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Beyrouth,
tant de fois reconstruite. Le lieu commun est ressassé. Il n'empêche.
Qui y est passé ces derniers temps a pu mesurer dans le regard
des habitants l'ampleur des dégâts. Beyrouth, ces jours-ci,
ressemble à une vieille dame fatiguée, et un peu revêche,
aussi. On le serait à moins. De nombreux lieux publics sont fermés,
et la nuit y est assez opaque. C'est malheureusement dans les embouteillages
que se manifeste une part de son animation. Mais les visages sont crispés,
et les automobiles, transformées en armes de destruction massive,
se fraient rageusement un passage au milieu de la cohue. Chaque embouteillage
prend la forme d'un grand sauve-qui-peut individuel. On chercherait
en vain dans ce désastre quotidien la trace d'un projet commun,
sinon celui de la mise en série de stratégies purement
individuelles. Dans les conversations privées reviennent les
considérations négatives, qui parfois prennent le chemin
d'une invalidation de soi. Ce n'est pas cette autodérision, qui
fait aussi la force et la vitalité des Beyrouthins.
Se contenter de cette vision superficielle est insuffisant. Certes le
choc a été brutal, et les bombardements ont brisé
une dynamique qui était perceptible dans les moindres détails
de la vie quotidienne, en juillet 2006. Contre l'instabilité
politique, le Liban était un appel d'air, et la fête battait
son plein. Non pas une fête de la seule consommation – cela
fut bien une des ressources contre l'emprise de la guerre civile sur
les consciences -, mais une effervescence culturelle, faite de créations
dans la plupart des registres : littérature, théâtre,
cinéma, musique, chorégraphie, arts plastiques…
Les créateurs, à Beyrouth, tracent les contours d'une
modernité rageuse et âpre, et secouent le tapis poussiéreux
et conformiste sous lequel leurs parents ont tenté vainement
de ranger les années 1975-1990. Qui a rencontré certains
de ces créateurs a pu percevoir dans leur regard cette énergie,
caractéristique d'une modernité qui ne s'en laisse pas
compter, et qui sait faire sienne, malgré les censures (officielles,
domestiques, familiales, claniques), cette aptitude nationale : le Liban
est, comme l'écrit Mohammed Kacimi, qui a coordonné la
revue, "le seul pays arabe où la liberté n'est pas
un anachronisme".
Les quinze auteurs publiés sont jeunes. Dans une approche totalement
décomplexée et résolument critique, ils disent
les marges de ces discours ressassés autour de la brillance économique
et de la béance sociale. "Beyrouth demeure un bordel innommable",
écrit Olivier Rohe. Mais en contrepartie de cette catastrophe
urbanistique et architecturale, les lecteurs parviennent à circuler
dans les lieux de vie et de création. La nuit beyrouthine et
ses clubbers, le monde de l'effervescence musicale et de l'avant-garde
cinématographique, côtoient aussi les lieux plus intimes
: salon de beauté, rencontres de jeunes femmes, qui donnent chacune
visage à la ville, et au projet commun, peut-être, dans
ses différences, et sa superficialité aussi, tant il est
vrai que persistent ces conservatismes sociaux qui réduisent
les champs des possibles. La difficile mise en scène mais le
succès continu de Propos de femmes, encore maintenant, et depuis,
sous les bombes, en témoigne. On songe à la fameuse enquête
de Marie-Thérèse Khaïr-Badawi, menée en 1979,
sur la sexualité des femmes libanaises. Mais c'est aussi le sort
des jeunes femmes sri-lankaise, esclavagisées, avec qui travaille
Dima Al Joundi qui est évoqué, dans un appel à
la dignité : ces "petites mains" qui font fonctionner
l'arrière plan de la machine sociale, souvent battues, parfois
violées, toujours méprisées. Contre cette crise
continue de la société, lentement se dessine une géographie
intérieure, une Beyrouth imaginaire presque, qui est celle que
l'on voudrait en partage, contre les affres d'un quotidien souvent malaisé
: il faut parvenir à "se sentir chez soi alors qu'on est
chez soi mais qu'on ne reconnaît pas ce chez-soi-là !"
(Hala Moughanie). La question du rapport à la langue française
est aussi bien sûr un des espaces du se-sentir-chez-soi. Participe
enfin de cette géographie intérieure, intime presque,
le mélange "de modernité et de décrépitude"
de l'espace urbain (Nadine Chehadé), un tissu de contradictions,
qui fait d'abord aimer Beyrouth.
Et puis, juillet 2006 : les bombardements, les paroles tonitruantes
des maîtres de la guerre. Les blogs établissent de fragiles
passerelles contre le brouillage des discours, comme ces cartes postales
vidéos qui ont signifié plus que le déferlement
médiatique, la vérité des instants vécus,
par ceux qui les vivaient, et par qui une vision décalée
s'est autorisée, dévoilant les aspérités
que tentaient de faire refluer les discours les plus lisses. Celle de
beirutcd.org
aura eu un succès retentissant. Mais toute la question est bien
de savoir qui sont les ennemis, les alliés et les adversaires
: "ma haine et ma vengeance, écrit Élie Karam, fusent
en essayant de savoir qui est le véritable ennemi : nous-mêmes
ou bien les autres. Le Liban, pays obnubilé et fier jusqu'à
l'aveuglement d'avoir son nom mentionné quelques fois dans la
Bible, voit tous les jours son indépendance extirpée par
les ennemis, les amis et lui-même". On ne saurait rien ajouter
à cette déclaration.
La seconde partie de cette livraison de La Pensée de midi
est consacrée aux rubriques des rédacteurs. Le choix des
textes et des ouvrages recensés participe à distance d'une
même résonance que Beyrouth XXIe siècle. L'entretien
avec Jean Daniel, centré sur la permanence de la pensée
d'Albert Camus, comme le texte d'Anne Brunswic sur le printemps à
Sarajevo, et la paix difficile des Balkans, permettent d'inscrire cette
résistance des jeunes générations beyrouthines
dans une perspective à la fois historique et géographique.
C'est bien sur les rivages de la Méditerranée qu'une certaine
façon de penser s'est déterminée, et a imposé
sa présence au monde.
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