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Bestialité,
cannibalisme, guerres, haine de l’autre, de soi, tribalisme :
cette guirlande de mots dessine une stéréotypie de la
sauvagerie qui prend sens comme un paysage topique que le lecteur un
peu rapide assimilera aux motifs et stéréotypes du roman
en Afrique. Pourtant, le corps dépecé n’est pas,
loin s’en faut, l’apanage des littératures d’Afrique
et innombrables sont les textes qui témoignent des fêtes
sanglantes ouvertes par le marquis de Sade. On sait néanmoins
que la question de la dissection du corps humain à partir de
la Renaissance, en Europe, a joué un rôle considérable
dans la possibilité de la représentation de ce corps,
notamment dans la peinture. Au siècle des Lumières, le
corps écorché est mis en scène, dans des postures
scabreuses et inquiétantes, par Fragonard (voir Le Cavalier
de l’Apocalypse ou le Groupe de foetus humains dansant
la gigue). L’ouverture du corps, l’observation des
organes, fascinent, en même temps qu’ils suscitent l’horreur.
C’est probablement le discours qui rend un tel spectacle possible
que dénonce Michel Henry en 1987 dans La
Barbarie, où il décrit une culture européenne
minée par la volonté de savoir. Le discours scientifique
qui jaillit en son sein à partir de la révolution galiléenne
produit «selon les voies d’une nécessité
repérable et pleinement intelligible, la subversion de toutes
les autres valeurs, et ainsi de la culture, et ainsi de l’humanité
de l’homme » .
Les schèmes de rationalité qui se sont tramés dans
le discours scientifique triomphant sont aussi ceux qui ont rendu possible
l’émergence de la pensée coloniale et impériale
moderne, fondée, en partie, sur l’ensauvagement de l’autre,
qu’il est plus ou moins possible de faire accéder, sous
certaines conditions, à la civilisation. Les littératures
du Sud, du roman de formation au roman post-colonial, résonnent
toujours de cette tension.
La nature : un signe biface
Ainsi, le roman de Kourouma, En
attendant le vote des bêtes sauvages, s’ouvre par
un préambule qui met en scène la question anthropologique
de la méconnaissance coloniale des « hommes nus »
ou « paléos ». Dès que le contact est établi
avec le colonisateur, alors s’en est fini de la nudité,
et, en conséquence, de la vie dans la proximité immédiate
de la nature et au contact presque palpable des forces qui la parcourent.
Toutes les formes d’organisation sociale sont sapées, et
la résistance est matée. Changement de signe : les paléos
deviennent les guerriers d’élite de l’armée
française, en Indochine. Retour dans l’Afrique des Indépendances,
et changement de signe, à nouveau : les paléos deviennent
lycaons, la garde de Koyaga, infatigable chasseur des bêtes féroces
qui hantent savanes et forêts en propriétaires d’une
nature sauvage, mais peu à peu domptée, dont les hommes
– les chefs, de préférence - assimilent justement
la face la plus rebelle sous la forme du totem. Tuer l’ennemi
ne suffit pas : il faut l’émasculer, et parfois aussi,
le démembrer. Il ne saurait ainsi ressusciter. Car le mort hante
la nature, sous forme d’esprits errants qui peuvent toujours s’emparer
des vivants. Les cadavres répandus dans les fossés constituent
autant de natures mortes pour des tableaux sombres. La symbolique animale
qui prévaut atteste d’une continuité naturelle entre
l’homme et l’animal, ce qui obscurcit la vision que l’homme
a de lui-même.
A l’autre extrémité du spectre, des espaces naturels
humanisés, apaisés par l’art du jardin, voués
à l’éphémère. Michaël K s’est
dépris du contact avec la réalité et se nourrir
n’est qu’une des dernières traces en lui de la nécessité
de ne pas mourir. Il est aérien, corps et esprit à la
fois. « J’ai du mal à le considérer
comme un homme » affirme le médecin qui le prend
en charge. Et pourtant, c’est bien dans l’évocation
de l’être nu, en lutte quotidienne et ténue pour
sa seule survie – et celle de ses plantations -, comme une trace
infime dans le paysage, que s’affirme avec le plus d’éclat
une humanité en communion avec la nature et le rythme des saisons.
Le sauvage s’est échappé de la cage où le
barbare tentait de l’enfermer, et rejoint une nature dans laquelle
il parvient à se mouler, par une docilité sans faille
aux nécessités du réel. Dans une certaine mesure,
c’est la face lumineuse de l’animalité de l’humanité
qui est ici rapportée.
Entre les deux bornes de cette nature, les différentes saisies
rendent compte de la difficulté, parfois de la résistance,
pour la condition humaine, à échapper à une proximité
de l’animalité si souvent forcenée.
De la bestialité : animaliser,
asservir
Tuer le fauve, ou plus généralement la bête sauvage
revient à faire reconnaître sa puissance sur la nature
sauvage. Mandala Mankuku, Koyaga sont de grands tueurs de fauves. De
retour d’Indochine, le prestige de Koyaga est encore accru, dans
le donsamana prononcé par les griots, par l’abattage d’une
panthère, d’un buffle, d’un éléphant
et d’un caïman, qui finissent la queue enfoncée dans
la bouche. La puissance devient prééminence, et enfermement
de la bête dans son propre cercle . Le rapport aux bêtes
entre pleinement dans le domaine de la magie : en tuant les fauves,
Koyaga débride sa propre puissance, ainsi que sa férocité.
Il s’ensuit une relation de contiguïté entre celle-ci
et celle des animaux. Tous les dictateurs qui l’accueillent sont
eux aussi, caractérisés par cette contiguïté
: le chacal, le léopard, la hyène, le caïman.. Et
le traitement infligé aux hommes, alors, prend la marque générique
de cette férocité. L’opposant politique, est assimilé
à une bête, et subit le même traitement que le fauve.
Mais le dictateur peut tout aussi bien se rapprocher de l’animalité
par la reconnaissance en lui des attributs des bêtes. Koyaga est
ainsi animalisé pendant le donsomana : « vous
êtes autoritaire comme un fauve, (…) assassin
comme un lycaon, (…) libidineux comme
deux canards. (…) Vous êtes
généreux comme le fondement de la chèvre …
». Les seuls traits de l’humanité sont insuffisants
pour caractériser ces êtres, dont la bestialité
finit par déborder de toutes parts. Et ce sont les deux versants
de cette construction réversible qui sont à l’œuvre
dans la plupart des textes : tel personnage se mue en bête féroce
pour éliminer son adversaire, qu’il assigne à la
place de l’animal. Parfois, aussi, ce caractère ne provient
pas d’une mutation. Il est présent comme signe naturel.
L’enfant qui naît avec des yeux de fauves est assimilé
à un fauve (Le feu des origines).
Dans Le Dernier survivant de la caravane, Goyémidé
met en scène le double mouvement de façon particulièrement
soutenue : les esclavagistes sont assimilés à de «
grands diables cuivrés aux yeux de hibou
», et eux-mêmes animalisent les villageois, les réduisant
à un troupeau d’animaux, retenus ensemble par des jougs,
et guidés par le fouet. Le chef des esclavagistes est assimilé
par le narrateur à un criquet – quand il triomphe -, ou
une sauterelle – quand il tombe. Lorsque la horde parvient à
se révolter, révolte à l’issue de laquelle
elle refondera un village, Koyapalo –qui a été castré
- tue le chef des esclavagistes : « il extirpa
le poignard de sa poitrine, saisit les attributs masculins du vaincu
de sa main gauche, les trancha d’un coup sec et les lui fourra
dans la bouche ». Toute l’histoire racontée
par le roman de Goyémidé est encadrée par le récit
de cette scène, et par l’histoire de l’implantation
de l’école française dans la ville d’Ippy.
L’enjeu est bien l’école, considérée
encore à l’époque de Goyémidé comme
un rempart contre la bestialité et le retour de la sauvagerie,
« malgré le caractère et les
comportements quelques peu barbares et sanguinaires de nos instituteurs
d’antan ».
Mission civilisatrice ?
Les récits des temps de la colonie sont souvent estampés
par cette marque qui assigne le colonisé à une place qui
le confine à l’animalité. Dans Reines d’Afrique
et héroïnes de la diaspora noire, par exemple, Sylvia
Serbin rappelle le pitoyable destin de Saartjee Baartman, plus connue
sous le nom de « Vénus hottentote », classée
par Cuvier dans une catégorie proche de celle des grands singes
. Le temps de la rencontre est évoqué dans Le Feu
des origines, dès la pénétration des regards
de Mankuku et de l’étranger blanc : celui-ci perçoit
dans les yeux de l’autre « l’épaisse
profondeur du fleuve », « l’immense
forêt équatoriale verte et inaccessible à son âme,
il entend ses cris et ses rumeurs », ce « cœur
des ténèbres». Mankuku perçoit dans
celui du Blanc les « forges »,
les « usines », les «
grands bateaux sillonnant les océans
». Sauvagerie opaque d’un côté, barbarie rationalisée
de l’autre. Et cette barbarie se manifeste assez rapidement, une
fois les traités établis et la mise en valeur commencée
: les miliciens tuent ceux qui ne payent pas l’impôt et
leur coupent la main – ou le sexe – dont ils remplissent
leur panier. Le villageois n’est plus que « macaque,
animal de brousse ». Pour la construction du chemin de
fer, le recrutement « se transforma en une
véritable chasse à l’homme, et les gibiers ainsi
piégés étaient ramenés comme du bétail,
corde au cou ».
Cette topique de la colonialité est largement déconstruite
par Raharimanana, dans L’Arbre anthropophage. Le discours
anthropologique ancien sur Madagascar animalise une large partie de
la population de l’île, les « Sakataves », entièrement
tournés du côté d’une nature à la sauvagerie
prodigieuse, vouant un culte à un arbre anthropophage insolite,
eux-mêmes consommateurs de chair humaine. Mais en revenant sur
ce discours fondateur de la colonisation, Raharimanana revient sur l’histoire
même du pays. Comme dans Nour 1947, Raharimanana rappelle
l’état de violence extrême subies par les populations,
et particulièrement le déni d’humanité infligé
aux autres par les conquérants : esclavage, décapitations,
incinération des vivants, « corps
abandonnés aux chiens. Humanité perdue, âme éternellement
condamnée à l’errance ». Le paysage
est jalonné de charniers et d’ossuaires et le texte, parcouru
de notations de ces atteintes à la personne : tortures infligées
au père, scènes de lynchages et de meurtres collectifs.
L’horreur rejoint celles de l’Afrique : « Le
Rwanda, des cadavres qui flottent dans les fleuves et qui échouent
sur les plages, dans un autre pays… Des enfants à qui on
a coupé les membres, des enfants qui ont assisté à
la mort horrible de leurs parents. Les coupe-coupe, les machettes…
Puis l’Algérie, où dans les rues, le sang se mêle
aux huiles de vidange ». Le génocide ou ces guerres
sans nom, en Algérie, Sierra-Leone, Liberia, Congo… se
caractérisent justement par cette descente dans l’animalité,
telle que l’ont pressentie et décrite Dongala et Kourouma.
A quoi rêvent les loups ?
L’animalisation est achevée dans les récits des
survivants du génocide, au Rwanda : « ‘Inyenzi,
inyenzi ! Cancrelat, toujours ». Telle est la désignation
des Tutsi, dans la bouche des militaires et miliciens génocidaires
. Toute parcelle de vie s’effiloche chez les survivants : «
le génocide n’a pas qu’une
seule violence. Il n’a pas que la violence de la mort ou des tortures
physiques. Il t’anéantit à l’intérieur
de toi, il te fait ce que l’autre veut faire de toi : rien, même
moins que rien ». La victime est réduite à
un pur déchet, que le génocideur taille en morceaux pour
le faire passer par le trou des toilettes, sous les yeux de la mère,
laissée en vie « parce que c’était
plus cruel ». Confrontée à cette négation
achevée de l’humanité, la littérature tente
désespérément de dépasser le seuil de ce
rien, de rendre les mots capables de témoigner de l’inouï.
Dans les situations de guerre, les tueurs sont souvent intégralement
bestialisés. « En écoutant
le taillis frémir au cliquetis de nos armes, je m’étais
demandé à quoi rêvaient les loups, au fond de leur
tanière, lorsque, entre deux grondements repus, leur langue frétille
dans le sang frais de leur proie accrochée à leur gueule
nauséabonde comme s’accrochait, à nos basques, le
fantôme de nos victimes », se demande le sanguinaire
Nafa . Johnny, le chien méchant, rit de ses victimes : «
Avec son lance-flammes, Caïman a transformé
les fuyards en torches humaines hurlant de douleur en se tortillant
par terre. C’était rigolo. On aurait dit des porcs qui
couinaient ». Mais aussi, les tueries sont exercées
avec alibi. La bestialité s’ordonne à partir d’une
revendication à la culture. Nafa revendique son combat pour l’islamisme,
Johnny se voit comme un « intellectuel
». La bestialité est un instrument de guerre, rien de plus,
comme il l’affirme à Laokolé : « Je
ne suis pas un tueur, mademoiselle. Je fais la guerre. On tue, on brûle
et on viole les femmes. C’est normal ». Banalisation
de l’exercice de la mort, comme un travail qui obéit à
ses règles propres. Le génocidaire rwandais qui a «
fini » ses victimes ne s’occupe
pas de celles de son voisin, même si l’arme de ce dernier
est enrayée (SurVivantes).
Les bêtes humaines
Un dernier registre parcourt enfin de nombreux textes, par lequel l’animal
dit l’incomplétude d’une vision strictement humaine.
Les animaux apparaissent dans des proverbes, notamment chez Kourouma.
Leur présence dans ce qui n’est qu’une « apparence
de philosophie » , a essentiellement pour fonction de déjouer
le prêt à penser, selon un dispositif particulièrement
élaboré dans lequel la succession des sentences entraîne
le paradoxe. Mais aussi, ces proverbes témoignent souvent de
cette présence par laquelle l’animal devient un élément
de médiation, par l’évocation de sa nature, ou bien
par son anthropomorphisation, les deux désignations ne s’excluant
pas. Le texte de Monné, outrages et défis est
presque systématiquement tramé de cette évocation
mimétique d’une vox populi qui emprunte ses références
au bestiaire, tout en mimant l’expression littéraire la
plus scolaire, héritée d’un enseignement formaliste
: nous « comprîmes que le régime
militaire et le régime civil étaient l’anus et la
gueule de l’hyène mangeuse de charognes : ils se ressemblent,
exhalant tous les deux la même puanteur nauséabonde
».
Cette médiation animalière a souvent pour fonction de
remettre au devant de la parole, et de l’assemblée qui
l’écoute, les mêmes besoins vitaux des êtres
humains. Elle joue la fonction d’un vecteur de généralisation,
en insistant sur la fonction didactique de l’animal, porteur d’une
signification morale, sociale ou sacrée. La narration du Dernier
Survivant de la caravane est ainsi ponctuée par ces fables.
Le conte du lézard vainqueur des fauves ou celle de la révolte
des serpents contre les crapauds valorisent l’intelligence et
la débrouillardise, comme la solidarité et la lutte contre
l’oppression. Dans l’économie narrative, ces légendes
fonctionnent comme autant de mises en abyme de l’histoire du vieux
Ngala.
Certaines bêtes ne sont aussi que des bêtes, mais certains
humains projettent sur elles l’image de leurs propres vies, voire
de leur propres souffrances. Le chien teigneux de la nouvelle d’Honwana
charrie dans son regard toutes les humiliations infligées aux
pauvres et aux exclus, et qui dérangent, par leur seule présence,
une société sûre de ses prérogatives. L’allégorie
n’est ainsi jamais univoque, elle se déploie dans une familiarité
étrange et inquiétante, renforcée par le climat
crépusculaire de la nouvelle, qui renvoie le lecteur à
ce qui dans la nature, comme dans la société, ne saurait
être maîtrisable.
Retour aux origines
« Au commencement, la vache.
Guéno, l’Éternel, créa d’abord la vache.
Puis il créa la femme ; ensuite seulement, le Peul. Il mit la
femme derrière la vache. Il mit le Peul derrière la femme
» . Plus qu’un simple animal domestique, la vache est vecteur
de culture, plusieurs textes en témoignent. C’est par elle,
et surtout derrière elle, que les « chiens
errants » deviennent « bâtisseurs
d’empires ». C’est aussi elle qui (re)fonde
les sociétés. Animal familier, dans une proximité
quasi immédiate avec les humains qu’il nourrit et dont
il renouvelle les champs, il est aussi entouré de mystère,
dans ses pâturages et dans son regard. La vache et la culture
sont comme arrimées l’une à l’autre. C’est
« une présence dans la nuit
» rappelle Esther Mujawayo , une marque d’alliance entre
les hommes, entre les sociétés et la nature. La présence
de la vache est le signe même du retour à l’humanité,
après le génocide : « Avec
une vache qui rentre chez toi, tu redeviens quelqu’un ».
On peut interpréter radicalement cette présence : contrairement
aux idées reçues, l’Afrique n’est donc pas
d’emblée une terre détenue par des prédateurs.
C’est bien par le déséquilibre de ses structures
sociales et de la relation intime entre les êtres humains et la
nature, que les fauves - et les insectes - prennent la main sur l’humanité,
et que la bestialité peut alors pulluler, comme cet « obscur
objet de la haine », dont Jacques Hassoun a longuement
analysé les logiques insensées.
Yves Chemla
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