant des paysages plus riches que ceux que j'ai observés à travers les capitales du monde. J'ai fait tous les voyages parce que l'enfermement était systématique en Haïti. Il y avait cette boulimie de posséder tout ce qui existait sur la planète, de l'intérioriser, de le bouffer. Quand je suis venu à Paris pour la première fois, c'était la même chose. J'avais le cinéma, j'avais les livres. J'entrais dans les magasins avec les acteurs. Je me suis senti citoyen de l'univers, et le pas a été vite franchi dans l'écriture. C'est-à-dire éclater ce corset, ce ghetto de l'indigénisme parti à la recherche de l'identité haïtienne comme si celle-ci avait été enfermée dans une boîte qu'on ouvrait pour dire : "Voilà l'homme haïtien". Il n'y a pas d'homme haïtien, il n'y a pas d'homme martiniquais, il n'y a pas d'homme guadeloupéen ! Quand on parle de quête d'identité, on oublie que la quête implique une recherche, une création. Il y a un homme haïtien à créer, il y a un homme antillais à créer, et cette création dynamique est inscrite dans l'histoire. Cette quête va du présent vers l'avenir. Les indigénistes sont des passéistes. J'ai vécu le corset duvaliérien qui se réclamait du nationalisme et de l'africanité. On a inventé cet homme haïtien, ce vaudouisant aux cheveux crépus. Je respecte l'autre. Moi aussi, je suis un nègre, un nègre à la peau claire, mais un nègre quand même. Cependant, je me suis toujours considéré comme un citoyen de la terre, et je refuse que mon écriture soit enfermée dans un certain provincialisme. Ainsi le vaudou, qui traverse en profondeur le vécu du peuple haïtien et c'est ainsi qu'il agit dans mon oeuvre et en particulier dans mon oeuvre en créole. Il y a un ronf créole dans mes oeuvres en français. Ronf, c'est la musique en créole. C'est un terme qui ferait plaisir à mes amis Chamoiseau et Confiant. Mais c'est dans mes écrits en créole et en particulier Dezafi et la spirale Adjanomelezo qu'on l'entend.

Vous prononcez le terme de spirale. Qu'entendez-vous par là, vous et vos amis René Philoctète et Jean-Claude Fignolé ?


Il y a une nette différence entre roman et spirale, même s'il y a eu flottement dans la désignation des des textes. Je crois que j'aurais pu appeler outes mes oeuvres après Mûr à crever, spirales. La spirale est un genre total où je me permets de passer de la poésie à une atmosphère romanesque ou à une scène de théâtre. Mais on peut écrire un poème spirale, un roman spirale. La spirale est une oeuvre ouverte au sens où l'a décrite Umberto Eco. De même qu'on peut avoir une oeuvre picturale qui est spirale. La physique moderne a montré qu'il n'y a ni temps ni espace enfermés quelque part, mais qu'il y a un continuum appelé espace-temps. C'est dans cette approche de l'ouverture que se déploie la modernité dynamique. Revenons un instant, si vous le voulez bien sur la place du vaudou et de la langue créole haïtienne dans votre écriture. Dans mon oeuvre en créole, Dezafi se situe bien entendu à l'intérieur de l'espace vaudou. Quant à Adjomelezo, c'est une texte Guédé, avec ce côté non seulement paillard, mais aussif subversif, car le dieu Guédé est le dieu qui dénonce, c'est celui de la dissidence au sein du panthéon vaudou. Justement, dans ce contexte, on se souvient que Papa Doc a fait de l'acoutrement du Guédé son masque. On peut se demander si cela ne l'a pas en partie permis de tenir le pouvoir, en remplissant une position fondamentale dans l'économie sociale haïtienne, en prenant la place de Baron Samedi. Il faut ici mener un travail d'extrapolation. Toute dictature qui dure finit par rencontrer la culture d'un peuple et se confondre avec elle. François Duvalier était un médecin, un anthropologuie. Il possédait les clés du fonctionnement de la société haïtienne. Il a produit des textes dans un contexte particulier, celui de l'occupation américaine et juse après. Il a été avec Lorimer Denis et Carl Bois, le fondateur de la revue Les Griots. Ensuite, Duvalier a été vaudouisant. Il était Kanzo. Il est rentré avec Lorimer Denis à l'intérieur du vaudou. Il y a là un certain déterminisme : ce personnage qui se déguisera en public et peut-être chez lui en Baron Samedi avait depuis sa naissance une voix nasillarde. Il s'est vu président de la république sur les bancs de l'école. Il déclarait souvent qu'avec lui le peuple marcherait à la baguette. N'oublions pas qu'au plus fort de sa puissance, il a bénéficié de l'appui des masses populaires. Bien entendu, Duvalier a misé, pour sa campagne sur les paterfamilias des Lakou. J'en suis témoin, j'ai vécu la mascarade de la prise du pouvoir. J'ai vu les paysans traverser les villes de province et Port-au-Prince, apporter leur soutien à François Duvalier. Je refuse ce regard naïf qui présente le peuple comme toujours beau et toujours gentil. Il ne faut jamais oublier que les têtes de pas mal de militants revenus de Prague ou de Paris ont été tranchées par la machette paysanne. Les gens ont marché jusqu'au moment où le ressort s'est cassé. Je ne veux pas cracher sur mon peuple. Je sais qu'il a été en partie zombifié et dans Dezafi, Zofer représente le zombificateur et Sultana est mon île qui a donné le sel par amour. Vous remarquerez que Dezafi ne débouche pas sur la Révolution, mais sur le dechoukaj3 dont les conséquences chaotiques perdurent jusqu'à maintenant. Mais l'oeuvre observe et dénonce cet ouvrage. L'Oiseau schizophone contient des parties très dures sur cet ancrage populaire.

Cette critique ne se trouve-t-elle pas dans l'aspect carnavalesque et jubilatoire ? Mais à l'opposé du carnaval où tout le monde retrouve sa place une fois clos le déferlement, bizarrement, les mots dont vous vous emparez ont besoin d'être encore retraités, et on passe par une transformation du vocabulaire et de la lisibilité parfaite à un espace littéraire de plus en plus opaque et indécis. Pouvons nous explorer cette dimension paradoxale : l'écriture est à la fois une écriture contre les guédés, les vlinbindingues, les zombificateurs et une écriture guédé.

En effet, l'élément décisif chez moi est ce traitement jubilatoire des mots qui remet en cause les structures d'une société. Je suis arrivé dans L'Oiseau schizophone à la limite extrême, l'écriture du cri. Cela me relie au Joyce de Finnegan's Wake. Ce qui pour moi qui ai vécu d'abord la langue de bois des politiciens haïtiens, celle de Duvalier qui, dans ses discours rabâchait toute cette littérature aux relents bergsoniens du supplément d'âme et de la transcendance est décisif. Et après le dechoukaj, j'ai vécu la continuation de cette langue de coton comme si les contestataires de Duvalier avaient utilisé une image de l'homme politique que le dictateur leur avait taillée sur mesure. C'est pour ça que dans la période de gestation de L'Oiseau schizophone, j'ai vécu avec la conscience que les mots avaient perdu leur sens. La possible impuissance de la parole a été ma préoccupation principale lors de l'écriture de ce texte. Je reste convaincu -et c'est mon utopie- que si la littérature ne donne à manger à personne, elle permet d'apprendre à planter un champ de blé. Le pain viendra après. Malgré le reproche que l'on me fait d'un certain hermétisme, je reste convaincu qu'un texte littéraire est une petite étincelle qui permet de retrouver l'Autre, pas forcément le voisin, mais un autre quelconque sur la surface de la terre. C'est pour cela que je n'ai d'autre choix que me taire ou continuer sur la voie de la perversion des mots. Si d'autres sont capables de tuer, et bien laissez-moi massacrer les mots. Je n'ai rien contre ceux qui choisissent la transparence mais pour moi la littérature est l'affirmation d'une individualité. Voilà pourquoi, dans L'Oiseau schizophone, je me suis méfié de toute tradition et le texte est devenu le lieu d'une affirmation plurielle, reconnue par certains, alors que pour d'autres, aussi bien en Haïti qu'ailleurs, L'Oiseau schizophone est la production d'un fou. En Haïti, je suis un mythe. Ou bien Franketienne c'est la poubelle, ou bien c'est le septième ciel. Il n'y a pas de regard objectif sur mon oeuvre en Haïti. Au moins, je ne laisse personne froid.

Il est étonnant de voir combien d'écrivains du tiers monde ont une image populaire beaucoup plus enviable que celle de nombreux écrivains occidentaux.

Votre très juste remarque me rappelle une anecdote. A la mi 94, je sors de la banque, un matin. Une cariole passe sur la route, une de ces carioles remplies de sacs de riz, de cabris qui bèlent, de poulets accrochés la tête en bas et de paysans. Je me dirige vers ma voiture, quand j'entends derrière moi une voix féminine crier : "Mwen vlé wé mouch !" ("J'ai envie de voir des mouches"), qui est une phrase de ma pièce Pelintet. En Haïti, cette phrase, c'est Franketienne. Je me retourne et je vois une paysanne, le visage luisant de sueur, qui reprend : "Mwen vlé wé mouch ! Alors, Franck, quand est-ce que tu nous donnes autre chose ?" J'ai répondu : "A bientôt. Mba ou yon bagay !". Je me suis retrouvé dans ma voiture sidéré et rempli de joie. Voilà une paysanne analphabète qui me reconnaît. C'est la plus belle chose qui puisse m'arriver.


Interview réalisée par Yves Chemla et Daniel Pujol

 

 

 

  Mise à jour le : 24/01/09