|
Vous venez de publier un nouveau roman, En Attendant le vote des
bêtes sauvages, après Les Soleils des indépendances
en 1970 et Monné, outrages et défis en 1990. Vos
lecteurs ont été frappés dans les deux cas par
ce ton nouveau qui s'est imposé, comme par ce renouvellement
de la vision de l'histoire. Pourriez-vous resituer chaque roman l'un
par rapport à l'autre ?
Les Soleils des Indépendances était avant tout
un roman de circonstances. J'avais des amis, des camarades, en prison.
J'ai voulu écrire quelque chose pour témoigner. Il y avait
un long passage -qui a été supprimé- dans lequel
je critiquais ouvertement le régime de Houphouët. Ensuite,
je suis remonté dans le temps, pour poursuivre. Dans Monné...,
j'ai repris la rencontre avec les Blancs et ce troisième roman
traite de la guerre froide. J'ai travaillé cette continuité.
Dès le départ ainsi, dans votre
oeuvre, il y a un lien très étroit, très fort avec
la réalité, et notamment la réalité politique,
historique.
J'ai toujours voulu témoigner. J'écris et je dis : voilà
ce que j'ai vu. Vous savez, quand j'étais jeune, par exemple,
on me racontait comment s'était passée la rencontre avec
les Français. Cette fois, j'ai pris la guerre froide, et c'est
moi qui l'ai vue. L'axe principal du roman est pour moi de témoigner.
C'est ma vision de l'histoire qui est déterminante, dans mes
romans. Mais du point de vue de l'écriture, il y a des choses
qui ont été considérablement modifiées depuis
le premier roman. Il y a eu beaucoup de modifications. Quand j'écrivais
Les Soleils des Indépendances, je pensais en malinké.
Mon long exil m'a obligé à penser en français.
Je ne peux plus revenir en arrière.
Comment s'est mise en place l'écriture
d'En Attendant le Vote des bêtes
sauvages ?
J'ai voulu d'abord imiter le donsomana, cette forme malinké
du récit purificatoire, son style, son rythme, ce qu'il s'y passe.
J'avais un dessein d'ensemble, mais le détail s'est construit
peu à peu par l'écriture, veillée après
veillée. Les différents éléments se sont
détachés au fur et à mesure. Il y a une progression
du sens entraînée par l'écriture. Je l'ai vu par
exemple avec la fin de l'histoire, qui s'est révélée
peu à peu, déterminant le titre du roman. Longtemps, le
titre a été le suivant : " La geste du Maître
chasseur ". Ce titre ne faisait pas assez ressortir l'aspect politique
du roman. Le titre initial a été un moment : " Le Donsomana
du Guide suprême ". Ce titre n'était pas assez parlant,
surtout pour les lecteurs, c'est-à-dire les lectrices qui représentent
la part la plus importante du lectorat, en France. Qu'est-ce qu'un donsomana,
pour un lecteur français ? Et puis, le Guide-suprême...
Alors, je me arrêté sur " La Geste du Maître chasseur
".
Vous êtes très sévère
à l'égard des dictateurs que rencontre Koyaga. Pensez-vous
avoir des échos de cette sévérité ?
Oh, la réception en Afrique... Je ne pense pas qu'il y ait beaucoup
d'échos. De toute façon, ce que je dis des dictateurs,
n'est pas excessif ; ce que je dis est vrai. Ce sont des choses qui
ont été. Ce que je dis de Houphouët, ce que je dis
de Bokassa et des autres a déjà été écrit.
C'est l'histoire. On peut mettre des noms derrière les totems
des personnages. Mais ce sont d'abord des personnages de roman, des
personnages d'une bouffonerie tragique. J'ai voulu présenter
la guerre froide. Le rôle de chacun de ces personnages de dictateur
est très important. Le roman initial était assez long.
J'ai voulu construire une fresque immense, mais bien sûr, il y
a un problème de dimension. J'ai recherché une synthèse.
Elle m'est apparue après le discours de la Baule, après
l'effondrement de l'Est. Un exemple vous permettra de comprendre mes
propres limites, le rôle des enfants de la rue. Dans le roman,
c'est très court. Il faudra, je ne sais pas, peut-être
un jour, que je me penche encore sur cet aspect important du rôle
de la jeunesse. Il a vraiment fallu resserrer. J'ai effectué
un travail sur la forme, sur la composition du roman. Certains aspects
ont été plus développés que d'autres, par
exemple l'histoire de Maclédio. Il apparaît juste après
l'assassinat du président. J'ai eu un problème : fallait-il
en parler avant ? après ? L'épisode est tellement long
qu'il rompt la progression de l'histoire, sa marche. Toute une veillée
lui est consacrée, et elle peut faire oublier la trame de l'affaire.
Mais tous les éléments participent au sens. Maclédio
permet de comprendre Koyaga, comme Koyaga permet de comprendre Maclédio.
Il n'y a pas d'histoire qui échappe à cet ensemble. Tout
concourt à la compréhension des actions de Koyaga. Il
ne faut pas oublier qu'on est dans un donsomana, c'est-à-dire
une veillée des chasseurs. Une veillée des chasseurs est
essentiellement une veillée pendant laquelle on raconte des exploits
de chasse. Mais ce donsomana, en plus, donne la justification
des actions des personnages.
Je voudrais revenir un instant sur des réactions de critiques.
Beaucoup ont été effrayés par la brutalité
de l'assassinat du président. L'histoire de Maclédio,
cette longue histoire de son initiation, permet d'adoucir cet épisode,
de le mettre à distance, d'introduire des nuances en quelque
sorte. Les gens sont avant tout frappés -et attirés- par
la brutalité, le fait qu'on ampute, et par toute cette violence.
Il faut comprendre que la brutalité a du sens, qu'elle ne se
manisfeste pas de façon absurde, mais en même temps qu'il
n'y a aucune complaisance à son égard. En fait, il y a
là un point important pour vous autres, lecteurs d'ici, et qui
concerne la prise en compte de la magie. Même chez les pires dictateurs,
il y a une logique, une cohérence dans les actions. J'ai même
une petite admiration pour le personnage de Koyaga : dans sa violence,
dans ses actions dans sa justice comme dans son injustice, il est tout
entier. Il a un caractère et il agit en conséquence. On
m'a souvent reproché la violence du personnage, sa brutalité.
J'ai l'impression que ce reproche ne tient pas compte du fait que la
première violence du roman est exercée par les colonisateurs
et leurs ethnologues.
Ce que j'ai lu au sujet des Hommes nus est assez éclairant :
quand les ethnologues sont arrivés ils ont considérés
que ceux-là étaient tellement primitifs qu'on ne pourrait
pas les exploiter. Ils ne connaissaient aucune hiérarchie, aucun
commandement. C'est authentique. En Côte d'Ivoire, par exemple,
ces Hommes nus n'ont pas été colonisés comme nous,
nous l'avons été. Ils ne subissaient pas les travaux forcés
: quand on venait les chercher, ils prenaient leurs arcs et puis ils
disparaissaient. Ils ont été domptés grâce
aux ethnologues.
On se souvient, en effet, de ce que vous racontez
dans Monné..
au sujet de la construction du train de Soba, pour Djigui.
Ceux qui sont choqués par la violence de Koyaga pourraient aller
voir ces passages du roman précédent, en effet. Et puis,
cette violence finit par l'enfermement de Koyaga. Il est dans son histoire,
il y tourne en rond. On ne sait pas s'il parviendra à en sortir.
Pensez-vous cependant que vos lecteurs seront
sensibles à cette distanciation de la violence ?
Quand on écrit, on s'adresse à des gens. Quand j'écrivais,
je pensais aux lecteurs français, à vous autres d'abord.
Ensuite à mes camarades africains qui lisent. Très peu
lisent, parce que pour eux, l'instruction ce n'est pas la culture. On
lit d'abord des traités pour apprendre son métier, des
traités d'économie, de droit. Mais je pensais à
deux ou trois de mes amis. J'ai quand même privilégié
le lecteur européen : à plusieurs reprises, j'explique
la logique de la magie, qui ne correspond pas à ce qu'est la
logique européenne. Mais le lecteur africain est quand même
un destinataire privilégié. J'ai aussi l'impression que
ce livre aura un lectorat important, en Afrique. J'ai eu la surprise
de voir à la télévision quelqu'un en recommander
la lecture. Je crois que je commence à toucher un public plus
large. Les réactions des lecteurs changent. Le Soleil des
Indépendances, quand il est sorti, a failli recevoir le prix
des lectrices de Elle. Deux membres du jury s'y sont très vivement
opposées. Je les ai rencontrées et elles m'ont dit que
leur refus provenait de ma façon de traiter la langue française.
Or, c'est peut-être aussi pour cette raison que le roman a rencontré
un tel succés en Afrique. Il y avait une forme nouvelle.
Justement, dans
En Attendant le vote des Bêtes sauvages
il y a un travail important sur la forme
Oui j'ai beaucoup travaillé cela. Il y a des phrases par exemple
qui reviennent. Dans le donsomana, les gens disent un ou deux
proverbes. Moi j'en ai fait un procédé systématique
et j'ai beaucoup exploité les livres de proverbes africains.
Les proverbes que vous trouvez dans le roman sont tous authentiques.
Et contrairement à ce que l'on pourrait penser, ce roman est
très différent des précédents. Il y a là
une dimension plus large. La présence malinké est plus
éloignée, vraiment.
N'avez-vous jamains rencontré un producteur
de cinéma ?
Non, pas encore. Pourtant Monné ferait un bon scénario.
J'ai travaillé sur des scènes, moi même. Mais cela
n'a pas été plus loin. Quelqu'un a écrit une pièce
à partir des Soleils... et de Monné... Cela s'appelle
Fama. Cela sera sans doute donné à Limoges.
Avez-vous des relations avec d'autres écrivains
d'Afrique, notamment les écrivains anglophones ?
Non, je n'ai pas beaucoup de relations. On m'a parlé de rencontres
possibles avec des gens comme Achebe. Mes romans ont été
traduits en anglais. C'est comme avec l'ensemble des écrivains
francophones : j'ai très peu de relations. Je reste un peu
seul dans mon coin. C'est dommage. Les rapports que l'on peut avoir
ne sont pas très suivis.
Il y a en revanche un vif attachement familial.
Votre livre est dédié à votre père et à
votre oncle.
Ils étaient des chasseurs. Quand j'étais enfant, je les
ai souvent accompagnés. Vous savez, chez les Malinkés,
tous les hommes qui sont libres, qui ont de la personnalité deviennent
des chasseurs. Soundjata était un chasseur, avant d'être
un conquérant. Mon père a même exercé la
profession de chasseur. Il faut bien voir que ces chasseurs constituent
un groupe défini, avec des rituels d'initiation, des fêtes
particulières. J'aimais beaucoup la chasse, mais maintenant,
j'ai des problèmes d'yeux.
Il y a de nombreux éléments autobiographiques
dans le roman
Oui, beaucoup. Il y a beaucoup de moi là dedans. Dans le personnage
de Maclédio, par exemple. Moi aussi, j'ai été envoyé
chez mon oncle. Moi aussi, j'ai beaucoup voyagé. J'ai été
intégré à l'armée française, et je
suis allé en Indochine. Vous savez, ce que je raconte de Koyaga,
je l'ai vécu. Mais je ne suis pas allé en Algérie.
Tout le monde est venu me trouver. On m'a proposé un grade d'officier,
on a beaucoup insisté pour que je rejoigne l'armée. Mais
je voulais rentrer chez moi. C'est une autre histoire qui a alors commencé.
|
|