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Côté Sud

   

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  Actualité d'Alain Mabanckou

Des goûts et des couleurs, 14 septembre 2007

 

 
 

Alain Mabanckou, Lettre à Jimmy, Paris, Fayard, 2007
Paul Lomami Tchibamba, Ah ! Mbongo, préface d'Alain Mabanckou, Paris, L'Harmattan, 2007


C'est une évidence, presque un truisme : on écrit depuis les livres qu'on a lus. L'écrivain habite sa bibliothèque, celle des temps plus anciens, et celle qui ne cesse de survenir, de se construire sans relâche. Lire un roman, c'est pour le lecteur, rencontrer aussi la bibliothèque, manifeste ou latente, de celui qui est l'auteur du livre qu'il est en train de lire. Les critiques, pas toujours, les universitaires surtout – c'est un peu leur fonds de commerce- parviennent à identifier ces textes derrière les textes. Parfois, l'écrivain livre la biographie d'un autre écrivain. Parfois aussi, il facilite l'édition d'un texte méconnu. Ce sont ces deux actes qu'Alain Mabanckou pose lors de cette rentrée littéraire, avec une lettre adressée à James Baldwin et la préface d'un livre que peu ont lu et qui est sans doute un des piliers du roman congolais.

La biographie d'écrivain définit un genre particulier : il s'agit de mettre des mots sur la vie de ceux qui vivent déjà de mots. Il n'y aurait rien à y ajouter, sinon ce qu'il leur fait défaut parfois : d'autres lecteurs, à qui l'on propose de lire et relire des textes que l'on considère comme essentiels, peut-être aussi comme des classiques, et sans doute aussi, comme tels, mis de côté, comme pour les laisser encore résonner. Écrire sur une vie d'écrivain, c'est ainsi travailler les interstices, les relever depuis les marges des textes qui sont déjà présents au regard. Les premiers appartiennent d'abord au biographe, qui prend en lui ces textes, comme s'ils lui tendaient la main, et, depuis ceux-ci, par leur étreinte, il rebondit sur le monde, suscitant encore l'écho de ces textes sur nos consciences. Des interstices qui peuvent prendre peu à peu la dimension de la fêlure. Telle semble bien l'actualité de James Baldwin, que Mabanckou fait remonter. Longtemps strictement confondu avec la bataille des droits civiques, dans la seconde moitié du XXème siècle aux Etats-Unis, Baldwin est sans doute aussi un écrivain de la migrance. Harlem, Greenwich Village, Paris, Istanbul, la Suisse, Saint-Paul de Vence, tels sont certains lieux où il écrivit, et d'où il écrivit. Baldwin fut de ces écrivains qui font ce pas de côté, premier acte de l'excentration, dans la lutte pour la reconnaissance des droits, contre le préjugé, contre l'homophobie. Toute son œuvre est ainsi travaillée, et Mabanckou le montre avec justesse, dans l'alternance des récits et des reformulations des livres, par le souci de l'altérité. Le biographe revient sur les différentes phases de cette posture érigée comme l'élégance de l'intelligence des autres et de soi, dans un même élan, et dont Baldwin a fait un levier efficace, dans ses livres, comme dans sa vie quotidienne. La distance prise, à partir de 1948, à Paris, où une existence libérée de la pesanteur des regards disqualifiants semblait possible, avec le réel sous les yeux, a permis de sortir du discours de l'assignation, tel que son maître un temps, Richard Wright l'a pratiqué. Le disciple authentique, comme le rappelle Georges Steiner "est celui qui finit par rejeter le maître". À Wright qui lui assène que "toute littérature est d'opposition" – argument séduisant qui fait primer la fonction sociale-, Baldwin répond : "Certes toute littérature pourrait relever de l'opposition, mais toute opposition n'est pas de la littérature…". La réponse lapidaire engage la littérature tout entière. Car ce qui est bien en jeu, et que Baldwin retrouvera à maintes reprises notamment lors du premier congrès des écrivains et artistes noirs, à La Sorbonne en 1956, est bien ce qui dans la littérature est irréductible à ce qu'on en dit. Pour Baldwin, les tenants francophones de la négritude ont une approche forcément biaisée des enjeux, "dans la mesure où leur vision est franco-française et où la 'dialectique' l'emporte sur les questions de fond". L'érection de la couleur comme substance ne rend pas justice à cet homme invisible, réduit à sa seule surface qu'a raconté Ralph Ellison, autre écrivain américain.
En écrivant cette Lettre à Jimmy, en s'adressant à lui à la deuxième personne, justement, l'auteur déjoue le piège de l'assignation, qui réduit Baldwin à cet écrivain noir, bâtard et homosexuel, que les histoires de la littérature évoquent le plus généralement. La fluidité du texte, pourtant précisément documenté, rend encore plus tangible le propre pas de côté du biographe, qui offre ici un de ces textes de passage, d'une culture vers une autre, qui viennent quelque peu rappeler aux institutions littéraires françaises – parisiennes d'abord- qu'un certain regard oblique lui serait salutaire. C'est un effort vers une présence : dans un livre, dans un roman, les personnages sont par essence immortels. Et le clochard dédicataire de cette Lettre, dont la présence encadre le texte, qui se perd dans sa tête le long des plages de Santa Monica et de Venice, devient lui aussi présent, dans cette inscription contemporaine de l'écriture. Tout à la fois inquiétant et goguenard, il inscrit dans ce paysage rendu presque invisible, la part de l'incertain et voire même du doute. Il faut savoir ainsi reconnaître que les autres ne nous connaîtront jamais.

C'est aussi dans cette Lettre que Mabanckou témoigne de cette assignation des autres à son égard : il n'est pas sénégalais, il est congolais, ce qui est encore compliqué. Les Français ont depuis bien longtemps oublié que Brazzaville avait été capitale de la France libre, et le terme générique de Congo semble se perdre dans une eau encore plus boueuse que celle du Kinshasa Pool. Le roman de Paul Lomami Tchibamba, Ah ! Mbongo, dont il a écrit la préface, peut aisément aider les lecteurs à se représenter les lieux, les oppositions, les enjeux et surtout l'origine coloniale de ces deux États. Mais aussi sans doute, des conflits qui les ravagent actuellement. C'est un autre aîné que salue Alain Mabanckou, et qui est selon lui, l'auteur du "roman fondateur de la littérature congolaise". Lomami Tchibamba et né en 1914, à Brazzaville. Il a suivi des études à Léopoldville (l'actuelle Kinshasa) avant de retourner à Brazzaville, où il collabora à diverses revues, et exerça des activités politiques mais surtout dans l'administration culturelle. Il a fondé la revue Liaison, qui aura accueilli de nombreux écrivains, poètes, romanciers, essayistes des deux Congo, du Gabon, de Centre-Afrique : Tchicaya U Tam'si, Sylvain Bemba, Jean-Baptiste Tati-Loutard, mais aussi tant d'autres. Lomami Tchibamba est également connu pour un roman-conte, donné comme un texte de référence, et publié en 1949 : Ngando (Le Crocodile), évoque la trame du quotidien, quand elle est percée par la survenue des esprits, blessés par l'emprise coloniale sur les lieux interdits. Ah ! Mbongo (Ah ! L'argent), est un roman ambitieux. Il raconte les conséquences de l'emprise coloniale sur les êtres, sur les sociétés, sur les modes d'existence, sur la vision du monde. Roman du quotidien, et qu'anime un souffle puissant, il se présente comme un drame en quatre parties : il raconte la déchéance de Gikwa, jeune prince de la région de l'Oubangui, de sa naissance fabuleuse accompagnée par les ancêtres, ses enfances, son mariage avec Ndawélé son départ du village forestier pour la ville, et son arrivée chez Makpéndza, prostituée de son état, sa relative réussite dans un emploi de débardeur puis de contremaître, enfin son licenciement suivi de son enfermement dans la prison, où il est fouetté tous les jours, et la nuit chargé, avec les autres prisonniers, de curer à la main ce qui fait office de fosses septiques, tandis que sa jeune épouse se prostitue, elle aussi.

Il s'agit bien ici d'une trajectoire dans l'infamie, dans laquelle peu à peu se lève l'évidence que la nostalgie du village perdu se révèle inopérante. Dès lors que le circuit de l'argent est intégré, par le travail, et par la dépense, alors le retour est impossible. Aucune résistance ne parvient à déjouer les pièges qui sont tendus, particulièrement l'intimidation, pratique courante de construction des hiérarchies sociales. Le roman détaille les situations, raconte les tentatives de fuite dans l'imaginaire, ou dans le recours aux instances traditionnelles, comme l'autorité de la chefferie. La délusion devient le mode même d'apparition des phénomènes, et les décisions prises glissent entre les filets de la conscience. Les personnages tentent de se sauver en allant de l'avant, se retournant sur eux-mêmes chaque jour un peu moins, jusqu'à s'enfermer dans la nostalgie, qui les emmure dans une fosse nauséabonde. L'origine en est le circuit pervers de l'argent, qui induit l'émergence d'une "nouvelle société et [d']une nouvelle mentalité hybride", à la fois fondée sur la tradition et sur ce qui est perçu de la modernité imposée. Daryush Shayegan a longuement décrit cette césure qui caractérise "le regard mutilé" : la modernité imposée n'est perçue qu'à partir de ce qui en elle est livré à la visibilité de l'autre, sans que ses soubassements soient accessibles. Les interprétations qui visent à résoudre les crises et les difficultés demeurent presque sans objet, et sur les corps des protagonistes, sont infligées les marques violentes de la césure. Le refuge dans les valeurs anciennes irrémédiablement ne fait plus sens.
Mais aussi, l'hybridité appartient à l'auteur, à même d'adopter une posture de proximité avec ses personnages, mais aussi de les étudier, presque de les objectiver : ses fréquentes interventions dans le texte viennent ainsi commenter, expliquer, tout en jouant l'entrebâillement. La langue, déjà, est littéralement trouée, par de très nombreuses expressions en lingala (on trouve un glossaire important en fin de livre), ainsi que par de multiples excursus, qui témoignent aussi du statut lui-même hybride du texte. Ainsi, dans les récits d'atrocités commises par des militaires (Toqué et Gaud), le narrateur effectue un raccourci saisissant avec certains des crimes commis pendant la seconde guerre mondiale en Europe. Ce lien, rares sont ceux qui, à l'époque l'avaient perçu, et on ne le trouve guère, dans les littératures contemporaine, avec autant d'acuité que dans les livres de Lindqvist. Ces interventions de l'auteur, les échanges entre les personnages, parfois sous la forme de palabres, notamment celui qui se déroule alors que Gikwa est en prison, montrent que peu à peu, dans la conscience des personnages, c'est l'au-delà de leur condition qui est perçu, et qui les inciterait, peut-être, à repenser totalement leur rapport au monde.

Roman vertigineux, Ah ! Mbongo dit aussi le désespoir de l'écrire. Le sentiment de la merveille d'être là s'y étiole assurément, sans rémission. Le conte initial s'effondre dans le cloaque, et dans les interventions du narrateur-auteur, qui peuvent parfois surprendre par leur didactisme, c'est une autre vérité qui se lève, lentement : il faut y lire aussi la mise à distance du discours objectivant porté sur ces sociétés, réduites à leur seule force de travail. Le discours à prétention anthropologique révèle son sous produit raciste, le discours à prétention ethnographique est raillé dans son souci d'exhaustivité et surtout dans l'assignation qu'il entraîne, en décrivant des réalités qui échappent au langage et que les mots d'ailleurs ne retiennent que maladroitement : "jamais un colonial n'avait accordé le moindre crédit à un quelconque fétiche au Congo belge, bien que le mot 'fétiche' vînt du vocabulaire des Européens". Les descriptions se superposent et manquent leur objet. Tout se passe comme si ce qui s'ancrait de l'Europe sur le bord du fleuve était comparable à cette vieille barge rouillée et envasée, devenue le refuge d'un grand serpent vert, et près de laquelle rôde un crocodile mangeur d'homme, comme le rapporte un épisode particulièrement dramatique.

Mais aussi, ce roman témoigne d'une grande inquiétude, que les événements qui ont suivi l'histoire racontée n'a pas apaisée. Le monde que décrit Lomami Tchibamba est livré à un effondrement, dans tous les sens, particulièrement existentiel et psychologique. Le mal est intériorisé, et il devient la seule syntaxe possible d'affirmation de soi et des autres : "tout le monde sait que de vrais Noirs devenus des fantômes se cachent dans la peau des Blancs qui ne font que des méchancetés : ce sont de mauvais esprits à la peau d'abinos qui reviennent pour expier les crimes qu'ils ont faits dans leur précédente vie", affirme un personnage. Dans ces conditions, alors, où toutes les inversions sont possibles, le mal est généralisé, l'ordre magique justifie la domination économique. Kourouma, Dongala ou Mabanckou lui-même ont écrit des œuvres qui résonnent de ce retournement insensé. L'argent qui le sous tend, en est à la fois le moteur et l'esprit néfaste. L'effondrement de l'ancien monde est alors généralisé : les hommes accèdent à la liberté de penser, et à la réflexion décentrée, mais alors ils sont en prison, enchaînés deux par deux, et livrés à l'effroi. Les femmes sont libérées, et ne sont plus recluses. Mais elles se prostituent. Dans cette désolation, même l'arbre sacré, le baobab qui marque de sa présence le souvenir du territoire sacré et interdit, en face de l'île Mbamou, autrefois giboyeuse, est abattu lamentablement, et s'effondre dans la fange. Tout l'espace, toute la cartographie est ainsi neutralisée. C'est peu de reconnaître qu'en creux se dit une autre façon de dire l'Europe
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YChemla

 

 

 

  Mise à jour le : 24/01/09