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Guy
Junior Régis,
Ida. Monologue déchet, Rivarticollection, New York, 2006
Monologue déchet : inversant la célébration
romantique du chant de la terre, Guy Junior Régis lance un texte, à la
fois concret et elliptique, qui dit le sombre hoquet du décor
haïtien quotidien. Comme ces sculpteurs filmés par Maxence
Denis dans E
pluribus unum qui élaborent leurs œuvres à partir
de matériaux récupérés dans la rue et les
projettent dans les salons des plus riches, le texte de ce diable rebelle
(Baka Ròklo, en haïtien) installe au centre d'une
scène
de l'imaginaire, le spectacle et le dire de la déraison. Un homme
démultipliable en autant de bribes qu'il y a de miettes de textes,
dit le désenchantement radical "d'un pays entouré d'eau
et [qui] ne sait toujours pas nager". Le dispositif scénographique
est installé, qui mime celui par lequel Haïti apparaît à la
surface de la terre. Dans le lointain, derrière lui, les bidonvilles
; devant, cette mer sale, "où toute la ville déverse
ses restes", espace dévolu au spectateur que l'énonciateur
réclame unique, pour une relation quasi intime avec ce qui se
déroule sous ses yeux.
En douze scansions précédées d'un prologue, ce n'est
pas seulement un état de la décrépitude qui est
articulé, mais bien le cri au plus près de l'intime qui
est proféré : le délabrement des corps emmurés
dans la faim et la maladie ( sIda), la corruption, la défection
du politique, à travers les errances du discours d'un prêtre
président, la rapine, la violence généralisée, "notre
enfant sage", l'affaissement des consciences, tracent les contours
d'une épitomé des désastres. Cette fois, plus question
de décrire le recul indéfini des limites de la survie :
le pas au-delà est franchi, la radicalité de la souffrance
rend impossible la communication entre les mondes de l'aisance de la
communication et celui de cette irradiation dans la boue et dans la mort,
où les solidarités traditionnelles sont même mises
en charpie. Certes, il y a bien des lustres qu'Haïti a pris la parole,
et que sa littérature irradie les lettres. Mais c'est sans doute
aussi à cet enjeu que le monologue déchet vient contrevenir
: par sa langue spasmodique, prononcée à voix nue, ce n'est
pas tant ce qui serait tu qui est adressé à ce spectateur
muet, que l'extrême ténuité désormais de la
possibilité future d'une énonciation : ni bégaiement,
ni insistance, mais la buttée de la langue, voire même de
tout langage possible, qui se fracasse contre le mur de la communication.
Les scansions tentent alors de s'emparer de la possibilité de
dire, de raconter, de décrire, dans de brusques accès de
fièvre, parfois à la limite de l'invective, traçant
cette ligne de partage entre l'intime, qui tente de se surmonter, et
l'abjection dans laquelle l'être est plongé. Dans l'une
d'entre de ces courtes séquences, saisissante, se dessine l'ancrage
métaphysique de cette énonciation, qui fait de cet être
de misère, le géniteur de l'Enfant Dieu. Ce qui se projette
dans l'ombre de cette apparente contre théologie, qui est en même
temps celle des vérités initiales, est alors bien le "monde
glauque" et développé, dont la présence haïtienne
traduit la visibilité de sa propre décomposition. Face
au déferlement d'objets et de signes superflus, face à la
condescendance ethnologique qui réduit l'autre à un objet
de connaissance, demeure toutefois un espace restreint, celui du chant
lyrique, qui célèbre le corps de l'aimée, intercesseur
vers la "transhumance" c'est-à-dire la "transcendance".
Mais c'est vers le 2 novembre, jour de la célébration des
gede, ces esprits installés au centre des rituels du vodou, que
le déparleur fustige l'envolée de la "Belle amour
humaine" du "réalisme merveilleux", flottant dans
la flaque nauséabonde des bidonville, attendant désormais,
dans la peur, le dernier orage de boue et d'immondices.
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