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Études haïtiennes

   

Titre de l'article

 

date et lieu de parution

 
  D'un lyrisme désenchanté

Cultures Sud / Notre Librairie, N°168

 

 
 

Guy Junior Régis, Ida. Monologue déchet, Rivarticollection, New York, 2006


Monologue déchet : inversant la célébration romantique du chant de la terre, Guy Junior Régis lance un texte, à la fois concret et elliptique, qui dit le sombre hoquet du décor haïtien quotidien. Comme ces sculpteurs filmés par Maxence Denis dans E pluribus unum qui élaborent leurs œuvres à partir de matériaux récupérés dans la rue et les projettent dans les salons des plus riches, le texte de ce diable rebelle (Baka Ròklo, en haïtien) installe au centre d'une scène de l'imaginaire, le spectacle et le dire de la déraison. Un homme démultipliable en autant de bribes qu'il y a de miettes de textes, dit le désenchantement radical "d'un pays entouré d'eau et [qui] ne sait toujours pas nager". Le dispositif scénographique est installé, qui mime celui par lequel Haïti apparaît à la surface de la terre. Dans le lointain, derrière lui, les bidonvilles ; devant, cette mer sale, "où toute la ville déverse ses restes", espace dévolu au spectateur que l'énonciateur réclame unique, pour une relation quasi intime avec ce qui se déroule sous ses yeux.

En douze scansions précédées d'un prologue, ce n'est pas seulement un état de la décrépitude qui est articulé, mais bien le cri au plus près de l'intime qui est proféré : le délabrement des corps emmurés dans la faim et la maladie ( sIda), la corruption, la défection du politique, à travers les errances du discours d'un prêtre président, la rapine, la violence généralisée, "notre enfant sage", l'affaissement des consciences, tracent les contours d'une épitomé des désastres. Cette fois, plus question de décrire le recul indéfini des limites de la survie : le pas au-delà est franchi, la radicalité de la souffrance rend impossible la communication entre les mondes de l'aisance de la communication et celui de cette irradiation dans la boue et dans la mort, où les solidarités traditionnelles sont même mises en charpie. Certes, il y a bien des lustres qu'Haïti a pris la parole, et que sa littérature irradie les lettres. Mais c'est sans doute aussi à cet enjeu que le monologue déchet vient contrevenir : par sa langue spasmodique, prononcée à voix nue, ce n'est pas tant ce qui serait tu qui est adressé à ce spectateur muet, que l'extrême ténuité désormais de la possibilité future d'une énonciation : ni bégaiement, ni insistance, mais la buttée de la langue, voire même de tout langage possible, qui se fracasse contre le mur de la communication. Les scansions tentent alors de s'emparer de la possibilité de dire, de raconter, de décrire, dans de brusques accès de fièvre, parfois à la limite de l'invective, traçant cette ligne de partage entre l'intime, qui tente de se surmonter, et l'abjection dans laquelle l'être est plongé. Dans l'une d'entre de ces courtes séquences, saisissante, se dessine l'ancrage métaphysique de cette énonciation, qui fait de cet être de misère, le géniteur de l'Enfant Dieu. Ce qui se projette dans l'ombre de cette apparente contre théologie, qui est en même temps celle des vérités initiales, est alors bien le "monde glauque" et développé, dont la présence haïtienne traduit la visibilité de sa propre décomposition. Face au déferlement d'objets et de signes superflus, face à la condescendance ethnologique qui réduit l'autre à un objet de connaissance, demeure toutefois un espace restreint, celui du chant lyrique, qui célèbre le corps de l'aimée, intercesseur vers la "transhumance" c'est-à-dire la "transcendance". Mais c'est vers le 2 novembre, jour de la célébration des gede, ces esprits installés au centre des rituels du vodou, que le déparleur fustige l'envolée de la "Belle amour humaine" du "réalisme merveilleux", flottant dans la flaque nauséabonde des bidonville, attendant désormais, dans la peur, le dernier orage de boue et d'immondices.

 

 

 

  Mise à jour le : 24/01/09