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Études postcoloniales

   

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  Humanité ensauvagée, bestialité barbare

Notre Librairie, n°163

 

 
 

Bestialité, cannibalisme, guerres, haine de l’autre, de soi, tribalisme : cette guirlande de mots dessine une stéréotypie de la sauvagerie qui prend sens comme un paysage topique que le lecteur un peu rapide assimilera aux motifs et stéréotypes du roman en Afrique. Pourtant, le corps dépecé n’est pas, loin s’en faut, l’apanage des littératures d’Afrique et innombrables sont les textes qui témoignent des fêtes sanglantes ouvertes par le marquis de Sade. On sait néanmoins que la question de la dissection du corps humain à partir de la Renaissance, en Europe, a joué un rôle considérable dans la possibilité de la représentation de ce corps, notamment dans la peinture. Au siècle des Lumières, le corps écorché est mis en scène, dans des postures scabreuses et inquiétantes, par Fragonard (voir Le Cavalier de l’Apocalypse ou le Groupe de foetus humains dansant la gigue). L’ouverture du corps, l’observation des organes, fascinent, en même temps qu’ils suscitent l’horreur. C’est probablement le discours qui rend un tel spectacle possible que dénonce Michel Henry en 1987 dans La Barbarie, où il décrit une culture européenne minée par la volonté de savoir. Le discours scientifique qui jaillit en son sein à partir de la révolution galiléenne produit «selon les voies d’une nécessité repérable et pleinement intelligible, la subversion de toutes les autres valeurs, et ainsi de la culture, et ainsi de l’humanité de l’homme » .
Les schèmes de rationalité qui se sont tramés dans le discours scientifique triomphant sont aussi ceux qui ont rendu possible l’émergence de la pensée coloniale et impériale moderne, fondée, en partie, sur l’ensauvagement de l’autre, qu’il est plus ou moins possible de faire accéder, sous certaines conditions, à la civilisation. Les littératures du Sud, du roman de formation au roman post-colonial, résonnent toujours de cette tension.

La nature : un signe biface

Ainsi, le roman de Kourouma, En attendant le vote des bêtes sauvages, s’ouvre par un préambule qui met en scène la question anthropologique de la méconnaissance coloniale des « hommes nus » ou « paléos ». Dès que le contact est établi avec le colonisateur, alors s’en est fini de la nudité, et, en conséquence, de la vie dans la proximité immédiate de la nature et au contact presque palpable des forces qui la parcourent. Toutes les formes d’organisation sociale sont sapées, et la résistance est matée. Changement de signe : les paléos deviennent les guerriers d’élite de l’armée française, en Indochine. Retour dans l’Afrique des Indépendances, et changement de signe, à nouveau : les paléos deviennent lycaons, la garde de Koyaga, infatigable chasseur des bêtes féroces qui hantent savanes et forêts en propriétaires d’une nature sauvage, mais peu à peu domptée, dont les hommes – les chefs, de préférence - assimilent justement la face la plus rebelle sous la forme du totem. Tuer l’ennemi ne suffit pas : il faut l’émasculer, et parfois aussi, le démembrer. Il ne saurait ainsi ressusciter. Car le mort hante la nature, sous forme d’esprits errants qui peuvent toujours s’emparer des vivants. Les cadavres répandus dans les fossés constituent autant de natures mortes pour des tableaux sombres. La symbolique animale qui prévaut atteste d’une continuité naturelle entre l’homme et l’animal, ce qui obscurcit la vision que l’homme a de lui-même.
A l’autre extrémité du spectre, des espaces naturels humanisés, apaisés par l’art du jardin, voués à l’éphémère. Michaël K s’est dépris du contact avec la réalité et se nourrir n’est qu’une des dernières traces en lui de la nécessité de ne pas mourir. Il est aérien, corps et esprit à la fois. « J’ai du mal à le considérer comme un homme » affirme le médecin qui le prend en charge. Et pourtant, c’est bien dans l’évocation de l’être nu, en lutte quotidienne et ténue pour sa seule survie – et celle de ses plantations -, comme une trace infime dans le paysage, que s’affirme avec le plus d’éclat une humanité en communion avec la nature et le rythme des saisons. Le sauvage s’est échappé de la cage où le barbare tentait de l’enfermer, et rejoint une nature dans laquelle il parvient à se mouler, par une docilité sans faille aux nécessités du réel. Dans une certaine mesure, c’est la face lumineuse de l’animalité de l’humanité qui est ici rapportée.
Entre les deux bornes de cette nature, les différentes saisies rendent compte de la difficulté, parfois de la résistance, pour la condition humaine, à échapper à une proximité de l’animalité si souvent forcenée.

De la bestialité : animaliser, asservir

Tuer le fauve, ou plus généralement la bête sauvage revient à faire reconnaître sa puissance sur la nature sauvage. Mandala Mankuku, Koyaga sont de grands tueurs de fauves. De retour d’Indochine, le prestige de Koyaga est encore accru, dans le donsamana prononcé par les griots, par l’abattage d’une panthère, d’un buffle, d’un éléphant et d’un caïman, qui finissent la queue enfoncée dans la bouche. La puissance devient prééminence, et enfermement de la bête dans son propre cercle . Le rapport aux bêtes entre pleinement dans le domaine de la magie : en tuant les fauves, Koyaga débride sa propre puissance, ainsi que sa férocité. Il s’ensuit une relation de contiguïté entre celle-ci et celle des animaux. Tous les dictateurs qui l’accueillent sont eux aussi, caractérisés par cette contiguïté : le chacal, le léopard, la hyène, le caïman.. Et le traitement infligé aux hommes, alors, prend la marque générique de cette férocité. L’opposant politique, est assimilé à une bête, et subit le même traitement que le fauve. Mais le dictateur peut tout aussi bien se rapprocher de l’animalité par la reconnaissance en lui des attributs des bêtes. Koyaga est ainsi animalisé pendant le donsomana : « vous êtes autoritaire comme un fauve, (…) assassin comme un lycaon, (…) libidineux comme deux canards. (…) Vous êtes généreux comme le fondement de la chèvre … ». Les seuls traits de l’humanité sont insuffisants pour caractériser ces êtres, dont la bestialité finit par déborder de toutes parts. Et ce sont les deux versants de cette construction réversible qui sont à l’œuvre dans la plupart des textes : tel personnage se mue en bête féroce pour éliminer son adversaire, qu’il assigne à la place de l’animal. Parfois, aussi, ce caractère ne provient pas d’une mutation. Il est présent comme signe naturel. L’enfant qui naît avec des yeux de fauves est assimilé à un fauve (Le feu des origines).
Dans Le Dernier survivant de la caravane, Goyémidé met en scène le double mouvement de façon particulièrement soutenue : les esclavagistes sont assimilés à de « grands diables cuivrés aux yeux de hibou », et eux-mêmes animalisent les villageois, les réduisant à un troupeau d’animaux, retenus ensemble par des jougs, et guidés par le fouet. Le chef des esclavagistes est assimilé par le narrateur à un criquet – quand il triomphe -, ou une sauterelle – quand il tombe. Lorsque la horde parvient à se révolter, révolte à l’issue de laquelle elle refondera un village, Koyapalo –qui a été castré - tue le chef des esclavagistes : « il extirpa le poignard de sa poitrine, saisit les attributs masculins du vaincu de sa main gauche, les trancha d’un coup sec et les lui fourra dans la bouche ». Toute l’histoire racontée par le roman de Goyémidé est encadrée par le récit de cette scène, et par l’histoire de l’implantation de l’école française dans la ville d’Ippy. L’enjeu est bien l’école, considérée encore à l’époque de Goyémidé comme un rempart contre la bestialité et le retour de la sauvagerie, « malgré le caractère et les comportements quelques peu barbares et sanguinaires de nos instituteurs d’antan ».

Mission civilisatrice ?

Les récits des temps de la colonie sont souvent estampés par cette marque qui assigne le colonisé à une place qui le confine à l’animalité. Dans Reines d’Afrique et héroïnes de la diaspora noire, par exemple, Sylvia Serbin rappelle le pitoyable destin de Saartjee Baartman, plus connue sous le nom de « Vénus hottentote », classée par Cuvier dans une catégorie proche de celle des grands singes . Le temps de la rencontre est évoqué dans Le Feu des origines, dès la pénétration des regards de Mankuku et de l’étranger blanc : celui-ci perçoit dans les yeux de l’autre « l’épaisse profondeur du fleuve », « l’immense forêt équatoriale verte et inaccessible à son âme, il entend ses cris et ses rumeurs », ce « cœur des ténèbres». Mankuku perçoit dans celui du Blanc les « forges », les « usines », les « grands bateaux sillonnant les océans ». Sauvagerie opaque d’un côté, barbarie rationalisée de l’autre. Et cette barbarie se manifeste assez rapidement, une fois les traités établis et la mise en valeur commencée : les miliciens tuent ceux qui ne payent pas l’impôt et leur coupent la main – ou le sexe – dont ils remplissent leur panier. Le villageois n’est plus que « macaque, animal de brousse ». Pour la construction du chemin de fer, le recrutement « se transforma en une véritable chasse à l’homme, et les gibiers ainsi piégés étaient ramenés comme du bétail, corde au cou ».
Cette topique de la colonialité est largement déconstruite par Raharimanana, dans L’Arbre anthropophage. Le discours anthropologique ancien sur Madagascar animalise une large partie de la population de l’île, les « Sakataves », entièrement tournés du côté d’une nature à la sauvagerie prodigieuse, vouant un culte à un arbre anthropophage insolite, eux-mêmes consommateurs de chair humaine. Mais en revenant sur ce discours fondateur de la colonisation, Raharimanana revient sur l’histoire même du pays. Comme dans Nour 1947, Raharimanana rappelle l’état de violence extrême subies par les populations, et particulièrement le déni d’humanité infligé aux autres par les conquérants : esclavage, décapitations, incinération des vivants, « corps abandonnés aux chiens. Humanité perdue, âme éternellement condamnée à l’errance ». Le paysage est jalonné de charniers et d’ossuaires et le texte, parcouru de notations de ces atteintes à la personne : tortures infligées au père, scènes de lynchages et de meurtres collectifs. L’horreur rejoint celles de l’Afrique : « Le Rwanda, des cadavres qui flottent dans les fleuves et qui échouent sur les plages, dans un autre pays… Des enfants à qui on a coupé les membres, des enfants qui ont assisté à la mort horrible de leurs parents. Les coupe-coupe, les machettes… Puis l’Algérie, où dans les rues, le sang se mêle aux huiles de vidange ». Le génocide ou ces guerres sans nom, en Algérie, Sierra-Leone, Liberia, Congo… se caractérisent justement par cette descente dans l’animalité, telle que l’ont pressentie et décrite Dongala et Kourouma.

A quoi rêvent les loups ?

L’animalisation est achevée dans les récits des survivants du génocide, au Rwanda : « ‘Inyenzi, inyenzi ! Cancrelat, toujours ». Telle est la désignation des Tutsi, dans la bouche des militaires et miliciens génocidaires . Toute parcelle de vie s’effiloche chez les survivants : « le génocide n’a pas qu’une seule violence. Il n’a pas que la violence de la mort ou des tortures physiques. Il t’anéantit à l’intérieur de toi, il te fait ce que l’autre veut faire de toi : rien, même moins que rien ». La victime est réduite à un pur déchet, que le génocideur taille en morceaux pour le faire passer par le trou des toilettes, sous les yeux de la mère, laissée en vie « parce que c’était plus cruel ». Confrontée à cette négation achevée de l’humanité, la littérature tente désespérément de dépasser le seuil de ce rien, de rendre les mots capables de témoigner de l’inouï.
Dans les situations de guerre, les tueurs sont souvent intégralement bestialisés. « En écoutant le taillis frémir au cliquetis de nos armes, je m’étais demandé à quoi rêvaient les loups, au fond de leur tanière, lorsque, entre deux grondements repus, leur langue frétille dans le sang frais de leur proie accrochée à leur gueule nauséabonde comme s’accrochait, à nos basques, le fantôme de nos victimes », se demande le sanguinaire Nafa . Johnny, le chien méchant, rit de ses victimes : « Avec son lance-flammes, Caïman a transformé les fuyards en torches humaines hurlant de douleur en se tortillant par terre. C’était rigolo. On aurait dit des porcs qui couinaient ». Mais aussi, les tueries sont exercées avec alibi. La bestialité s’ordonne à partir d’une revendication à la culture. Nafa revendique son combat pour l’islamisme, Johnny se voit comme un « intellectuel ». La bestialité est un instrument de guerre, rien de plus, comme il l’affirme à Laokolé : « Je ne suis pas un tueur, mademoiselle. Je fais la guerre. On tue, on brûle et on viole les femmes. C’est normal ». Banalisation de l’exercice de la mort, comme un travail qui obéit à ses règles propres. Le génocidaire rwandais qui a « fini » ses victimes ne s’occupe pas de celles de son voisin, même si l’arme de ce dernier est enrayée (SurVivantes).

Les bêtes humaines

Un dernier registre parcourt enfin de nombreux textes, par lequel l’animal dit l’incomplétude d’une vision strictement humaine. Les animaux apparaissent dans des proverbes, notamment chez Kourouma. Leur présence dans ce qui n’est qu’une « apparence de philosophie » , a essentiellement pour fonction de déjouer le prêt à penser, selon un dispositif particulièrement élaboré dans lequel la succession des sentences entraîne le paradoxe. Mais aussi, ces proverbes témoignent souvent de cette présence par laquelle l’animal devient un élément de médiation, par l’évocation de sa nature, ou bien par son anthropomorphisation, les deux désignations ne s’excluant pas. Le texte de Monné, outrages et défis est presque systématiquement tramé de cette évocation mimétique d’une vox populi qui emprunte ses références au bestiaire, tout en mimant l’expression littéraire la plus scolaire, héritée d’un enseignement formaliste : nous « comprîmes que le régime militaire et le régime civil étaient l’anus et la gueule de l’hyène mangeuse de charognes : ils se ressemblent, exhalant tous les deux la même puanteur nauséabonde ».
Cette médiation animalière a souvent pour fonction de remettre au devant de la parole, et de l’assemblée qui l’écoute, les mêmes besoins vitaux des êtres humains. Elle joue la fonction d’un vecteur de généralisation, en insistant sur la fonction didactique de l’animal, porteur d’une signification morale, sociale ou sacrée. La narration du Dernier Survivant de la caravane est ainsi ponctuée par ces fables. Le conte du lézard vainqueur des fauves ou celle de la révolte des serpents contre les crapauds valorisent l’intelligence et la débrouillardise, comme la solidarité et la lutte contre l’oppression. Dans l’économie narrative, ces légendes fonctionnent comme autant de mises en abyme de l’histoire du vieux Ngala.
Certaines bêtes ne sont aussi que des bêtes, mais certains humains projettent sur elles l’image de leurs propres vies, voire de leur propres souffrances. Le chien teigneux de la nouvelle d’Honwana charrie dans son regard toutes les humiliations infligées aux pauvres et aux exclus, et qui dérangent, par leur seule présence, une société sûre de ses prérogatives. L’allégorie n’est ainsi jamais univoque, elle se déploie dans une familiarité étrange et inquiétante, renforcée par le climat crépusculaire de la nouvelle, qui renvoie le lecteur à ce qui dans la nature, comme dans la société, ne saurait être maîtrisable.

Retour aux origines

« Au commencement, la vache.
Guéno, l’Éternel, créa d’abord la vache. Puis il créa la femme ; ensuite seulement, le Peul. Il mit la femme derrière la vache. Il mit le Peul derrière la femme
» . Plus qu’un simple animal domestique, la vache est vecteur de culture, plusieurs textes en témoignent. C’est par elle, et surtout derrière elle, que les « chiens errants » deviennent « bâtisseurs d’empires ». C’est aussi elle qui (re)fonde les sociétés. Animal familier, dans une proximité quasi immédiate avec les humains qu’il nourrit et dont il renouvelle les champs, il est aussi entouré de mystère, dans ses pâturages et dans son regard. La vache et la culture sont comme arrimées l’une à l’autre. C’est « une présence dans la nuit » rappelle Esther Mujawayo , une marque d’alliance entre les hommes, entre les sociétés et la nature. La présence de la vache est le signe même du retour à l’humanité, après le génocide : « Avec une vache qui rentre chez toi, tu redeviens quelqu’un ».
On peut interpréter radicalement cette présence : contrairement aux idées reçues, l’Afrique n’est donc pas d’emblée une terre détenue par des prédateurs. C’est bien par le déséquilibre de ses structures sociales et de la relation intime entre les êtres humains et la nature, que les fauves - et les insectes - prennent la main sur l’humanité, et que la bestialité peut alors pulluler, comme cet « obscur objet de la haine », dont Jacques Hassoun a longuement analysé les logiques insensées.


Yves Chemla

 

 

 

  Mise à jour le : 24/01/09