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Recueil
poétique de l'écrivain tunisien Moncef Ghachem (né
en 1947), publié aux éditions Caractéres (Paris,
1978).
Moncef Ghachem appartient à la génération des écrivains
tunisiens marquée par le désenchantement qui a suivi l'indépendance
du pays. Difficile d'accés en raison du caractére confidentiel
des tirages (un premier recueil, Cent mille oiseaux a paru à
Paris en 1975, à compte d'auteur), son oeuvre développe
une critique parfois radicale de la société tunisienne.
I Le poéte inscrit sa parole dans un espace à la fois
géographique, culturel et social. Il explore son origine, le
temps de sa naissance (Age), la société (Faim, Qu'on me
socio-mobilise), l'enfance, les amis (Pour Kmar de septembre, Notre
rue), la ville, les années de formation (Université),
l'histoire récente (Le sang n'est pas une image), la patrie (J'écris).
Chacune de ces structures est marquée du coin de l'échec,
de la dysphorie, voire du désespoir : l'oubli, la solitude, l'exil
des amis, l'acculturation minent sans cesse cette quête qui se
voulait radieuse. Le corps lui-même du poéte se révéle
atteint par le déchirement, le démembrement (Jamais je
ne ris de la mort, Corps). Le poéte se tourne alors sur son propre
chant consacré à la solidarité, à la tendresse
pour les Pauvres, dont les cris sont sauvagement réprimés
(Mewwal). L'appel au chatiement (Charivari) parvient à peine
à se faire entendre : l'écriture est confrontée
à un désir auquel elle n'est pas capable de répondre
(Pauvres). Pire, le dernier poéme, Voix, remet en cause la démarche
du poéte, qui aprés avoir été tenté
par les ressources d'un langage libéré, au ton inspiré
et prophétique (Plus jamais, Il y a rouge), ne peut qu'être
confronté à une simple question, qui remet en cause son
existence et son écriture : "Avec ta voix comment peux tu
vivre".
II Il tente alors dans trois poémes de renouveler son chant à
travers l'évocation du désespoir, de la déchéance
et de la nostalgie.
III Il s'engage dans la voie du désir (Elégie), acceptant
néanmoins que sa "parole se casse" dans l'affliction.
Ainsi, l'évocation de l'amour voisine toujours avec celle de
la mort (Morte), celle de la liberté avec l'enfermement (Mewwal).
IV Dépassant la dialectique de la présence et de l'absence,
le poéte choisit d'explorer alors un espace qui n'est chevillé
à aucune contrainte : il faut sortir du désespoir (Carnet
de bord), se voir mort (Rencontre), silencieux, dresser un Bilan d'une
existence vouée à la terreur, à l'Embauche perpétuelle.
Le poéte chante enfin la solitude du Passager, explorant la nature
(Réveil) d'un regard neuf, oubliant l'enfance (Lave), méprisant
la ville (Seul), prenant son envol dans l'azur (Et le nuage) : il refuse
désormais toute aliénation et parie sur la précarité
et le mouvement (Le Vent m'imprégne).
Dés le titre du recueil, le lecteur est confronté au souci
de Ghachem de définir son langage, d'identifier sa propre parole
comme différente, capable de se démarquer, avec violence,
du langage des pouvoirs. Plusieurs poémes poursuivent cet effort
de carctérisation : "a l'ombre de l'université je
suis un poéte raté" (Feu follet) indique un trait
essentiel de son écriture, l'écoeurement face aux ressources
de la convention et la nécessité de fonder une écriture
indépendante et qui ne soit pas mort-née. Elle reconnaît
pourtant son attachement à une tradition, celle de Douagi (1909-1949),
auteur soucieux de la dimension sociale et populaire de l'écrivain.
Celle-ci est longuement explorée dans J'écris, "avec
la mémoire avec l'amour avec l'ire". L'auteur y prend nettemet
position en faveur des deshérités du monde entier, contre
la tyrannie et son cortége de miséres. L'écriture
y est définie à la fois comme un moyen, comme une maniére
de vivre et la possibilité d'un accompagnement des opprimés
: la référence à la Tunisie personnifiée
comme une "chaude amante" s'inscrit tout naturellement en
son coeur. Poursuivant cette enquête sur son propre langage, Ghachem
s'attache au Mot, qui devient sous sa plume une force contenue et emprisonnée,
douée d'"un oeil monstrueux" qu'il jette sur un monde
voué à la "lumiére égorgée",
à l'hiver. Seul le travail poétique offre la possibilité
de réparer l'oubli de l'enfance, notamment. Car en emprisonnant
le langage, les pouvoirs le vident de sens, lui donnent la forme dégradée
de la "cendre", de la "boue" et de la "suie"
qui ont pour fonction "d'effacer l'enfance" (Seuls des enfants).
C'est donc à une identification déchargée du poids
des conventions que s'attachent de nombreux poémes. La définition
se fait dés lors antithétique ou paradoxale, et se présente
sous forme de listes qui tentent d'épuiser le regard du mot (Bruit),
et les résonnaces qu'il induit : "le bruit des bureaux des
bourreaux de l'épouvante".
Les formes poétiques dans lesquelles le langage renouvelé
peut se déployer sont alors souvent celles qui peuvent, par leurs
rythmes réguliers, leurs possibilités de reprises, intégrer
ce souci : la complainte, le mewwal, l'élégie. Pourtant,
ces formes sont également remises en cause par la nécessité
du cri ou de la jubilation, prenant la forme d'un récit haché
(Notre rue) ou d'une succession haletante d'images (Réfractaire),
qui ne se départissent des bonheurs de la rime (Il y a rouge).
Cette attention constante aux sources de la création poétique
permet alors au poéte de laisser se déployer des images
admirables fondées sur le détournement des clichés,
mais aussi sur le surgissement inattendu, imprévisible : entre
les thémes de l'encerclement, de la contrainte et ceux du désir
de la femme aimée et amante, de la nature et de la ville, de
la solitude et de l'amitié, Ghachem tisse un espace exceptionnel
par sa richesse. Néanmoins, la question des lecteurs d'un tel
chant y est sans arrêt inscrite en filigrane, sans que le poéte
ne parvienne à lui donner de réponse.
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