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Etudes haïtiennes

   

Titre de l'article

 

date et lieu de parution

 
  L'haïtérature, une écriture à la limite du cri

Revue de la Pensée Moderne, Tokyo, 1997 (traduit en japonais)

 

 
 

"Paix à nos voisins ! mais anathème au nom français ! haine éternelle à la France ! voilà notre crià. Jurons à l'univers entier, à la postérité, à nous-mêmes de renoncer à jamais à la France, et de mourir plutôt que de vivre sous sa domination." Proclamation solennelle du 1er janvier 1804

Quand mon ami Hidehiro Tachibana, professeur à l'université Waseda, qui connaît ma passion pour Haïti et que j'ai un soir emmené assister à une cérémonie vaudoue, à Villejuif, m'a demandé de présenter en quelques mots la littérature haïtienne, j'ai été partagé entre deux sentiments : d'abord, celui du plaisir à dresser un tableau rapide de cette littérature, tableau assez descriptif pour être informatif, tout en donnant envie de la découvrir, car elle nous interroge depuis son émergence sur la présence de l'Autre. D'un autre côté, j'ai éprouvé un relatif malaise, devant une tâche redoutable : le discours savant tend ici un piège à une littérature ramenée, dans la plupart des cas, à une province de la littérature française, une de ces provinces un peu marginales, peuplées de paysans simples mais retors, qui battent tambours et sont "chevauchés" par les loas, ces esprits du vaudou, si jaloux de leurs prérogatives ; une province animée aussi par des conflits sociaux et politiques qui tiennent à une économie du tiers-monde, dirigée par des classes sociales spoliatrices, qui, depuis l'Indépendance, en 1804, ont mis à leur service des dictateurs fantoches, quoique violents et même sanguinaires, aidés de ces redoutables tontons-macoute de la défunte papadocratie, qu'ont si bien représenté sous leur aspect à la fois féroce et falot les peintres Edouard Duval-Carrié et Fritzner Lamour, respectivement comme des alligators et comme de coqs.
Mais laissons là les stéréotypes pour touristes en mal de sensations exotiques et tentons plutôt d'approcher cette littérature qui résonne encore d'un long cri : un cri poussé par le premier esclave vendu et estampé, un cri prolongé par les révoltés de 1789 et hurlé par les troupes de Toussaint-Louverture, un cri qui dénie justement toute appartenance à la France. Trois approche me paraissent convenir à la découverte de cette écriture : une sorte de dédoublement inhérent à cette écriture, qui signifie toujours plus que ce qu'on peut en lire. La réflexion que cette écriture anime sur elle même nous incite aussi à l'examiner dans sa durée : il s'agit de la plus ancienne des écritures dites "francophones". Enfin, la thématique particulière qui l'anime fonde la troisième approche.

PREMIÈRE APPROCHE : UNE ÉCRITURE DÉDOUBLÉE
Drôle d'écriture en effet, qui dit à la fois l'un et l'autre, qui est toujours dans le dédoublement, et ce, depuis la première manifestation de son existence. Le général Boisrond-Tonnerre, héros des guerres d'indépendances, affirmait : "Pour dresser l'acte de l'Indépendance, il nous faut la peau d'un Blanc pour parchemin, le crâne pour écritoire, son sang pour encre et une baïonnette pour la plume". Or, c'est bien dans la langue de ce Blanc-là que cette phrase est écrite dans les manuels d'histoire. C'est surtout en français que s'écrit la proclamation de l'Indépendance. Toute la littérature haïtienne essaie de se tenir dans ce balancement constant, ces aller et retour incessants entre l'oralité créole et l'écriture en français. Pendant longtemps, c'est le français qui tient le haut du pavé, jusqu'à la publication en 1928 des conférences du docteur Price-Mars, Ainsi parla l'oncle, livre fondateur dans lequel l'auteur s'en prend à l'attitude du bovarysme, par laquelle l'individu se conçoit comme autre que ce qu'il est. La double dimension linguistique, une fois repérée et admise, va en fait se démultiplier dans des dédoublements successifs : en prenant acte de vivre en Haïti comme des descendants d'Africains transplantés de force, les Haïtiens s'approprient et retransforment les formes culturelles qu'ils ont trouvées. Les écrivains, mais aussi à partir de 1943, les peintres, dans leurs recherches qui tournent sans relâche autour de la représentation de la société, intègrent ces dimensions culturelles : le religieux chrétien, le vaudou, les rapports conflictuels entre les langues, les rapports difficiles -voire l'impossible communication- entre les catégories sociales, la question de couleur et le préjugé, la place d'Haïti dans le continent américain, dans la Caraïbe, sur l'île même de Saint-Domingue, les rapports avec la France, les contraintes causées par le mal-développement. L'Imaginaire inscrit une relation dynamique entre ces différentes dimensions. Lors du mémorable Premier Congrés des écrivains, artistes et intellectuels noirs, tenu en 1956 à la Sorbonne, Jacques Stephen Alexis explore de façon décisive le concept-clé du réalisme merveilleux qui permet d'appréhender et de réinterpréter "cette sensibilité particulière des Haïtiens, fils de trois races et de combien de cultures".

DEUXIÈME APPROCHE : UNE ÉCRITURE INSCRITE DANS LA DURÉE

Comme pour toute littérature, on peut tenter une périodisation, et je suivrai ici celle que Hoffmann, un des plus éminents spécialistes de cette écriture, professeur à l'université de Princeton, a établie : 1827 voit la publication de L'Abeille haytienne, première revue littéraire. Aux alentours de 1836, il y a une école romantique, avec des poètes (les frères Nau, Coriolan Ardoin), des romanciers (Bergeaud, dont Stella, publié en 1859, est considéré comme le premier roman haïtien), des historiens (Madiou, Ardoin, Saint Remy). A cette période, suit celle du Parnasse, dominée par les poètes Oswald Durand et Massillon Coicou, le romancier Demesvar Delorme ainsi que des historiens et essayistes (Firmin, Janvier, Hannibal Price), qui défendent sans relâche leur pays. La revue littéraire La Ronde, qui apparaît en 1898, renforce ce discours et préconise une littérature nationale (avec les poètes Etzer Vilaire, Charles Moravia, Duraciné Vaval ; les romanciers Lhérisson et Hibbert). En 1915, c'est le choc de l'occupation américaine. Deux tendances se dessinent. La première, autour d'écrivains comme Dantès Bellegarde, Emile Roumer, Léon Laleau, reste encore très attachée à la langue française ; la seconde, qui cherche à retrouver des traces de l'africanité encore présente participe à un courant qui prend le nom d'indigénisme, autour de la revue Les Griots. Une troisième tendance se dégage avec Jacques Roumain, fondée sur l'engagement (Carl Brouard, René Bélance, René Depestre pour la poésie) et de très nombreux écrivains qui choisissent leurs sujets dans la vie populaire et paysanne. Les productions sont importantes en nombre comme en qualité (Cinéas, Roumain, Marcelin et Thoby-Marcelin, Stephen Alexis, Casséus, Morisseau-Leroy, Lespès, Saint-Amand, Jacques Stephen Alexis). Une école de sociologie s'associe à une histoire toujours importante (Sannon, Nemours, Dalencourt, Gaillard, Chassagne, Fouchard) tandis qu'une histoire de la littérature haïtienne émerge : Pradel Pompilus, frère Raphaël Berrou, Ghislain Gouraige rendent compte de la vigueur et de la vitalité de cette littérature. Pourtant, le Duvaliérisme et son cortège de misères contraignent à l'exil de nombreux écrivains (Jacques Stephen Alexis, qui sera torturé et exécuté lors d'un retour clandestin sur l'île, Depestre, Dorsinville, Phelps, Fouché, Métellus, Ollivier, Castéraà) qui s'exilent en France, au Québec, à Cuba, en Afrique. Cette littérature dite de la diaspora, explore désormais des formes nouvelles, qui se détachent peu à peu de la référence géographique et intellectuelle à Haïti. Certains restent à l'intérieur, comme Magloire Saint-Aude, Marie Chauvet, Philoctète, Franketienne et Fignolé, Colimon explorant les registres de la résistance à l'oppression et au silence forcé par la langue terrible du leader du Tiers-Monde que se prétendait être devenu Duvalier, auto proclamé "grand électrificateur des âmes". D'énormes difficultés de publication freinent la diffusion de cette littérature critique, novatrice et particulièrement acerbe. Depuis, une nouvelle génération (Péan, Dalencourt, Desquiron, Laferrièreà) explore les voies de l'instabilité géographique, car l'intellectuel haïtien appartient à une terre qu'il devient désormais de plus en plus difficile d'habiter.
TROISIÈME APPROCHE : UNE ÉCRITURE DU DÉPART, DU RETOUR, DU DÉPART...
L'interview de Franketienne qu'on trouvera sur le site illustre assez précisément cette difficulté à rester sur place. L'écriture haïtienne semble désormais tournée vers cette solitude particulière du personnage et du narrateur, mais aussi solitude de l'écrivain lui-même, toujours en exil : exil intérieur, dont parle Franketienne, et qui la conduit à chercher au plus près de lui une porte sur l'universel, comme le crie ce monument de la littérature mondiale, L'Oiseau schizophone, tout entier animé par une expression métaphorique généralisée ; exil extérieur de ces personnages comme le narrateur du Crayon de Dieu n'a pas de gomme, de Louis-Philippe d'Alembert, récemmenent paru, ou Adrien, du très beau roman d'Ollivier, Les Urnes scellées : tout ce que peuvent percevoir ces personnages qui viennent et repartent, ne sont que quelques unes des raisons de la déchéance de la population de l'île. Lorsqu'ils la quittent, ce départ est en général définitif, et leur exil extérieur se redouble alors de l'autre exil, puisqu'ils deviennent étrangers partout. Face au désastre du "naufrage immobile" de l'île, comme l'évoque Franketienne, le cri est encore la seule arme contre le silence. Il n'y a pas de raison qui rende compte d'une telle misère. "On pourrait dire encore qu'on s'était compris pour faire la guerre à l'Autre mais qu'on ne se comprend plus pour faire la paix entre nous", constate amèrement l'essayiste Maximilien Laroche.
Certes. Le cri contre l'esclavagiste français a changé, il est désormais dirigé vers l'intérieur. Mais c'est là aussi que la littérature haïtienne touche une de ses limites, puisqu'elle s'adresse de moins en moins à ceux qu'elle cherche à représenter.


 

 

 

  Mise à jour le : 24/01/09