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José Le Moigne, Joseph Zobel. Le cœur en Martinique et
les pieds en Cévennes, Matoury, Ibis Rouge Éditions,
2008
Pour Chantal, Josy et Lucienne
Ceux qui sont épris de voyages littéraires ne manqueront
pas de se rendre à Petit Bourg, de marcher jusqu'à Rivière
Salée, à l'écart de la grand route, le long des
alignements de cannes, et de là, ils rêveront de prendre
le bateau qui les emportera vers Fort-de-France. En chemin, ils chercheront à entendre
en eux les voix de ces nègres campés droits malgré l'épuisement
des journées de travail, pendant lesquelles les êtres étaient
littéralement cassés : Fergus, Adalbert, Man-Tine, Florentine,
et Théodamise, toutes voix portées par celle de José Hassam,
le narrateur de la Rue Cases Nègres. Au dessus, plane celle,
immémoriale, de "monsieur Médouze", le porteur
de mémoire. Celle du maître d'école de José vient
alors ponctuer ce concert comme un contrepoint. En ces temps où l'École
Publique est l'objet de tant d'attaques en France, Zobel incarne intégralement
cette posture de "fils de Médouze et de la République".
Il était nécessaire que ce cliché, peut-être,
fût rappelé par José Le Moigne, l'auteur d'un livre émouvant
consacré à son amitié pour Joseph Zobel, l'autre écrivain
classique de la Martinique, avec Césaire.
Petit Bourg a bien changé, depuis le temps de cette histoire,
et l'on prend le bateau aux Trois-Ilets. On ne descend plus la rivière.
Mais la canne, elle, est toujours là, offerte au balancement
des vents. À quelques kilomètres, au François,
le touriste visitera l'Habitation Clément, où, dans l'usine
désaffectée, quelques photographies, très belles,
rappellent encore la mémoire des coupeurs de cannes, des amarreuses
et des muletiers. Mais les acteurs de ce roman autobiographique sont
partis, depuis bien longtemps, et Joseph Zobel, lui aussi, en juin
2006. Ne demeurent que le livre, qui porte témoignage de cette
histoire, si dense qu'elle s'inscrit assurément dans la mémoire
de celles et ceux qui s'y plongent, et les images que l'on conserve
devant soi, qu'Euzhan Palcy a su nous offrir.
José Le Moigne a bien connu l'auteur de petit Bourg. Éducateur,
journaliste, mais avant tout poète et écrivain, il a
eu cette grâce d'être reconnu comme tel par Joseph Zobel.
Pendant une période difficile de son existence, ce dernier fut
l'accompagnateur, le père de substitution et le "nègre
totémique", comme il l'écrit très justement.
C'est beaucoup : au soir de sa vie, Joseph Zobel devient le personnage
de son propre roman, le vieux Médouze, comme José Le
Moigne le fait pressentir. C'est d'ailleurs par là que le livre
de José Le Moigne est important : on n'y trouvera pas une biographie
exhaustive de Zobel – il faudra bien qu'un spécialiste
s'attelât à cette tâche qui nous en apprendrait
beaucoup sur la question de la colonialité dans les Antilles
et particulièrement dans la Martinique -, mais une relation à l'intime,
presque un entrelacement de deux intimités. José Le Moigne
règle des comptes familiaux, reconstruit une attache que l'on
désignera trop vite comme identitaire, en livrant, de façon
pudique et mesurée, des pans de sa propre histoire, tissant
avec celle-ci le récit de ses relations filiales avec Zobel.
Toutes celles, tous ceux qui à un moment de leur existence ont
rencontré la figure de la maîtrise savent combien il est
délicat d'en faire le récit, avec toute la correction
que l'on s'impose. Il l'écrit ainsi : "C'est un journal
de la mémoire avec ses espaces lacunaires, ses omissions, ses
ruptures de ton, ses chevauchements… et ses instants vécus".
Le livre de José Le Moigne fourmille également de détails
sur l'histoire littéraire récente, et rend hommage aussi à son éditeur,
Malherbe, le fondateur d'Ibis Rouge Éditions. Il montre combien
cette maison est importante, ayant suscité ce qui n'est pas
une école littéraire, mais un regroupement d'écrivains,
une pépinière de talents : une maison qui collectionne
les prix littéraires, historiques, scientifiques, mais que la
critique littéraire parisienne s'obstine encore à négliger.
Le Salon du Livre de Paris est un des rares moments où ils se
retrouvent, et certains ne ratent surtout pas l'occasion qui est faite
de se rencontrer. Mais ce sont aussi les proches de Zobel, et en tout
premier lieu, son fils, et Afred Largange, qui aura tant fait pour
la publication des derniers ouvrages de Zobel, Gertal et Le Soleil
m'a dit, qui sont évoqués.
Joseph Zobel n'était pas rentré en Martinique, laissant
derrière lui, au fond de sa conscience, sa Martinique des origines,
et il s'était installé dans les Cévennes, à proximité d'Anduze,
dans cet accord entre le désert et la forêt de bambous
qui frappe tant ceux qui y passent. C'est bien entendu la question
des rapports à l'origine qui se manifeste au lecteur. Dans sa
préface attachante, "Deux mots quatre paroles, à propos
du Nègre totémique", Raphaël Confiant s'interroge
lui aussi, et sa réflexion prend le chemin du nom, Zobel : "Mot
qui n'et ni français comme Césaire, Damas ou Fanon, ni
africain comme Senghor. Mot créole, patronyme 'tout-à-faitement'
créole car cette langue, fort emprunteuse, a su aussi, comme
toutes les langues du monde, forger ses propres vocables". Zobel,
c'est-à-dire l'éclat : "Éclat de verre. Éclat
de bois. Éclat de soleil". Tel est bien le lexique de l'auteur,
qui dit l'esquille de lumière dans un monde aveugle à la
présence de l'autre. Zobel a inscrit au cœur de son existence
les ferrements de son nom, construisant et déconstruisant tout à la
fois le rapport trop évident entre origine et identité : "il
avait acquis cette capacité inouïe à habiter plusieurs
identités à la fois, ce que dénotait son accent,
tantôt français, tantôt africain, souvent créole,
parfois cévenol". On se prend à songer à ce
qu'un autre écrivain, haïtien et ayant vécu à Montréal, Émile
Ollivier, écrivait naguère des identités relatives,
dans son dernier essai, Repérages. Il faut sans doute être
de la Caraïbe, et avoir conscience aiguë des conditions d'arrivée
de ses ancêtres pour pouvoir l'écrire, mais surtout le
tracer comme l'évidence de l'existence.
José Le Moigne rappelle très opportunément qu'il
n'y a pas de commencement vraiment connu à cette histoire : "Nous
le savons très bien, il y a toujours une histoire avant l'histoire,
mais nous savons aussi que cette histoire est perdue à jamais".
Il demeure toujours une odeur de cale, mais aussi, pour ceux qui sont
partis, celle du célèbre paquebot Colombie. C'est le
second arrachement à la terre, vers des lieux où il faut
se réancrer, et José Le Moigne, là aussi, dit
avec justesse ce que cela entraîne de difficulté à être,
de reconstruction incessante. Il montre combien le réenracinement
cévenol s'est fait aussi dans la légèreté :
Zobel pratiquait la sculpture, mais aussi l'art floral de l'ikebana,
dans sa maison somptueuse, que quelques photographies laissent deviner.
Mais le véritablement enracinement est bien dans la littérature
: on lira avec profit les leçons de lecture à haute voix
que donne Zobel à son cadet, pour qui il aura une tendresse
filiale.
Mais le livre est aussi travaillé par l'inscription de la fin
: celle de Jaqueline, la compagne de Le Moigne, à qui il consacre
des pages touchantes et pleines d'amour, malgré le comportement
de certains des proches de sa compagne ; celle aussi de Zobel lui-même,
conscient de voir sa vie se terminer, et prenant en main son propre
destin, après le décès brutal de son fils, potier
réputé. L'art de Le Moigne réussit à évoquer
ces disparitions, comme des plaies sur la surface du monde et que le
temps ne cicatrise que lentement. Alfred Largange aussi nous a quitté depuis,
et la plaie demeure encore ouverte. Au récent Salon du Livre
de Paris (mars 2008), une jeune femme ouvrit le livre de José le
Moigne à la page des dédicaces et s'effondra. C'est peu
de reconnaître combien s'était tissé autour de
Joseph Zobel un monde de relations intenses, et qui laisse les survivants
démunis, comme les témoins des témoins.
J'avais moi-même rencontré Joseph Zobel en 1983, à Port-au-Prince,
lors de la présentation du film d'Euzhan Palcy. Tout de suite,
nous avions échangé des paroles, des impressions, esquissé des
rapprochements entre Haïti et la Martinique. J'avais ressenti
vivement cette part en lui du maître de parole, de l'homme à l'aise
partout, et pourtant totalement inscrit dans la découpe du réel
dont il ressortait et se démarquait : un corps droit, un regard
lumineux et perçant à la fois. Plonger son regard dans
le sien fut une expérience intérieure, et ce qu'il me
transmettait dans ces instants, ce n'est que beaucoup plus tard que
je devais le réaliser. Nous nous sommes revus plusieurs fois,
ensuite. Je le suivis lors de sa dernière venue au Salon du
Livre. Il était fatigué, mais portait encore sa droiture
dans la foule qui s'écartait à son passage. Alfred l'accompagnait.
Je les quittais au bout d'un moment, et je les vis lentement disparaître
dans la foule. Le chapeau de Joseph seul signalait sa présence.
Puis il disparut.
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