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"Paix
à nos voisins ! mais anathème au nom français !
haine éternelle à la France ! voilà notre crià.
Jurons à l'univers entier, à la postérité,
à nous-mêmes de renoncer à jamais à la France,
et de mourir plutôt que de vivre sous sa domination." Proclamation
solennelle du 1er janvier 1804
Quand mon ami Hidehiro Tachibana, professeur à l'université
Waseda, qui connaît ma passion pour Haïti et que j'ai un
soir emmené assister à une cérémonie vaudoue,
à Villejuif, m'a demandé de présenter en quelques
mots la littérature haïtienne, j'ai été partagé
entre deux sentiments : d'abord, celui du plaisir à dresser un
tableau rapide de cette littérature, tableau assez descriptif
pour être informatif, tout en donnant envie de la découvrir,
car elle nous interroge depuis son émergence sur la présence
de l'Autre. D'un autre côté, j'ai éprouvé
un relatif malaise, devant une tâche redoutable : le discours
savant tend ici un piège à une littérature ramenée,
dans la plupart des cas, à une province de la littérature
française, une de ces provinces un peu marginales, peuplées
de paysans simples mais retors, qui battent tambours et sont "chevauchés"
par les loas, ces esprits du vaudou, si jaloux de leurs prérogatives
; une province animée aussi par des conflits sociaux et politiques
qui tiennent à une économie du tiers-monde, dirigée
par des classes sociales spoliatrices, qui, depuis l'Indépendance,
en 1804, ont mis à leur service des dictateurs fantoches, quoique
violents et même sanguinaires, aidés de ces redoutables
tontons-macoute de la défunte papadocratie, qu'ont si bien représenté
sous leur aspect à la fois féroce et falot les peintres
Edouard Duval-Carrié et Fritzner Lamour, respectivement comme
des alligators et comme de coqs.
Mais laissons là les stéréotypes pour touristes
en mal de sensations exotiques et tentons plutôt d'approcher cette
littérature qui résonne encore d'un long cri : un cri
poussé par le premier esclave vendu et estampé, un cri
prolongé par les révoltés de 1789 et hurlé
par les troupes de Toussaint-Louverture, un cri qui dénie justement
toute appartenance à la France. Trois approche me paraissent
convenir à la découverte de cette écriture : une
sorte de dédoublement inhérent à cette écriture,
qui signifie toujours plus que ce qu'on peut en lire. La réflexion
que cette écriture anime sur elle même nous incite aussi
à l'examiner dans sa durée : il s'agit de la plus ancienne
des écritures dites "francophones". Enfin, la thématique
particulière qui l'anime fonde la troisième approche.
PREMIÈRE APPROCHE : UNE ÉCRITURE DÉDOUBLÉE
Drôle d'écriture en effet, qui dit à la fois l'un
et l'autre, qui est toujours dans le dédoublement, et ce, depuis
la première manifestation de son existence. Le général
Boisrond-Tonnerre, héros des guerres d'indépendances,
affirmait : "Pour dresser l'acte de l'Indépendance,
il nous faut la peau d'un Blanc pour parchemin, le crâne pour
écritoire, son sang pour encre et une baïonnette pour la
plume". Or, c'est bien dans la langue de ce Blanc-là que
cette phrase est écrite dans les manuels d'histoire. C'est surtout
en français que s'écrit la proclamation de l'Indépendance.
Toute la littérature haïtienne essaie de se tenir dans ce
balancement constant, ces aller et retour incessants entre l'oralité
créole et l'écriture en français. Pendant longtemps,
c'est le français qui tient le haut du pavé, jusqu'à
la publication en 1928 des conférences du docteur Price-Mars,
Ainsi parla l'oncle, livre fondateur dans lequel l'auteur s'en
prend à l'attitude du bovarysme, par laquelle l'individu se conçoit
comme autre que ce qu'il est. La double dimension linguistique, une
fois repérée et admise, va en fait se démultiplier
dans des dédoublements successifs : en prenant acte de vivre
en Haïti comme des descendants d'Africains transplantés
de force, les Haïtiens s'approprient et retransforment les formes
culturelles qu'ils ont trouvées. Les écrivains, mais aussi
à partir de 1943, les peintres, dans leurs recherches qui tournent
sans relâche autour de la représentation de la société,
intègrent ces dimensions culturelles : le religieux chrétien,
le vaudou, les rapports conflictuels entre les langues, les rapports
difficiles -voire l'impossible communication- entre les catégories
sociales, la question de couleur et le préjugé, la place
d'Haïti dans le continent américain, dans la Caraïbe,
sur l'île même de Saint-Domingue, les rapports avec la France,
les contraintes causées par le mal-développement. L'Imaginaire
inscrit une relation dynamique entre ces différentes dimensions.
Lors du mémorable Premier Congrés des écrivains,
artistes et intellectuels noirs, tenu en 1956 à la Sorbonne,
Jacques Stephen Alexis explore de façon décisive le concept-clé
du réalisme merveilleux qui permet d'appréhender et de
réinterpréter "cette sensibilité
particulière des Haïtiens, fils de trois races et de combien
de cultures".
DEUXIÈME APPROCHE : UNE ÉCRITURE INSCRITE DANS LA DURÉE
Comme pour toute littérature, on peut tenter une périodisation,
et je suivrai ici celle que Hoffmann, un des plus éminents spécialistes
de cette écriture, professeur à l'université de
Princeton, a établie : 1827 voit la publication de L'Abeille
haytienne, première revue littéraire. Aux alentours
de 1836, il y a une école romantique, avec des poètes
(les frères Nau, Coriolan Ardoin), des romanciers (Bergeaud,
dont Stella, publié en 1859, est considéré
comme le premier roman haïtien), des historiens (Madiou, Ardoin,
Saint Remy). A cette période, suit celle du Parnasse, dominée
par les poètes Oswald Durand et Massillon Coicou, le romancier
Demesvar Delorme ainsi que des historiens et essayistes (Firmin, Janvier,
Hannibal Price), qui défendent sans relâche leur pays.
La revue littéraire La Ronde, qui apparaît en 1898,
renforce ce discours et préconise une littérature nationale
(avec les poètes Etzer Vilaire, Charles Moravia, Duraciné
Vaval ; les romanciers Lhérisson et Hibbert). En 1915, c'est
le choc de l'occupation américaine. Deux tendances se dessinent.
La première, autour d'écrivains comme Dantès Bellegarde,
Emile Roumer, Léon Laleau, reste encore très attachée
à la langue française ; la seconde, qui cherche à
retrouver des traces de l'africanité encore présente participe
à un courant qui prend le nom d'indigénisme, autour de
la revue Les Griots. Une troisième tendance se dégage
avec Jacques Roumain, fondée sur l'engagement (Carl Brouard,
René Bélance, René Depestre pour la poésie)
et de très nombreux écrivains qui choisissent leurs sujets
dans la vie populaire et paysanne. Les productions sont importantes
en nombre comme en qualité (Cinéas, Roumain, Marcelin
et Thoby-Marcelin, Stephen Alexis, Casséus, Morisseau-Leroy,
Lespès, Saint-Amand, Jacques Stephen Alexis). Une école
de sociologie s'associe à une histoire toujours importante (Sannon,
Nemours, Dalencourt, Gaillard, Chassagne, Fouchard) tandis qu'une histoire
de la littérature haïtienne émerge : Pradel Pompilus,
frère Raphaël Berrou, Ghislain Gouraige rendent compte de
la vigueur et de la vitalité de cette littérature. Pourtant,
le Duvaliérisme et son cortège de misères contraignent
à l'exil de nombreux écrivains (Jacques Stephen Alexis,
qui sera torturé et exécuté lors d'un retour clandestin
sur l'île, Depestre, Dorsinville, Phelps, Fouché, Métellus,
Ollivier, Castéraà) qui s'exilent en France, au Québec,
à Cuba, en Afrique. Cette littérature dite de la diaspora,
explore désormais des formes nouvelles, qui se détachent
peu à peu de la référence géographique et
intellectuelle à Haïti. Certains restent à l'intérieur,
comme Magloire Saint-Aude, Marie Chauvet, Philoctète, Franketienne
et Fignolé, Colimon explorant les registres de la résistance
à l'oppression et au silence forcé par la langue terrible
du leader du Tiers-Monde que se prétendait être devenu
Duvalier, auto proclamé "grand électrificateur des
âmes". D'énormes difficultés de publication
freinent la diffusion de cette littérature critique, novatrice
et particulièrement acerbe. Depuis, une nouvelle génération
(Péan, Dalencourt, Desquiron, Laferrièreà) explore
les voies de l'instabilité géographique, car l'intellectuel
haïtien appartient à une terre qu'il devient désormais
de plus en plus difficile d'habiter.
TROISIÈME APPROCHE : UNE ÉCRITURE DU DÉPART,
DU RETOUR, DU DÉPART...
L'interview de Franketienne qu'on trouvera sur le site illustre assez
précisément cette difficulté à rester sur
place. L'écriture haïtienne semble désormais tournée
vers cette solitude particulière du personnage et du narrateur,
mais aussi solitude de l'écrivain lui-même, toujours en
exil : exil intérieur, dont parle Franketienne, et qui la conduit
à chercher au plus près de lui une porte sur l'universel,
comme le crie ce monument de la littérature mondiale, L'Oiseau
schizophone, tout entier animé par une expression métaphorique
généralisée ; exil extérieur de ces personnages
comme le narrateur du Crayon de Dieu n'a pas de gomme, de Louis-Philippe
d'Alembert, récemmenent paru, ou Adrien, du très beau
roman d'Ollivier, Les Urnes scellées : tout ce que peuvent
percevoir ces personnages qui viennent et repartent, ne sont que quelques
unes des raisons de la déchéance de la population de l'île.
Lorsqu'ils la quittent, ce départ est en général
définitif, et leur exil extérieur se redouble alors de
l'autre exil, puisqu'ils deviennent étrangers partout. Face au
désastre du "naufrage immobile" de l'île, comme l'évoque
Franketienne, le cri est encore la seule arme contre le silence. Il
n'y a pas de raison qui rende compte d'une telle misère. "On
pourrait dire encore qu'on s'était compris pour faire la guerre
à l'Autre mais qu'on ne se comprend plus pour faire la paix entre
nous", constate amèrement l'essayiste Maximilien Laroche.
Certes. Le cri contre l'esclavagiste français a changé,
il est désormais dirigé vers l'intérieur. Mais
c'est là aussi que la littérature haïtienne touche
une de ses limites, puisqu'elle s'adresse de moins en moins à
ceux qu'elle cherche à représenter.
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