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Imane
Humaydane Younes, Mûriers sauvages, Paris, Verticales,
2007
C'est depuis l'intime que les personnages féminins des romans
d'Imane Humaydane Younes racontent leurs histoires. Dans Ville à
vif, paru en 2004 également aux éditions Verticales,
l'intérieur des êtres est cet espace où pénètre
même la violence de l'histoire, qui vient mettre à nu et
ravager la part silencieuse, transformée dès lors en autant
d'écrans où se projettent les incendies guerriers. Il
y a dans la douloureuse beauté de ce roman comme un refus de
l'histoire, quand dans l'après-coup de la tragédie, elle
est réduite à une suite d'événements terribles,
mais dont le retentissement est peu à peu banalisé, voire
occulté. Ce ne sont pas les échos, ni leurs prolongements
dans l'atténuation, qui constituent le roman, mais ce que les
personnages ont à parler de la faille térébrante
qui les traverse et qui les brise. Les monologues des quatre personnages
féminins, Liliane, Warda, Camillia et Maha, s'entrecroisent et
peu à peu parviennent à retisser le fil rompu du temps,
celui des désastres et celui des déceptions, particulièrement
celui du lent détricotage de leur présence au monde, elles
qui basculent presque insensiblement dans l'attente sans objet ou dans
la folie. C'est par le souci que se portent les uns les autres les personnage
que les reculs deviennent moins brutaux, réinscrivant ici où
là, des poches de résistance contre la dilacération
des consciences, réinventant des possibilités de sociétés,
cernées par la nuit la plus opaque. Ces espaces de socialité,
d'attention aux autres, paraissent traduire dans l'écriture d'Imane
Humaydane Younes comme une révolte face à sa propre colère
: la violence sanglante telle qu'elle se manifeste dans le meurtre de
Ranger, le milicien assassin, accompli par Camillia et Maha, en est
l'exception notable, qui confère alors à ces moments précédents,
à ces lueurs dans la nuit, leur grâce improbable. C'est
aussi que la violence doit pouvoir enfin se montrer "nue,
sans fard", comme une limite qui est l'absence de toute
limite, comme ce qui voudrait faire sens contre l'ossification du temps
et ce vide que creuse la guerre menée par les hommes. Et cette
violence ne manifeste encore son accomplissement radical que lorsque
le corps du jeune homme détaché, il est jeté comme
un déchet au milieu de la rue, et qu'il est éparpillé
par l'impact d'un obus, qui vient en contrepoint signifier dans le texte
que la guerre est finie, que plus rien de ce qui n'a pas été
vécu n'existera un jour. C'est toute la gageure engagée
par ce roman terrible qui tente de rejoindre dans la guerre ce qui lui
est arraché, fût-ce des lambeaux de vie, et les raconter
depuis les personnages qui semblent étrangement peu à
peu investir le lecteur, qui croit les porter en lui, par une habile
persuasion, rendue possible parce que l'intime parle à l'intime,
par une parole qui est absence de communication, juste une parole qui
tisse un cocon autour de ces quatre femmes en espérance d'un
rêve de papillon, s'élevant dans le ciel brillant de Beyrouth.
Le lecteur occupe alors cette position paradoxale : en lui, les personnages
semblent continuer à dévider leurs paroles, dans un avertissement
incessant qui lui est adressé de résister à sa
propre colère, au renoncement de sa raison, et de sa sensibilité.
Il s'agit de ne pas donner prise justement à la fascination de
la manifestation de la force, de conserver en soi, toujours à
portée de l'écoute, la parole de celles qui savent, et
qui demeurent désormais immortelles. Et de se méfier de
la tentation d'être ce "renard habile
et rusé qui, le soir venu, jette un regard en arrière
sur sa journée et laisse pendre sa langue d'un air narquois,
satisfait de s'en être tiré à si bon compte. De
ces renards experts dans le mensonge, vautrés dedans, et qui
n'en portent cependant aucune trace".
Mûriers sauvages reprend, dans un autre registre, ainsi
que dans une autre tonalité, cette nécessité de
la résistance intérieure à la violence imposée
: il est vital d'expurger la violence qui a fini par s'inscrire dans
les corps, tant elle a été mise en silence, aidée
en cela par la juxtaposition de discours fondés sur le refuge
dans l'unité autoritaire, voire totalitaire. Comme un développement
du dernier monologue du roman précédent, l'auteur nous
emmène au cœur de la montagne druze, aux particularismes
sourcilleux. Littéralement, il pourrait s'agir d'une histoire
de dépossession patrimoniale, celle d'un grand domaine mené
avec poigne par un patriarche, le Cheikh. Sa jeune fille, Sara, cherche
sa mère, pendant la majeure partie de son existence. Celle-ci
a disparu peu de temps après sa naissance, et cette disparition
a une allure de mystère obscène. Tout le roman, raconté
essentiellement depuis le point de vue de Sara, se déploie à
partir de cette double injonction paradoxale : il lui faut retrouver
sa mère et accepter de renoncer à l'idée de chercher
à la retrouver. La très grande réussite du roman
repose sur la double inscription de cette quête impossible dans
un paysage et dans l'intimité, encore une fois, du personnage.
Mûriers sauvages est ainsi d'abord un roman du terroir, depuis
lequel se redresse la narratrice, comme née elle-même de
la terre, fécondée par la pluie : "Rien…
Rien n'égale la sensation que me procure la coulée d'une
goutte de rosée le long de ma nuque. Une sensation de picotement
qui m'arrache un petit cri. Un "ah" ensommeillé qui
serait né déjà exténué. Une goutte
brillant sur une feuille d'amandier qui perle, pareille à une
goutte de semence, roule, se détache. Elle tombe puis glisse
lentement, dessinant sur ma peau une douce ligne sinueuse qui réchauffe
mon corps transi. Rouvrant les yeux, je vois luire au-dessus de moi
un soleil pâle. Je me lève, les membres raides et glacés,
et secoue la terre humide collée sur moi". Ce sont
les premiers mots du livre. La vie quotidienne est rythmée par
les saisons, et d'abord celle des cocons et des vers à soie.
Le domaine, perdant sa fonction seigneuriale, devient une magnanerie,
pour laquelle chaque espace disponible est rentabilisé par le
maître des lieux, âpre au gain et roublard avec les employés
saisonniers. Au départ, il y a une obscure histoire de spoliation
: le grand-père de Sara est un Libanais d'Argentine, où
sa famille a émigré, après la guerre de 1860, entre
Druzes et Chrétiens, consécutive aux ébranlements
subis par l'empire ottoman. Revenu au Liban, et s'y trouvant retenu
par le déclenchement de la première guerre mondiale, il
s'y installe, comme un refondateur de lignée. Dans des circonstances
mal éclaircies, sa fille est mariée au Cheikh, qui, pour
cela, divorce de sa première épouse, dont il a déjà
un fils.
C'est un roman du terroir, également, en ce qu'il met en scène
la vie d'une petite communauté druze, et qu'il en décrit
ce qu'il en est possible : quelques rites, ses espaces clos des secrets
initiatiques, ses rapports avec les autres communautés, notamment
la présence des pasteurs anglais, qui assurent l'école
aux enfants. C'est d'ailleurs par cette fonction que se lève
une des interrogations : l'espace reclus est travaillé désormais
par l'extérieur, qui lui apporte – lui impose aussi –
quelques traces de la modernité, qui contreviennent à
la tradition et à ses archaïsmes, et qui provoque de la
résistance.
Mais c'est aussi, et dans le même mouvement, ouvert par le premier
paragraphe, un roman de la féminité : avec grâce,
sont évoqués et racontés les malaises, qui deviennent
souffrances, de la jeune Sara, que sa tante Chams nomme "la
fille de la maudite", qui est sans cesse à la poursuite
d'une figure de l'absence – un visage, un attouchement, une odeur,
un parfum – qui peu à peu la possède, comme un manque
qui la désemplit. Ce sont aussi des histoires de femmes, et de
féminités déniées pourtant exploitées,
réduites au silence, et d'où émergent des figures
contrastées : Chams, la sœur du Cheikh, ce dernier l'empêchant
de se marier, et qui tente, mais cela rate, de sublimer son désir
par un piétisme dont elle finit elle-même par admettre
qu'il n'est que de façade ; Doha, la camarade de jeu de Sara,
qui vient respirer l'odeur des vêtements du frère méprisé
par le père, qui finira, contraint et forcé par ce dernier,
par l'épouser, qui ne l'aimera pas, et qui verra dans cette obligation
une façon particulièrement efficace de le retenir au Liban,
alors qu'il désirait partir ; c'est Moutia, la Tcherkesse venue
d'Alep, un peu magicienne, dont les chants retentissent dans l'air lumineux
qui nimbe le domaine, et qui donne à Sara une des clés
du trousseau qui lui permettrait de déverrouiller les portes
de son histoire : "Ta mère est partie
à la recherche de son âme" ; ce sont toutes
les femmes qui soignent les cocons, assises dans la cour du domaine
et suscitant, un temps, une société presque heureuse :
"D'une main, la tête renversée
en arrière, l'une des femmes lève la cruche en terre poreuse,
transpirant d'eau glacée. Lèvres entrouvertes, elle l'incline,
et boit à la régalade l'eau qui jaillit du bec. Quelques
gouttes tombent sur son menton, coulent le long de son cou avant de
tracer un filet entre ses seins. Elle pousse un petit cri de surprise
aussitôt suivi d'un éclat de rire. Un rire contagieux qui
se propage d'une femme à l'autre. On croirait entendre une cascade
surgie des profondeurs de la terre. Elles rient, s'interrompent pour
échanger quelques mots et puis repartent de plus belle. Leurs
éclats de rire montent tandis que le soleil peu à peu
disparaît, jetant sur les cocons des reflets sombres. Elles rient
en toute simplicité, pour rien, juste comme si elles voulaient
contenir la puissance de ces lieux intimes et mystérieux cachés
au plus profond d'elles mêmes, une puissance égale à
celle de la vie". Le rire est ici comme la promesse du plaisir,
mais aussi, comme le signale presque incidemment le texte, ce qui se
substitue à son impossible, et de la vague, montée des
plus lointains, qui bouleverse les êtres quand ils consentent
à rompre les digues. Mais ce sont des instants d'exception, tel
celui au cours duquel, au milieu des chenilles dévorant les feuilles
de mûriers, après un orage dévastateur, et dans
la chaleur humide d'une fin d'après-midi, Sara et Karim se donnent
l'un à l'autre, debout, contre une fenêtre. Pourtant, au
milieu de ce festin des chenilles, de l'orage diluvien, mais aussi du
ramassage précipité des escargots, dans ce festin général
où les profondeurs de la terre rencontrent la rupture des eaux,
demeure une précaution ultime : "Je
ne donnerai pas mon âme", répète Sara.
En contrepoint à cette descente en soi vers la grâce, le
roman évoque aussi l'autre versant de la féminité,
la solitude qui rend les femmes hagardes et dépeuplées,
quand elles demeurent chez elles, dans l'attente, mais qui, dès
qu'elles peuvent raconter des histoires à d'autres femmes, semblent
revivre.
D'autres histoires, certes, mais jamais celle de la mère. La
quête demeure suspendue, puis inaccomplie. Sara y renonce, traçant
un parcours déceptif au roman, qui semblait s'ouvrir sur la promesse
d'un motif littéraire stéréotypé, qu'il
déjoue progressivement. Le roman demeure sur le bord étroit
de la dramatisation, et le secret demeure gardé. Sara ne possède
en vrai que ce qu'elle a toujours perdu, l'invisibilité d'une
présence qui se retient en elle, mais qu'elle ne peut connaître.
Elle prend peu à peu acte de sa propre altérité,
découvrant en elle ce secret qui fait d'elle d'abord une autre
radicale, sans concession à une quelconque connaissance, traçant
des chemins qui sont les siens en propre, avec ses renoncements, comme
ses tentations. Dans le vaste champ clos que décrit le domaine
dans la montagne, à la lisière du village et de ses traditions
lentement délitées, malgré la force du Cheikh,
c'est la haine entretenue qui garantit la possibilité de vivre
ensemble, et non l'amour que pourraient se porter les uns les autres.
Dès lors que le Cheikh s'immobilise, sentant sa fin venir, les
personnages se séparent, quittent les lieux, le désertifiant,
acceptant des logiques individuelles, et non plus de groupe. La question
centrale posée par ce roman est bien celle de l'amnésie
récurrente et rendue nécessaire. Ainsi, au centre et à
l'origine du cocon, il y a un ver, un organisme dont chaque étape
de l'existence repose sur la négation de la précédente.
Le masticateur de feuille deviendra papillon butineur, si les cocons
sont abandonnés à leur sort, ce qui se produit et signale
la fin du domaine. Ainsi, les mûriers retournent à la sauvagerie
après avoir été à nouveau cultivés,
après une période d'abandon… Histoire étrange
et magnifique, Mûriers sauvages dénoue la spirale
des cycles, au moment où précisément, ceux-ci changent
de nature : roman d'une bâtardise soupçonnée et
source d'un malaise qui affleure à la surface des mots, et qui
déconstruit l'idéal d'unité quelque peu totalitaire
du lien communautaire, il dresse la scénographie d'une entrée
dans la modernité qui rejette le domaine dans ses marges, comme
une caverne de vieilleries que Doha accumule chez elle, croyant compenser
ainsi l'affection que son mari ne lui accorde pas ; qui, pour le moderne
Karim, n'est plus qu'un signe de la puissance qu'il souhaite acquérir,
dans l'oubli de soi et des autres, en particulier de Sara, comme de
la tradition. Tant que le Cheikh se tient debout, il est l'axe autour
duquel tourne le monde, dans une giration haineuse. Dès lors
qu'il se couche, tout est consommé, et un nouveau cycle commence.
Mais un cycle épuré, sans fondement, comme une perte :
au tambourinement produits par l'alimentation des insectes dans la maison,
répond celui que font par jeu les enfants de Doha sur les portes
des pièces vides. Reste alors pour Sara l'attente de sa propre
fille, à qui elle donne le prénom de sa propre mère,
témoignant ainsi de la réappropriation de sa propre histoire,
se démarquant en se détournant du "Rien…"
par lequel sa propre histoire commence.
Comme d'autres écrivains de sa génération, Imane
Humaydane Younes nous raconte, depuis l'intérieur d'une conscience
qui tente de couturer la déchirure dans l'intime, la lente dépossession
d'un terroir, le coup de buttoir presque invisible lancé sur
les traditions qui scellaient les communautés, sur elles-mêmes
mais aussi les unes les autres, fût-ce au prix de leur animosité
partagée. Il a pour conséquence le sentiment de la perte
de soi, la constitution d'identités reconnues peu à peu
comme erronées, voire fallacieuses, mais qui collent à
la peau comme une odeur corporelle, surtout comme un mythe qui empêche
de vivre, c'est-à-dire de se forger un destin, de s'approprier
son propre regard, alors que tout autour de soi, les haillons soyeux
partent en charpie.
Yves Chemla
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