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De passage à Paris pour présenter son dernier ouvrage,
Franketienne a accordé à Daniel Pujol et Yves Chemla un
entretien.
Est-il possible de commencer notre dialogue
par un rappel du commencement de votre écriture ?
J'ai commencé à fréquenter le groupe Haïti
Littéraire dans les années 60. C'était un groupe
de jeunes qui avait décidé de rompre avec l'écriture
traditionnelle, et qui publiait une revue, Haïti Littéraire.
Ce n'était pas une école mais une rencontre de jeunes
écrivains. Cela se passait au début de la période
duvaliériste. De cette rencontre allait jaillir une pléiade
d'écrivains : Anthony Phelps, René Philoctète,
Serge Legagneur, Roland Morisseau, Gérald Etienne. Et moi, qui
n'était pas encore un écrivain. J'avais plutôt la
vocation de le devenir, par admiration pour ces ainés (ils avaient
entre 25 et 28 ans, et moi j'en avais 20). La majeure partie du groupe
est partie en exil. Je suis resté, je ne sais pas si c'est par
bravoure ou par attachement. J'étais diplômé de
l'Institut des Hautes Etudes Internationales, déjà professeur.
J'aurais pu trouver un contrat au Canada ou en Afrique, mais je suis
resté. Je suis resté par hasard. J'ai fait paraître
mes premiers recueils, en 1964 et 1965. Coup sur coup, quatre recueils.
J'ai quelques regrets avec le recul d'avoir publié si tôt,
car je me suis rendu compte, quatre ou cinq ans plus tard, que si, à
l'époque, j'avais une vocation, l'écriture, elle, est
une vocation. Il n'y a pas de poète né. Ma première
oeuvre, Chevaux de l'avant-jour, republiée depuis dans
la revue Dérives, laissait pressentir les formes d'écritures
vers lesquelles j'allais m'acheminer des années plus tard. J'ai
ensuite vite pensé écrire un roman dans le cadre d'un
moule théorique qui allait devenir la spirale. J'ai écrit
aussi grâce à une très grande dame haïtienne,
Marie Chauvet, l'auteur, entre autres, de la trilogie, Amour,
Colère, Folie, publiée chez Gallimard. Sur
le plan de l'expression littéraire, elle est la femme haïtienne
écrivain par excellence. Marie a cru voir dans les Chevaux
de l'avant-jour, l'annonce d'une écriture éclatée.
C'est depuis cette époque que ma poésie s'intègre
complètement à ma prose. En 1968, je publie Mûr
à crever. Jusqu'en 1972, je vis l'incubation de l'oeuvre
majeure du spiralisme : Ultravocal. Complexité, opacité,
incertitude, ont été les ferments de cette création.
Ensuite vint cette expérience de la langue créole qu'est
Dezafi.
Votre écriture dépasse de loin
le cadre local et géopolitique. Comment l'articulez-vous à
la pensée de l'universel ?
C'est une question à laquelle il est très difficile de
répondre : il me faut adopter à la fois la position de
l'observateur et la place de l'acteur. J'ai toujours été
fasciné par la multi-dimensionnalité de la personne humaine.
J'ai été professeur de physique et de mathématiques.
Avant de m'intéresser à la littérature, j'ai été
un lecteur vorace de théories physiques, notamment celles d'Einstein.
J'ai constaté dans mes lectures d'Einstein que ce dernier n'était
pas allé au bout de ses théories et qu'il a fallu attendre
ses continuateurs pour que ceux-ci, dans une sorte de meurtre du père,
accomplissent les linéaments de la physique einsteinienne. J'ai
pris conscience de l'importance du phénomène du chaos
dans tous les aspects de la vie, que le chaos était une constante
et non une excepion, que les lueurs de rationnalité étaient
des exceptions. C'est ce constat et cette découverte, renforcés
par mes lectures scientifiques qui m'ont permis cet acheminement vers
cette forme littéraire de la spirale. A cette époque je
fréquentais aussi beaucoup les cérémonies vaudoues,
ce qui me permettait de sortir du carcan familial tout en me rattachant
à mes origines, à leurs traditions, car ma grand-mère
était mambo à Saint-Marc. Ma mère était
aussi mambo, ét elle était souvent chevauchée par
des loas en ma présence. Parallèlement à la fréquentation
du vaudou, je me suis intéressé aux grands textes mystiques
et j'ai découvert le taoïsme, le zen. J'ai perçu
ce qui rapprochait ces textes de ceux des grands physiciens modernes.
N'y a-t-il pas ainsi un paradoxe dans votre
projet d'écriture : alors que vous n'avez jamais quitté
Haïti, votre oeuvre est marquée par un souci d'ouverture,
qu'on ne perçoit pas en revanche d'emblée chez d'autres
écrivains cosmopolites comme Roumain ou Alexis ?
J'ai effectivement vécu un enfermement qui a été
source d'angoisse existencielle, une angoisse qui a rejailli sur l'écriture.
C'est au moment où je ne pouvais pas laisser Haïti que j'accomplissais
des voyages imaginaires non seulement dans l'écriture et dans
la lecture mais également dans les rêves. Savez-vous que
la première fois que j'ai pris l'avion, c'était pour aller
à Miami. Trois jours après j'étais à New
York où j'ai servi de guide dans Manhattan à des parents
qui y vivaient depuis quinze ans sans pouvoir encore parfaitement s'y
orienter. L'intellectuel dispose de quantités d'outils qui lui
permettent de connaître le monde. Le paysan haïtien, lui,
accomplit des voyages oniriques. Il y a des vaudouisants qui prétendent
voyager au fond de la mer où à travers des galaxies en
y découvrant des paysages plus riches que ceux que j'ai observés
à travers les capitales du monde. J'ai fait tous les voyages
parce que l'enfermement était systématique en Haïti.
Il y avait cette boulimie de posséder tout ce qui existait sur
la planète, de l'intérioriser, de le bouffer. Quand je
suis venu à Paris pour la première fois, c'était
la même chose. J'avais le cinéma, j'avais les livres. J'entrais
dans les magasins avec les acteurs. Je me suis senti citoyen de l'univers,
et le pas a été vite franchi dans l'écriture. C'est-à-dire
éclater ce corset, ce ghetto de l'indigénisme parti à
la recherche de l'identité haïtienne comme si celle-ci avait
été enfermée dans une boîte qu'on ouvrait
pour dire : "Voilà l'homme haïtien". Il n'y a pas d'homme
haïtien, il n'y a pas d'homme martiniquais, il n'y a pas d'homme
guadeloupéen ! Quand on parle de quête d'identité,
on oublie que la quête implique une recherche, une création.
Il y a un homme haïtien à créer, il y a un homme
antillais à créer, et cette création dynamique
est inscrite dans l'histoire. Cette quête va du présent
vers l'avenir. Les indigénistes sont des passéistes. J'ai
vécu le corset duvaliérien qui se réclamait du
nationalisme et de l'africanité. On a inventé cet homme
haïtien, ce vaudouisant aux cheveux crépus. Je respecte
l'autre. Moi aussi, je suis un nègre, un nègre à
la peau claire, mais un nègre quand même. Cependant, je
me suis toujours considéré comme un citoyen de la terre,
et je refuse que mon écriture soit enfermée dans un certain
provincialisme. Ainsi le vaudou, qui traverse en profondeur le vécu
du peuple haïtien et c'est ainsi qu'il agit dans mon oeuvre et
en particulier dans mon oeuvre en créole. Il y a un ronf créole
dans mes oeuvres en français. Ronf, c'est la musique en
créole. C'est un terme qui ferait plaisir à mes amis Chamoiseau
et Confiant. Mais c'est dans mes écrits en créole et en
particulier Dezafi et la spirale Adjanomelezo qu'on l'entend.
Vous prononcez le terme de spirale. Qu'entendez-vous par là,
vous et vos amis René Philoctète et Jean-Claude Fignolé
?
Il y a une nette différence entre roman et spirale, même
s'il y a eu flottement dans la désignation des des textes. Je
crois que j'aurais pu appeler outes mes oeuvres après Mûr
à crever, spirales. La spirale est un genre total où
je me permets de passer de la poésie à une atmosphère
romanesque ou à une scène de théâtre. Mais
on peut écrire un poème spirale, un roman spirale. La
spirale est une oeuvre ouverte au sens où l'a décrite
Umberto Eco. De même qu'on peut avoir une oeuvre picturale qui
est spirale. La physique moderne a montré qu'il n'y a ni temps
ni espace enfermés quelque part, mais qu'il y a un continuum
appelé espace-temps. C'est dans cette approche de l'ouverture
que se déploie la modernité dynamique. Revenons un instant,
si vous le voulez bien sur la place du vaudou et de la langue créole
haïtienne dans votre écriture. Dans mon oeuvre en créole,
Dezafi se situe bien entendu à l'intérieur de l'espace
vaudou. Quant à Adjomelezo, c'est une texte Guédé,
avec ce côté non seulement paillard, mais aussif subversif,
car le dieu Guédé est le dieu qui dénonce, c'est
celui de la dissidence au sein du panthéon vaudou. Justement,
dans ce contexte, on se souvient que Papa Doc a fait de l'acoutrement
du Guédé son masque. On peut se demander si cela ne l'a
pas en partie permis de tenir le pouvoir, en remplissant une position
fondamentale dans l'économie sociale haïtienne, en prenant
la place de Baron Samedi. Il faut ici mener un travail d'extrapolation.
Toute dictature qui dure finit par rencontrer la culture d'un peuple
et se confondre avec elle. François Duvalier était un
médecin, un anthropologuie. Il possédait les clés
du fonctionnement de la société haïtienne. Il a produit
des textes dans un contexte particulier, celui de l'occupation américaine
et juse après. Il a été avec Lorimer Denis et Carl
Bois, le fondateur de la revue Les Griots. Ensuite, Duvalier a été
vaudouisant. Il était Kanzo. Il est rentré avec Lorimer
Denis à l'intérieur du vaudou. Il y a là un certain
déterminisme : ce personnage qui se déguisera en public
et peut-être chez lui en Baron Samedi avait depuis sa naissance
une voix nasillarde. Il s'est vu président de la république
sur les bancs de l'école. Il déclarait souvent qu'avec
lui le peuple marcherait à la baguette. N'oublions pas qu'au
plus fort de sa puissance, il a bénéficié de l'appui
des masses populaires. Bien entendu, Duvalier a misé, pour sa
campagne sur les paterfamilias des Lakou. J'en suis témoin, j'ai
vécu la mascarade de la prise du pouvoir. J'ai vu les paysans
traverser les villes de province et Port-au-Prince, apporter leur soutien
à François Duvalier. Je refuse ce regard naïf qui
présente le peuple comme toujours beau et toujours gentil. Il
ne faut jamais oublier que les têtes de pas mal de militants revenus
de Prague ou de Paris ont été tranchées par la
machette paysanne. Les gens ont marché jusqu'au moment où
le ressort s'est cassé. Je ne veux pas cracher sur mon peuple.
Je sais qu'il a été en partie zombifié et dans
Dezafi, Zofer représente le zombificateur et Sultana est
mon île qui a donné le sel par amour. Vous remarquerez
que Dezafi ne débouche pas sur la Révolution, mais sur
le dechoukaj3 dont les conséquences chaotiques perdurent jusqu'à
maintenant. Mais l'oeuvre observe et dénonce cet ouvrage. L'Oiseau
schizophone contient des parties très dures sur cet ancrage
populaire.
Cette critique ne se trouve-t-elle pas dans
l'aspect carnavalesque et jubilatoire ? Mais à l'opposé
du carnaval où tout le monde retrouve sa place une fois clos
le déferlement, bizarrement, les mots dont vous vous emparez
ont besoin d'être encore retraités, et on passe par une
transformation du vocabulaire et de la lisibilité parfaite à
un espace littéraire de plus en plus opaque et indécis.
Pouvons nous explorer cette dimension paradoxale : l'écriture
est à la fois une écriture contre les guédés,
les vlinbindingues, les zombificateurs et une écriture guédé.
En effet, l'élément décisif chez moi est ce traitement
jubilatoire des mots qui remet en cause les structures d'une société.
Je suis arrivé dans L'Oiseau schizophone à la limite
extrême, l'écriture du cri. Cela me relie au Joyce de Finnegan's
Wake. Ce qui pour moi qui ai vécu d'abord la langue de bois
des politiciens haïtiens, celle de Duvalier qui, dans ses discours
rabâchait toute cette littérature aux relents bergsoniens
du supplément d'âme et de la transcendance est décisif.
Et après le dechoukaj, j'ai vécu la continuation de cette
langue de coton comme si les contestataires de Duvalier avaient utilisé
une image de l'homme politique que le dictateur leur avait taillée
sur mesure. C'est pour ça que dans la période de gestation
de L'Oiseau schizophone, j'ai vécu avec la conscience
que les mots avaient perdu leur sens. La possible impuissance de la
parole a été ma préoccupation principale lors de
l'écriture de ce texte. Je reste convaincu -et c'est mon utopie-
que si la littérature ne donne à manger à personne,
elle permet d'apprendre à planter un champ de blé. Le
pain viendra après. Malgré le reproche que l'on me fait
d'un certain hermétisme, je reste convaincu qu'un texte littéraire
est une petite étincelle qui permet de retrouver l'Autre, pas
forcément le voisin, mais un autre quelconque sur la surface
de la terre. C'est pour cela que je n'ai d'autre choix que me taire
ou continuer sur la voie de la perversion des mots. Si d'autres sont
capables de tuer, et bien laissez-moi massacrer les mots. Je n'ai rien
contre ceux qui choisissent la transparence mais pour moi la littérature
est l'affirmation d'une individualité. Voilà pourquoi,
dans L'Oiseau schizophone, je me suis méfié de
toute tradition et le texte est devenu le lieu d'une affirmation plurielle,
reconnue par certains, alors que pour d'autres, aussi bien en Haïti
qu'ailleurs, L'Oiseau schizophone est la production d'un fou.
En Haïti, je suis un mythe. Ou bien Franketienne c'est la poubelle,
ou bien c'est le septième ciel. Il n'y a pas de regard objectif
sur mon oeuvre en Haïti. Au moins, je ne laisse personne froid.
Il est étonnant de voir combien d'écrivains
du tiers monde ont une image populaire beaucoup plus enviable que celle
de nombreux écrivains occidentaux.
Votre très juste remarque me rappelle une anecdote. A la mi 94,
je sors de la banque, un matin. Une cariole passe sur la route, une
de ces carioles remplies de sacs de riz, de cabris qui bèlent,
de poulets accrochés la tête en bas et de paysans. Je me
dirige vers ma voiture, quand j'entends derrière moi une voix
féminine crier : "Mwen vlé wé mouch !" ("J'ai envie
de voir des mouches"), qui est une phrase de ma pièce Pelintet.
En Haïti, cette phrase, c'est Franketienne. Je me retourne et je
vois une paysanne, le visage luisant de sueur, qui reprend : "Mwen vlé
wé mouch ! Alors, Franck, quand est-ce que tu nous donnes autre
chose ?" J'ai répondu : "A bientôt. Mba ou yon bagay !".
Je me suis retrouvé dans ma voiture sidéré et rempli
de joie. Voilà une paysanne analphabète qui me reconnaît.
C'est la plus belle chose qui puisse m'arriver.
Interview réalisée par Yves Chemla et Daniel Pujol
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