www.ychemla.net

 

Ecrire

Études haïtiennes

   

Titre de l'article

 

date et lieu de parution

 
  "Tambour au bout du cœur"

Cultures Sud / Notre Librairie, N°168

 

 
 

Reconnu par des écrivains de haute stature tels Castera et Franketienne, ce dernier ne ménageant pas son éloge au "sel miraculeux d'une aventure poétique féconde"1, James Noël connaît rapidement un succès populaire indéniable, notamment par le poème Bon nouvèl, mis en musique par Wooly Saint Louis Jean2 , et traduit par Castera, qui chante cette Haïti aux pieds nus et qui étonne les hommes et le monde, depuis si longtemps, et aussi jouk lannwit kimen jou ("jusqu'à ce que la nuit fasse mousser le jour"), en se dressant quand elle descend les rues contre les forces de l'obscur. Le Sang visible du vitrier développe les thèmes de la coupure et de la voix qui résiste au silence, face aux forces déchargeant les "grands coups de cagoules" sur la foule, et confrontée, dans le même temps à la "glue / des vingt-sept mille kilomètres carrés de tourmente", cette terre qui résiste à "ne pas trembler / sous la foulée des ombres folles". C'est bien la place du poète qui est en jeu dans ce déchaînement de forces brutales comme de configurations néfastes : la voix revendique cette place, même si elle vient "de là / de ce non-lieu qui cherche lune / pour s'exhumer de son point d'ombre". La prise de parole est sans hésitation, "je suis poète (…)/ pour dire l'amour brisé aux vitres / le vieux temps mort sur un pays / la nuit des temps d'années lumières". Assurance belle que celle du poète, qui nous apparaît alors comme l'obligé de cette coulée de mots qui lui parviennent et qu'il ne retient pas, les offrant à celles et ceux qui les entendent résonner en eux, prendre sens dans cette élaboration de l'intime qui recrée le sentiment d'appartenance, contre les misères d'un quotidien en miettes. Il faut entendre James Noël dire ses poèmes, et l'on surprend dans le regard de ses auditeurs que sa parole étreint, "les gens de peu", pour reprendre l'expression de Pierre Sansot, une lueur de reconnaissance mutuelle. Une telle réussite vient sans doute de ceci, que le phrasé de James Noël allège la parole de l'énigme, et se fait règle d'être, dans le même temps, à l'écoute des autres et de soi.

Poésie directe, mais surtout travaillée, habile à débusquer les ratés de la langue quotidienne, autoritaire jusqu'à l'absurde, traçant, par exemple, dans un raccourci significatif les sens opposés du mot "droit", si essentiel en Haïti, justement : "ce fou de pays / n'a légalement droit / ce pays qui n'a pas droit à l'aurore / parce qu'insoumis". L'image est progressivement saturée par les autres figures de la ligne : les "larmes parallèles", le gratte-ciel d'ordures, "les rafales" qui "raturent" la ville. À l'inverse, c'est le monde des rondeurs, de "la compétence de tes seins à travailler la souplesse / de l'avenir des mains", la précise attention des sens au corps de l'autre, émise dans la parole de la séduction, un instant jubilatoire, mais immédiatement cassée par l'irruption de la menace : "j'aime t'embrasser / les yeux loués aux mains d'enfants / experts en l'art d'effrayer la paix d'une colombe / qui voit venir la mort ailée / depuis les bras ouverts des lance-pierres". Il faut sans cesse rappeler le sens de la menace, comme dans l'hommage à Jacques Roche, journaliste assassiné, ou bien à une fillette enlevée, violentée et à qui on a crevé les yeux ("Le crime aveugle"). Il faut avoir présent sans cesse à la conscience cette venue haïtienne depuis "un trou d'air", et ce "non-lieu" qu'est ce pays "sans aile" –sauf sur son drapeau-, dont les morts demeurent sans sépulture, notamment après le cyclone sur Gonaïves, ce "vil bordel", auquel le monde n'a prêté que trop peu d'attention. Il faut résister, mais aussi ne pas se payer d'illusions, par une parole annonciatrice, seulement féconde de fausses espérances : pas "de feintes de colibri blessé à mort", mais "une lampe / chaude confidence / dans un fond caché de la mer", ou bien "la perspective de me changer en pierre". À chaque décharge de parole, le tesson de verre fait couler le sang du vitrier des jours et des nuits, qui sans relâche, se remet à l'ouvrage.

Parent de la mer qui pourrait accomplir la toilette intime de l'île-monde en mal d'avènement, le poète a désormais l'étroite connaissance de ses lieux propres, "à la portée de tous / à la santé du monde". Il faut aussi entendre dans ce dernier souhait ce que les lettres haïtiennes rappellent avec insistance : une même déraison guette les sociétés abasourdies.




1. Franketienne, "L"univers fabuleux de James Noël", Plumes émergentes, Notre Librairie, n° 158 avril-juin 2005, (extrait de la préface de Poèmes à double tranchant / Seul le baiser pour muselière, Port-au-Prince, éditions Farandole, 2005
2. Wooly Saint Louis Jean, Quand la parole se fait chanson, Port-au-Prince, Productions Batofou, 2005

 

 

 

  Mise à jour le : 24/01/09