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  Entretien avec Ahmadou Kourouma

Revue Notre Librairie, Paris, 1998, nş135

 

 
 

Vous venez de publier un nouveau roman, En Attendant le vote des bêtes sauvages, après Les Soleils des indépendances en 1970 et Monné, outrages et défis en 1990. Vos lecteurs ont été frappés dans les deux cas par ce ton nouveau qui s'est imposé, comme par ce renouvellement de la vision de l'histoire. Pourriez-vous resituer chaque roman l'un par rapport à l'autre ?

Les Soleils des Indépendances était avant tout un roman de circonstances. J'avais des amis, des camarades, en prison. J'ai voulu écrire quelque chose pour témoigner. Il y avait un long passage -qui a été supprimé- dans lequel je critiquais ouvertement le régime de Houphouët. Ensuite, je suis remonté dans le temps, pour poursuivre. Dans Monné..., j'ai repris la rencontre avec les Blancs et ce troisième roman traite de la guerre froide. J'ai travaillé cette continuité.

Dès le départ ainsi, dans votre oeuvre, il y a un lien très étroit, très fort avec la réalité, et notamment la réalité politique, historique.

J'ai toujours voulu témoigner. J'écris et je dis : voilà ce que j'ai vu. Vous savez, quand j'étais jeune, par exemple, on me racontait comment s'était passée la rencontre avec les Français. Cette fois, j'ai pris la guerre froide, et c'est moi qui l'ai vue. L'axe principal du roman est pour moi de témoigner. C'est ma vision de l'histoire qui est déterminante, dans mes romans. Mais du point de vue de l'écriture, il y a des choses qui ont été considérablement modifiées depuis le premier roman. Il y a eu beaucoup de modifications. Quand j'écrivais Les Soleils des Indépendances, je pensais en malinké. Mon long exil m'a obligé à penser en français. Je ne peux plus revenir en arrière.

Comment s'est mise en place l'écriture d'En Attendant le Vote des bêtes sauvages ?

J'ai voulu d'abord imiter le donsomana, cette forme malinké du récit purificatoire, son style, son rythme, ce qu'il s'y passe. J'avais un dessein d'ensemble, mais le détail s'est construit peu à peu par l'écriture, veillée après veillée. Les différents éléments se sont détachés au fur et à mesure. Il y a une progression du sens entraînée par l'écriture. Je l'ai vu par exemple avec la fin de l'histoire, qui s'est révélée peu à peu, déterminant le titre du roman. Longtemps, le titre a été le suivant : " La geste du Maître chasseur ". Ce titre ne faisait pas assez ressortir l'aspect politique du roman. Le titre initial a été un moment : " Le Donsomana du Guide suprême ". Ce titre n'était pas assez parlant, surtout pour les lecteurs, c'est-à-dire les lectrices qui représentent la part la plus importante du lectorat, en France. Qu'est-ce qu'un donsomana, pour un lecteur français ? Et puis, le Guide-suprême... Alors, je me arrêté sur " La Geste du Maître chasseur ".

Vous êtes très sévère à l'égard des dictateurs que rencontre Koyaga. Pensez-vous avoir des échos de cette sévérité ?

Oh, la réception en Afrique... Je ne pense pas qu'il y ait beaucoup d'échos. De toute façon, ce que je dis des dictateurs, n'est pas excessif ; ce que je dis est vrai. Ce sont des choses qui ont été. Ce que je dis de Houphouët, ce que je dis de Bokassa et des autres a déjà été écrit. C'est l'histoire. On peut mettre des noms derrière les totems des personnages. Mais ce sont d'abord des personnages de roman, des personnages d'une bouffonerie tragique. J'ai voulu présenter la guerre froide. Le rôle de chacun de ces personnages de dictateur est très important. Le roman initial était assez long. J'ai voulu construire une fresque immense, mais bien sûr, il y a un problème de dimension. J'ai recherché une synthèse. Elle m'est apparue après le discours de la Baule, après l'effondrement de l'Est. Un exemple vous permettra de comprendre mes propres limites, le rôle des enfants de la rue. Dans le roman, c'est très court. Il faudra, je ne sais pas, peut-être un jour, que je me penche encore sur cet aspect important du rôle de la jeunesse. Il a vraiment fallu resserrer. J'ai effectué un travail sur la forme, sur la composition du roman. Certains aspects ont été plus développés que d'autres, par exemple l'histoire de Maclédio. Il apparaît juste après l'assassinat du président. J'ai eu un problème : fallait-il en parler avant ? après ? L'épisode est tellement long qu'il rompt la progression de l'histoire, sa marche. Toute une veillée lui est consacrée, et elle peut faire oublier la trame de l'affaire. Mais tous les éléments participent au sens. Maclédio permet de comprendre Koyaga, comme Koyaga permet de comprendre Maclédio. Il n'y a pas d'histoire qui échappe à cet ensemble. Tout concourt à la compréhension des actions de Koyaga. Il ne faut pas oublier qu'on est dans un donsomana, c'est-à-dire une veillée des chasseurs. Une veillée des chasseurs est essentiellement une veillée pendant laquelle on raconte des exploits de chasse. Mais ce donsomana, en plus, donne la justification des actions des personnages.
Je voudrais revenir un instant sur des réactions de critiques. Beaucoup ont été effrayés par la brutalité de l'assassinat du président. L'histoire de Maclédio, cette longue histoire de son initiation, permet d'adoucir cet épisode, de le mettre à distance, d'introduire des nuances en quelque sorte. Les gens sont avant tout frappés -et attirés- par la brutalité, le fait qu'on ampute, et par toute cette violence. Il faut comprendre que la brutalité a du sens, qu'elle ne se manisfeste pas de façon absurde, mais en même temps qu'il n'y a aucune complaisance à son égard. En fait, il y a là un point important pour vous autres, lecteurs d'ici, et qui concerne la prise en compte de la magie. Même chez les pires dictateurs, il y a une logique, une cohérence dans les actions. J'ai même une petite admiration pour le personnage de Koyaga : dans sa violence, dans ses actions dans sa justice comme dans son injustice, il est tout entier. Il a un caractère et il agit en conséquence. On m'a souvent reproché la violence du personnage, sa brutalité. J'ai l'impression que ce reproche ne tient pas compte du fait que la première violence du roman est exercée par les colonisateurs et leurs ethnologues.
Ce que j'ai lu au sujet des Hommes nus est assez éclairant : quand les ethnologues sont arrivés ils ont considérés que ceux-là étaient tellement primitifs qu'on ne pourrait pas les exploiter. Ils ne connaissaient aucune hiérarchie, aucun commandement. C'est authentique. En Côte d'Ivoire, par exemple, ces Hommes nus n'ont pas été colonisés comme nous, nous l'avons été. Ils ne subissaient pas les travaux forcés : quand on venait les chercher, ils prenaient leurs arcs et puis ils disparaissaient. Ils ont été domptés grâce aux ethnologues.

On se souvient, en effet, de ce que vous racontez dans Monné.. au sujet de la construction du train de Soba, pour Djigui.

Ceux qui sont choqués par la violence de Koyaga pourraient aller voir ces passages du roman précédent, en effet. Et puis, cette violence finit par l'enfermement de Koyaga. Il est dans son histoire, il y tourne en rond. On ne sait pas s'il parviendra à en sortir.

Pensez-vous cependant que vos lecteurs seront sensibles à cette distanciation de la violence ?

Quand on écrit, on s'adresse à des gens. Quand j'écrivais, je pensais aux lecteurs français, à vous autres d'abord. Ensuite à mes camarades africains qui lisent. Très peu lisent, parce que pour eux, l'instruction ce n'est pas la culture. On lit d'abord des traités pour apprendre son métier, des traités d'économie, de droit. Mais je pensais à deux ou trois de mes amis. J'ai quand même privilégié le lecteur européen : à plusieurs reprises, j'explique la logique de la magie, qui ne correspond pas à ce qu'est la logique européenne. Mais le lecteur africain est quand même un destinataire privilégié. J'ai aussi l'impression que ce livre aura un lectorat important, en Afrique. J'ai eu la surprise de voir à la télévision quelqu'un en recommander la lecture. Je crois que je commence à toucher un public plus large. Les réactions des lecteurs changent. Le Soleil des Indépendances, quand il est sorti, a failli recevoir le prix des lectrices de Elle. Deux membres du jury s'y sont très vivement opposées. Je les ai rencontrées et elles m'ont dit que leur refus provenait de ma façon de traiter la langue française. Or, c'est peut-être aussi pour cette raison que le roman a rencontré un tel succés en Afrique. Il y avait une forme nouvelle.

Justement, dans En Attendant le vote des Bêtes sauvages il y a un travail important sur la forme

Oui j'ai beaucoup travaillé cela. Il y a des phrases par exemple qui reviennent. Dans le donsomana, les gens disent un ou deux proverbes. Moi j'en ai fait un procédé systématique et j'ai beaucoup exploité les livres de proverbes africains. Les proverbes que vous trouvez dans le roman sont tous authentiques. Et contrairement à ce que l'on pourrait penser, ce roman est très différent des précédents. Il y a là une dimension plus large. La présence malinké est plus éloignée, vraiment.

N'avez-vous jamains rencontré un producteur de cinéma ?

Non, pas encore. Pourtant Monné ferait un bon scénario. J'ai travaillé sur des scènes, moi même. Mais cela n'a pas été plus loin. Quelqu'un a écrit une pièce à partir des Soleils... et de Monné... Cela s'appelle Fama. Cela sera sans doute donné à Limoges.

Avez-vous des relations avec d'autres écrivains d'Afrique, notamment les écrivains anglophones ?

Non, je n'ai pas beaucoup de relations. On m'a parlé de rencontres possibles avec des gens comme Achebe. Mes romans ont été traduits en anglais. C'est comme avec l'ensemble des écrivains francophones : j'ai très peu de relations. Je reste un peu seul dans mon coin. C'est dommage. Les rapports que l'on peut avoir ne sont pas très suivis.

Il y a en revanche un vif attachement familial. Votre livre est dédié à votre père et à votre oncle.

Ils étaient des chasseurs. Quand j'étais enfant, je les ai souvent accompagnés. Vous savez, chez les Malinkés, tous les hommes qui sont libres, qui ont de la personnalité deviennent des chasseurs. Soundjata était un chasseur, avant d'être un conquérant. Mon père a même exercé la profession de chasseur. Il faut bien voir que ces chasseurs constituent un groupe défini, avec des rituels d'initiation, des fêtes particulières. J'aimais beaucoup la chasse, mais maintenant, j'ai des problèmes d'yeux.

Il y a de nombreux éléments autobiographiques dans le roman

Oui, beaucoup. Il y a beaucoup de moi là dedans. Dans le personnage de Maclédio, par exemple. Moi aussi, j'ai été envoyé chez mon oncle. Moi aussi, j'ai beaucoup voyagé. J'ai été intégré à l'armée française, et je suis allé en Indochine. Vous savez, ce que je raconte de Koyaga, je l'ai vécu. Mais je ne suis pas allé en Algérie. Tout le monde est venu me trouver. On m'a proposé un grade d'officier, on a beaucoup insisté pour que je rejoigne l'armée. Mais je voulais rentrer chez moi. C'est une autre histoire qui a alors commencé.

 

 

 

  Mise à jour le : 24/01/09