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  La Lezarde

Dictionnaire des Oeuvres des littératures de langue française (Couty et Beaumarchais), Paris, Bordas, 1994

 

 
 

Roman de l'écrivain martiniquais Edouard Glissant (né en 1928), édité en 1958 (Seuil).

Largement marqué par la littérature militante, le roman de Glissant se présente désormais comme le moment d'ouverture d'une saga martiniquaise, qui comprend Le Quatriéme Siécle, La Case du commandeur et Malemort. Ouvert par l'espoir d'une libération et le récit d'un moment de lutte mené par la jeunesse antillaise, le roman s'achéve sur un constat majeur, prolégoméne aux autres romans du cycle: l'Antillais doit poursuivre sans relâche la quête de son identité et doit dans le même temps lutter contre une colonisation culturelle diffuse mais étouffante. Or ce roman qui met en cause le caractére dominateur de la culture française fut d'emblée reconnu et obtint le prix Renaudot.
La Flamme. Un groupe de jeune gens -Mathieu (un historien) Mycéa, Gilles, Pablo, Margarita - prépare sur la terre de Lambrianne, ville des Antilles traversée par la riviére de la Lézarde, les premiéres élections qui leur permettront en septembre 1945 de désigner un représentant. Ils reçoivent un jeune homme, Raphaèl Targin, dit Thaèl, paysan dans les mornes. Dans le même temps, on apprend que le gouvernement a envoyé un officier nommé Garin, afin de réprimer les mouvements populaire. Le groupe décide de passer à l'action en l'assassinant. Aprés de nombreuses discussions, Thaèl accepte de se charger de cette tâche. Il est entre temps, comme Mathieu, tombé amoureux d'une jeune femme, Valérie. Celle-ci, inquiéte du climat, se rend chez le quimboiseur Papa Longoué qui lui recommande de prendre garde aux chiens. Mycéa, qui aime Mathieu, s'enfuit chez la famille du paysan Lomé.

L'acte. Thaèl se rend chez Garin qui a bâti sa maison sur la source de la Lézarde. Il surprend une conversation au sujet de l'expropriation des plantations situées sur les bords de la riviére. Garin en descend le cours. Il est bientït rejoint par Thaèl. Tous deux tentent de se convaincre du bien fondé de leur action: Thaèl fait l'éloge de l'enracinement par opposition à celui de la recherche du profit et de l'errance. Pendant ce temps, Mathieu poursuit les réunions électorales. Il rencontre Papa Longoué, qui commente une derniére fois les trajet des protagonistes de l'histoire. Arrivés au delta de la Lézarde, Garin et Thaèl montent sur une barque que la barre fait chavirer. Garin se noie. Thaèl est interrogé par le policier Tigamba, un ami du groupe. Lomé, qui a assisté à la scéne, confirme le témoignage de Thaèl.
L'élection. Le tribunal prononce un non-lieu. On assiste à des réjouissances populaires, accentuées par le déroulement de la fête patronale. Thaèl retrouve Valérie, et demande sa main à sa marraine. Alors que l'agonie de Papa Longoué commence, les élections marquent la victoire du parti du peuple. Mathieu, malade, ne peut prendre part aux réjouissances. Il va se marier avec Mycéa. On annonce la mort de Papa Longoué. Le groupe d'amis se réunit une derniére fois, avant la dispersion, et charge le narrateur qui est devenu leur ami d'en raconter l'histoire.

L'éclat. Valérie et Thaèl se rendent dans la montagne. Au moment oô ils arrivent à la maison de Thaèl, les chiens se jettent sur Valérie et la tuent.

La Lézarde est donc d'abord une histoire d'amitié et d'amour, un amour qui relie et oppose les êtres et un paysage. La riviére n'en est pas le moindre acteur: elle détermine, en effet, l'axe majeur du roman. Axe géographique et symbolique , tout d'abord, qui va des montagnes à l'océan délimité au-delà de son embouchure par cette barre meurtriére qu'il est nécessaire de vaincre puisqu'elle porte en elle le souvenir de la Traite originelle. Axe organique, ensuite, traçant le lien qui unit la terre à la mer et à l'air, dans les hauteurs, ainsi qu'au feu des incendies aperçus par Garin et Thaèl, elle figure également un axe affectif, puisque les protagonistes ont pour la plupart vécu sur ses rives, s'y sont rencontrés et aimés. Garin, chargé du maintien de l'ordre, ne s'y trompe pas, et tente d'en emprisonner la source. Toute la mémoire de Lambrianne y plonge, et Mathieu voit en elle le symbole des luttes à venir.
Voie quasiment magique, la Lézarde joue donc un rïle essentiel, en tant que repére référentiel mais aussi idéal, dans ce roman oô la réalité ne s'achéve pas dans une description vouée à l'évocation exotique, mais se prolonge dans la quête, constante chez Glissant, d'une identité. Les personnages, dans leurs diverses confrontations, suivent le même chemin, et voient, le long de cet axe de la Lézarde, leurs destins se croiser, se nouer, suivant un mouvement qui oscille entre la (re)conciliation et l'affrontement avec l'autre.
Ainsi des rapports amoureux : la rivalité entre Thaèl et Mathieu à propos de Valérie subit cette régle. Il faut aux personnages dépasser cette rivalité pour retrouver un équilibre : pourtant, l'état auquel ils parviennent n'est pas durable. Mathieu, malade, cesse ses recherches historiques, et quant à Thaèl, il ne lui reste que les larmes et le deuil. Tous les deux se sont aussi peut-être éloignés de leur souci primordial de la Lézarde, et ont tenté de vivre, de limiter leur vie au seul poids de l'existence.
Le combat politique est également voué à la dénonciation : aprés une longue tentative de conciliation entre Garin et Thaèl durant la descente de la riviére, dans leur quête d'un au-delà des limites de l'existence présentée comme un pari, la mort de Garin et les élections n'empéchent pas la dispersion des amis, en France ou à l'intérieur des terres. Le fait que Mathieu se retire, ne participe pas aux réjouissances et reconnaisse que cette lutte n'a accouché d'aucune "grandeur" (III,7) indique que les événements vécus par les personnages n'ont pas eu le caractére décisif qu'ils leur accordaient avant qu'ils n'aient eu lieu.
Sans doute, l'acquis principal aura été ce que l'on peut appeler, faute de mieux, une "conscience collective" : "cette terre qu'ils portaient en eux, il fallait la conquérir" (I,14). Or cette conquête est avant tout celle d'une identité liée entre un peuple, un terroir et un paysage. Thaèl, précisément, ne cesse d'évoquer cet attachement ; mais il le fait aprés avoir quitté les mornes. Sommes toutes, ce parcours de Thaèl est analogue à celui que suit la Lézarde : vouée à la mer, elle affronte néanmoins la barre, comme Thaèl la mort de son amour et de sa raison d'être.
Les personnages agissent donc en vue d'accéder à une connaissance et une conscience : "je ne veux pas décrire, je veux connaître et enseigner" (II,7) répéte Mathieu. Or, dés que la connaissance est acquise, les personnages sont emportés par le drame et la destruction. Ce mouvement est traduit à chaque instant du récit et se trouve signifié d'une façon particuliérement forte par la relation que Thaèl entretient avec ses chiens aux "noms de légendes", Sillon et Mandolée, qui mourront de faim et de folie, enfermés par leur maître dans la maison de la source.
Conte ouvert au jeu ménagé entre l'évidence et le mystére, la clarté et l'obscurité, La Lézarde est raconté par un narrateur discret, et pourtant présent dans le récit, du début à la fin. Désigné par le groupe comme porte-parole, il est chargé de faire un livre "avec la chaleur", "comme un témoignage", "comme une riviére", "en ramassant la terre peu à peu" (III,7). Cette mise en scéne de l'écriture confére à la lecture du roman son caractére si particulier : à la fois une narration détachée par un point de vue extérieur et une écriture flamboyante, inscrite au coeur d'un sujet traversé par une question essentielle, reprise dans Le Quatriéme Siécle, Malemort et La Case du Commandeur : quelle peut bien être la parole d'un peuple composé de descendants d'esclaves affranchis ?

 

 

 

  Mise à jour le : 24/01/09