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Le roman est quand même une forme étrange, quoique cette étrangeté ne nous frappe plus avec autant de force qu'autrefois : ceux qui majoritairement le consomment habitent sans doute la part la mieux lotie de la planète, part qui chaque jour se déclare un peu plus repliée sur son aire, reléguant les autres, en général les pauvres, à distance, dressant des murs qu'elle souhaiterait infranchissables. Et pourtant, le roman vient installer l'étrangeté au milieu de la forteresse, rappelant que les véritables frontières sont d'abord celles de l'intériorité. La mauvaise conscience vient comme un bélier frapper ces remparts dérisoires.
C'est sans doute dans cet espace improbable qu'a surgi le roman écrit par le jeune Uzodinma Iweala, après qu'il eut lu dans un magazine un article consacré aux enfants soldats entraînés dans les combats, là-bas, en Afrique, alors que lui-même poursuivait ses études aux États Unis. Il leur consacrera une thèse, à Harvard, puis ce roman, Bêtes sans patrie, qui connaît un succès notable. Alain Mabanckou l'a traduit, conservant à ce texte sa puissance d'évocation, et restituant sa violence parfois insoutenable. On sait que le sujet a déjà été exigeant : Ahmadou Kourouma, Emmanuel Dongala, Tierno Monenembo, par exemple, se sont attelés à cette tâche paradoxale de tenter de faire parler le tueur, serrer au plus près l'inconcevable et l'innommable mêmes. On sait que la littérature trouve ainsi son essor, les romans du bonheur étant considérés comme d'un intérêt plutôt mineur. Le roman se complait dans les logiques déraisonnables que font jongler le mal, et le lecteur s'en repaît. Comme il se satisfait, généralement, des hommages que le vice rend à la vertu. Mais, on le sait, même inscrit dans un circuit économique de la consommation de masse, le roman lui échappe, en biaisant avec cette jouissance à la fois programmée et déconstruite qu'il déclenche chez son lecteur. Les fêtes sanglantes célébrées par le marquis de Sade disent malgré leur auteur cet envers des Lumières bien pensantes, et génératrices d'idéologies consensuelles. Cette littérature vaut ainsi par sa mise en perspective du retournement de la raison, barbotant dans la fange. Dans un essai remarquable paru récemment chez Jacqueline Chambon, La Marche rouge, Marion Sigault explore la part de l'ombre des Lumières, et particulièrement le sort infligé aux plus vulnérables de la société d'ancien régime, les enfants des pauvres. Ce n'est pas tant la question morale – quelle valeur aurait le sursaut éthique, si longtemps après, sinon une bonne conscience à bien peu de frais, ou bien une suspecte apologie de l'ordre moral ? – mais les traces de projets de société de ce qui n'était pas encore l'économie libérale qui retiennent particulièrement l'attention. Détacher l'enfant de ses proches, le violer, le détruire psychiquement, puis en faire un soldat, qui méprise sa propre vie, tel est bien un des aspects de cette brutalité qui culmine dans les guerres coloniales de la fin du 19ème siècle, puis dans les conflits qui jalonnent épouvantablement le 20ème. Dans Soldats perdus, paru en 2006 chez Bayard, Hélène Erlingsen avait montré combien cette réalité perdurait encore lors des guerres de "décolonisation".
Uzondinma Iweala a écrit un roman qui plonge le lecteur dans cette pénombre où s'agite la Bête. C'est le jeune Agu qui parle. Il a entre 9 et 12 ans, sans doute. Il a été capturé par un enfant muet, qui ne s'exprime que par dessins, Strika. Il a vu son père mitraillé. Sa mère et sa sœur ont été emportées dans des camions de l'ONU. Il souhaite sans cesse être un des préférés du Commandant, sauf quand ce dernier le viole. Il parle, il raconte, en douze séquence, les souvenirs d'avant, la vie dans le camp, les mythes fondateurs, ceux de son village, celui que tente d'imposer le Commandant, son premier meurtre, les autres, les viols, la boucherie quotidienne dans ce pays qui n'est lui-même plus "qu'un morceau de viande qu'ils peuvent découper avec un couteau". Iweala avait choisi d'adapter dans les mots d'Agu un pidgin mêlé de parlers nigérians, et le résultat était un "rotten english". Alain Mabanckou a adapté le texte dans une langue qui mime l'imperfection, mais qui dit surtout la force du retrait dans l'inhumain : "Mon ventre ça commence à se serrer de plus en plus à cause que je suis couché là et je me dis dans moi-même je veux pas voir toutes ces tueries, mais je sais aussi que je peux pas laisser mon père tout seul et m'enfuir sinon les hommes aux village ils vont me moquer". Les défaillances à la norme courante qui balisent le texte, lui confèrent un rythme lancinant : "un tout petit minimum d'homme", "tuer sans pauser", "Lietnant", "minitaire", "grade à vous", "un dur en cuir"… confirment l'inquiétude du lecteur.
Le mot précis manque souvent, mais Agu ajuste celui qui sonne vrai : "J'aimais beaucoup l'école, je pensais dans moi-même que je vais toujours y aller jusqu'à quand la guerre a foiré les choses". Le vocabulaire subit la même mise en pièce que les êtres et les paysages, et dans ces pataquès enfantins, le traducteur fait entendre le lapsus généralisé de cette histoire, son horreur indicible, proprement. "Je prie vers Dieu, supplie Agu, alors qu'il est drogué et se dirige vers un meurtre superlatif, mais les mots, ils vont vers le Diable".
La parole d'Agu prend à chaque avancée de la phrase l'allure d'une tentative désespérée de se démarquer de ce qui est et de ce qu'il devient, en faisant entendre sa voix à la fois nuancée et fragile, mais qui n'occulte pas l'insoutenable réalité de l'action, jusque dans les hurlements. Il s'arrête aussi sur le spectacle du monde et de la nature, les arbres, dont il aimerait bien connaître les noms, comme sur ses propres hantises, et ses propres sensations. C'est du côté de la nourriture que les notations semblent les plus fréquentes : recherche éperdue, régime militaire, razzias, faim extrême, ponctuent l'existence, réduite au plus élémentaire, manger et déféquer. "J'ai tellement mal au ventre que ça me fait vomir et chier. J'ai tellement faim que je peux manger ma peau minimètre par minimètre si ça ne me fait pas saigner jusqu'à la mort. J'ai tellement faim que j'ai envie de mourir or si je meurs je serai mort". Certes, la guerre a bien tout foiré… La figure du Commandant, hurlante de perversité, n'est pas en reste, dans cette dévoration généralisée. Tel un démon sorti de l'envers d'un mythe fondateur, il absorbe le monde : "Quand le Commandant respire profondément il avale presque toute l'ombre de la pièce on dirait c'est de la nourriture". Ce monde que traverse Agu depuis la destruction du village et de ses relations familiales et de voisinage, tout ce qui en constituait l'humanité s'est défait. Il suinte désormais des éclaboussures des massacres et des déjections, hanté de Sorcières, de femmes meurtrières, et même la mal nommée Ville des Ressources Abondantes, il la perçoit comme lieu du néant : "on dirait c'est la ville où habite la Mort".
C'est justement depuis ce point aveugle que se déploient la plupart des mythes qui racontent une conquête initiale. Dans un présent qui semble araser la vague du temps, l'existence se minimise dans un glissement erratique : "Le temps passe. Il ne passe pas. Le jour devient la nuit. La nuit devient le jour. (…)Il fait nuit. Il fait jour. La lumière. Le noir. Il fait trop froid. Il pleut. Y a trop de rayons de soleil. C'est trop sec. C'est trop humide". Les repères s'estompent insensiblement, jusqu'à une dernière marche, une fois la défaite consommée, le Commandant éliminé, et Strika mort d'épuisement. La puissance ne tenait qu'à la force de la parole du chef. Agu est désormais seul, comme le dernier enfant. Et c'est une femme qui le prend en charge, dans un épilogue à la fois rayonnant, et réparateur mais qui résonne aussi comme la marque de l'inaccompli, et de l'impossible réparation. C'est un éclat de la réalité qui revient briller à sa conscience, et qui refonde le récit, défaisant ce qui aurait pu devenir le mythe fondateur d'un groupe, d'une communauté, d'un État. Cette histoire que le lecteur a tenue entre ses mains, Agu est en train de la raconter, avec ce qui lui reste de mots, qui sont autant d'échardes qui incisent la peau de l'écoutante. En citant nommément Le Voyage au bout de la nuit dès les premiers mots du texte, Alain Mabanckou signale ainsi de manière décisive la littérarité du livre.
Il ne s'agit pas ici d'un témoignage, mais bien d'une œuvre littéraire, qui répond à des codes, qu'elle déconstruit néanmoins. Elle participe de cette vaste remise en cause de l'esthétique académique, s'affranchissant de règles, en reconstruisant d'autres. Il s'agit de serrer au plus près, dans une mimesis qui ne dit pas son nom, la réalité d'une prise de parole, qui a ceci d'improbable que l'on sait par ailleurs qu'elle peine à se défaire des stéréotypes. Le témoignage d'enfants soldats, par exemple celui de Yussef Bazzi, Yasser Arafat m'a regardé et m'a souri. Journal d'un combattant, (traduit de l'arabe (Liban) par Mathias Énard, Paris, Verticales phase deux, 2007) a ceci d'insupportable qu'il est plongé dans le cliché, et dans une langue qui paraît contrefaite, et dans ce témoignage-ci, particulièrement, qu'il n'a pas un mot pour les victimes, abattues froidement, presque par jeu. Le récit lui-même devient procédé de mise en scène auto justificatrice. Iweala se détourne à la fois de cette littérature trompeuse, comme du fade souci de traduction propre à assouvir les désirs de consommation littéraire. Dans cet écart, c'est bien la charge humaniste qui se déplie, même si ce dernier mot paraît bien désuet, et peu à même, dans ces temps si terribles pour les plus pauvres et les plus vulnérables, de dire l'essentiel de ce qu'il faudrait se décider à espérer. Richard Morgiève, dans Legarçon, paru en 1997 chez Calmann-Lévy, avait approché de très près, lui aussi, le dire de cette vulnérabilité. Dans ce siècle où l'apologie de la violence et de la cruauté est imposée par tant de réalités guerrières mais aussi sur tant de supports, affiches couvrant les murs des villes, cinéma, télévision, littérature, aussi, le roman d'Iweala et la traduction si juste qu'en donne Alain Mabanckou, raconte en creux le revers inhumain que toute littérature policée fait mine de ne pas pouvoir prendre en charge. En donnant à entendre aussi distinctement la parole de cet enfant de fiction, ils nous rappellent surtout combien la littérature demeure une entreprise nécessaire et risquée : celle du déplacement des évidences. Si elle ne s'empare pas de ce projet, alors elle court le risque de succomber à une tentation factice, celle du fétichisme.
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